ANALYSE : Pourquoi Fatah al-Cham s’en prend aux rebelles syriens
L’ancienne filiale d’al-Qaïda en Syrie s’est lancée dans une tentative violente et désespérée d’imposer sa volonté aux autres groupes rebelles, mais ses actions ne peuvent que polariser et nuire aux espoirs de la révolution syrienne, selon les analystes.
Jabhat Fatah al-Cham (JFS), le groupe autrefois connu sous le nom de Jabhat al-Nosra, s’est déchaîné cette semaine contre d’autres groupes qui selon lui, « conspiraient » pour l’ébranler en coopérant avec le gouvernement du président Bachar al-Assad lors des négociations de paix à Astana.
Cela survient alors que JFS a échoué ces dernières semaines dans sa tentative de créer une nouvelle coalition rebelle et s’est retrouvé isolé et confronté à une offensive sur plusieurs fronts : attaques de la Russie, des États-Unis et de la Syrie sur ses positions, exclusion des accords de cessez-le-feu. Si bien que les commandants du JFS sont persuadés que les rebelles locaux fournissent maintenant des coordonnées pour ces frappes.
« Les rebelles à Idleb n’étaient déjà pas vraiment unis »
– Aymenn Jawad al-Tamimi, Middle East Forum
Sa réaction a été rude : mercredi, en un jour de combat en bordure de la province d’Alep, JFS a attaqué avec une force suffisante pour détruire Jaysh al-Mujahideen, un groupe allié à l’Armée syrienne libre et armé par les États-Unis, lequel avait résisté à des mois de bombardement d’Assad pendant la bataille pour la capitale provinciale.
Mais, pour les analystes, si JFS a prouvé ses prouesses militaires incontestées, une telle action a fracturé un front rebelle déjà faible, sans aucune garantie de renforcer sa propre position.
Aymenn Jawad al-Tamimi, chercheur pour le Jihad-Intel du Middle East Forum, a déclaré que JFS a pris conscience que certains groupes rebelles s’opposaient activement à sa présence à Idleb, le dernier bastion du pouvoir rebelle après la chute d’Alep.
« Je pense qu’une partie de cette réalité est enracinée dans la perception de JFS d’une conspiration à son encontre avec des tentatives plus générales d’isoler le groupe », explique-t-il à Middle East Eye. « Les rebelles à Idleb n’étaient déjà pas vraiment unis. »
La retraite de certains groupes d’Alep à Idleb avait durci cette perception, ajoute-t-il.
« Je n’ai aucun doute sur le fait que ces tentatives plus générales d’isoler JFS sont une stratégie américaine. Et dans une certaine mesure, on peut en percevoir l’effet dans la réticence [des rebelles] à présenter leurs condoléances au JFS pour les victimes dans les frappes aériennes. »
La présence de groupes affiliés à al-Qaïda dans l’opposition syrienne a longtemps représenté le facteur le plus litigieux de cette guerre civile qui dure depuis six ans.
Les réactions au groupe de combattants ont varié de l’opposition absolue à la coopération parfois réticente avec beaucoup d’autres rebelles reconnaissant al-Nosra, ou JFS, en tant qu’une des forces combattantes les plus puissantes et les plus expérimentées dans le pays.
JFS a débuté son offensive mardi, visant principalement une base appartenant à Jaysh al-Mujahideen, un groupe de l’Armée syrienne libre qui avait reçu le soutien de la CIA. Les affrontements se sont ensuite étendus à de nombreux autres sites en Syrie, y compris à des bastions de l’opposition tels que Ma’aarat al-Numan, Kafranbel, Saraqeb et Ariha.
Des affrontements ont éclaté la semaine dernière entre JFS et ses anciens alliés Ahrar al-Cham ainsi que d’autres groupes rebelles et, contrairement aux conflits antérieurs, semblent avoir dégénéré. Jeudi, Ahrar al-Cham, l’une des forces plus importantes de la région, a déclaré que six groupes étaient impliqués dans les combats.
Mardi, Ahrar al-Cham a publié un communiqué critiquant JFS pour ses attaques contre d’autres groupes « sans aucune justification ou motif légitime » et affirmant qu’il aiderait leurs « ennemis » à isoler JFS des autres groupes rebelles.
« Nous allons rejoindre nos frères dans le reste des factions… pour empêcher les colonnes du JFS (ou d’autres) d’aller attaquer les musulmans, de les harceler et, à tort, de faire couler leur sang et de prendre leur argent », annonce le communiqué.
Bien que le communiqué paraisse largement défensif, l’analyste spécialiste de la Syrie Charles Lister a tweeté qu’Ahrar al-Cham menaçait de « déclarer totalement la guerre ».
Labib al-Nahhas, un chargé des médias pour le groupe, a averti plus tard JFS sur Twitter que « soit [il] rejoint complètement la révolution, soit il devient un nouvel État islamique ».
« Le message est clair : au début, nous avons été écartés, puis visés, alors que d’autres groupes rebelles étaient en train de nouer des relations étroites avec les États-Unis » – communiqué de JFS
À son tour, JFS a publié un communiqué accusant d’autres rebelles d’être impliqués dans des « conspirations » et d’être soutenus par des « projets étrangers ».
« Nous avons tenté de rassembler une coalition, avec le cœur ouvert de l’amitié… même si les écrivains et les fatwas disaient que ce serait du “suicide” de former une coalition avec nous », indiquait le communiqué, publié mardi.
« Après l’échec de la coalition, les bombardements de la coalition internationale ont commencé et nous avons été ciblés à plusieurs endroits. Nos dirigeants ont également été pris pour cible. Le message est clair : au début, nous avons été écartés, puis visés, pendant que d’autres groupes rebelles étaient en train de nouer des relations étroites avec les États-Unis. »
« Nous appelons à l’établissement d’une seule force sunnite unie, à la fois sur le plan politique et militaire… Nous soulignons l’importance de travailler rapidement et ensemble pour atteindre cet objectif. »
À midi, mercredi, Jaysh al-Mujahideen avait été effectivement détruit, leurs bases et leurs armes confisquées par JFS.
Les racines des combats
Le conflit actuel semble avoir été déclenché par un conflit en cours sur la présence d’un autre groupe militant, Jund al-Aqsa, absorbé dans les rangs de JFS en octobre.
Bien que Jund al-Aqsa a été historiquement lié à al-Qaïda, de nombreux autres groupes rebelles l’ont accusé d’être une façade pour l’EI et ont remis en question la décision de JFS de leur permettre de rejoindre ses rangs. À tel point qu’après avoir évoqué de nombreuses violations commises par Jund al-Aqsa, Ahrar al-Cham a lancé une opération pour « anéantir » le groupe pendant le week-end.
Bien que JFS ait annoncé lundi avoir exclu Jund al-Aqsa, les dégâts semblent avoir été faits et les violences perdurent sans faiblir entre JFS et d’autres groupes rebelles, en particulier ceux dont des représentants participent actuellement aux négociations d’Astana.
Un autre porte-parole d’Ahrar al-Cham a suggéré que les attaques de la JFS contre les rebelles indiquaient « les intentions extérieures » de JFS, tandis que Abu Hassan al-Kuweiti et Abu Sayyaf al-Jawfi auraient quitté l’organisation en raison des violences.
Ce n’est pas la première fois que JFS s’attaque à d’autres groupes rebelles : auparavant, il avait efficacement écrasé le Front révolutionnaire syrien (FRS) et le Mouvement Hazm entraîné par les États-Unis dans le nord de la Syrie, alors qu’en mars 2016 des manifestations de masse ont éclaté contre JFS. Il avait attaqué et enlevé des membres de la 13e Division de l’ASL.
Cependant, alors que le FRS et Hazm étaient des organisations impopulaires aux liens évidents avec les États-Unis, Jaysh al-Mujahideen était beaucoup plus populaire et donc sa disparition, selon Lister, pourrait avoir un impact bien plus important.
Après les affrontements, les groupes rebelles semblent avoir commencé à établir leurs alliances dans différents camps. Jaysh al-Mujahideen serait en négociation pour rejoindre le plus puissant Ahrar al-Cham, tandis que le Front du Levant, Faylaq al-Cham et Jaish al-Islam se rangeraient également du côté du groupe.
À l’inverse, Nour al-Din al-Zenki semble avoir jeté son dévolu sur JFS.
Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir des rebelles syriens ?
Hassan Hassan, chercheur associé à Chatham House, a déclaré que les combats n’étaient pas une répétition de 2014, lorsque les factions rebelles, y compris ce qui était alors Jabhat al-Nosra, s’étaient unies pour s’attaquer aux combattants de l’État islamique et les expulser d’Idleb et Alep.
Les actions de JFS signifient que les rebelles étaient en fait en train de se diviser tandis que JFS consolidait son pouvoir : « JFS comme chef suprême ».
Traduction : « JFS affilié à AQ élargit sa campagne de consolidation dans le nord de la Syrie ; des combattants d’autres factions se rangent à ses côtés; aucun signe d’un recul significatif. »
« Donc, ce n’est pas Daech en janvier 2014 dans Idleb + Alep. On se dirige vers une nouvelle fragmentation des rebelles et JFS consolidé. JFS comme chef suprême. » – Hassan Hassan (@hxhassan)
Haid Haid, également chercheur associé à Chatham House, a ajouté que JFS était sans aucun doute puissant et que personne, à ce stade, n’était prêt à s’opposer directement à lui.
« JFS a été en mesure de prouver une fois de plus qu’il est capable d’éliminer toute menace s’il le veut et personne ne l’arrêtera », précise-t-il à Middle East Eye.
Et un quelconque contre-projet visant à éliminer le groupe semble lointain.
« Jaysh al-Mujahideen et d’autres ne veulent pas de ce combat parce qu’ils ne veulent pas faire cela seul – ils savent que les autres ne sont pas prêts à lutter à leurs côtés contre JFS. »
Haid ajoute que JFS a spécifiquement accusé Jaysh al-Mujahideen d’avoir fourni à la coalition américaine leurs coordonnées pour les frappes aériennes et « c’est pourquoi ils ont été pris pour cibles ».
Il a ajouté que malgré les menaces contre JFS de la part d’autres groupes rebelles, ils étaient en grande partie restés de côté tandis que JFS éliminait Jaysh al-Mujahideen – de nombreux groupes voulaient voir disparaître JFS, mais il n’y avait aucun front uni contre lui.
« Ils espèrent que la communauté internationale aura une stratégie claire pour éliminer JFS, mais à ce stade, il est assez difficile d’imaginer ce qu’elle serait »
– Haid Haid, Chatham House
« Beaucoup de groupes le désirent, mais le problème est de savoir comment – ils ne sont pas en mesure d’initier les combats contre JFS jusqu’à ce qu’ils voient une solution politique au conflit en Syrie », souligne-t-il.
« Ils espèrent que la communauté internationale aura une stratégie claire pour affaiblir et éliminer JFS, mais à ce stade, il est assez difficile d’imaginer de quel genre de stratégie il s’agirait. »
Pour l’instant, les rebelles opposés à JFS doivent attendre leur heure et revoir leurs options.
Tamimi précise qu’il y a effectivement deux voies ouvertes aux rebelles à ce stade : se rapprocher de la Turquie, qui poursuit une campagne dans le nord de la Syrie et considère JFS comme un « groupe terroriste », ou se rapprocher de JFS lui-même.
« Chaque option comporte ses pièges. Ni l’un ni l’autre ne peut atteindre l’objectif initial de la révolution à ce stade, mais la Turquie est plus susceptible d’assurer la survie de factions plus traditionnelles. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].