Tunisie : la fuite de Ben Ali racontée par son pilote
16 h, vendredi 14 janvier 2011. La chute du président tunisien Ben Ali est actée mais personne ne le sait encore. La télévision annonce que Zine el-Abidine Ben Ali a décidé de la tenue d'élections législatives libres d'ici à six mois alors que des manifestations monstres ont lieu ce jour-là.
La veille, il avait promis, entre autres, la liberté politique, la liberté de parole et l'accès non censuré à internet. De quoi donner un peu d'air au régime, du moins c'est le pari du triumvirat qui conseille Ben Ali : Ali Seriati, en charge de la sécurité présidentielle, Abdelwahab Abdallah, ministre-conseiller auprès du président et Abdelaziz Ben Dhia, porte-parole du président.
Sauf qu'à cette même heure Mahmoud Cheikhrouhou, commandant de bord chevronné avec plus de trente ans d'expérience, reçoit un coup de fil de Nabil Chettaoui, président de Tunisair, la compagnie nationale aérienne. « Il me dit : ‘’Tenez-vous prêt, le président prend l'avion pour Djeddah’’ », raconte Mahmoud Cheikhrouhou à Middle East Eye en marge du Forum de la mémoire nationale organisé le 28 janvier par la fondation Temimi. Une heure plus tard, l'avion présidentiel, voit débarquer sur le tarmac de l'aéroport militaire de al-Aouina le président, sa femme, leur fils Mohamed (6 ans), leur fille Halima (18 ans) et son fiancé Mehdi Ben Gaied ainsi que « deux nounous asiatiques et un majordome », se souvient le pilote.
« Depuis le début, le plan de vol était clair : nous allions directement à Djeddah, sans escale et par la voie la plus rapide, celle survolant la Libye et l'Égypte », tient à clarifier Mahmoud Cheikhrouhou.
« Il voulait être sûr que nous avions toutes les autorisations de vols »
Ce jour-là, une fois le départ connu, de nombreuses rumeurs se sont propagées : Ben Ali aurait demandé à s'exiler en France, ce qui lui aurait été refusé. Une autre rumeur prétendait que l’avion allait faire une escale à Malte le temps de chercher une protection auprès de Kadhafi. Une autre encore disait qu’il se réfugierait seulement à Djerba pour fuir la pression populaire à Tunis.
Autant de spéculations qui montrent la tension d'un pays en train de basculer, surtout que la dernière décision de Ben Ali avait été l'instauration d'un couvre-feu de 17 h à 7 h.
Plusieurs centaines de mètres plus haut, l'atmosphère dans l'avion n'est guère plus sereine. Ben Ali s'engouffre une seule fois dans le cockpit pour s'assurer auprès du commandant de bord qu'ils ont bien l'autorisation de survoler les pays concernés, notamment la Libye et l'Égypte.
« Il voulait être sûr que nous avions toutes les autorisations de vols mais je ne l'ai pas vu pleurer ou être triste », raconte le pilote. À ce moment-là, Mahmoud Cheikhrouhou est plus préoccupé par ce qu'il peut lire sur internet (l'avion présidentiel est équipé d'une connexion).
À 18 h, Mohamed Ghannouchi, le Premier ministre, déclare endosser les responsabilités de chef de l'État en vertu de l'article 56 de la Constitution qui prévoit une délégation de pouvoir en cas d « empêchement provisoire ».
« Allez vous reposer, je vous appelle quand nous repartons »
Le rassemblement avenue Bourguiba au cœur de la capitale ne cesse de grossir. Le temps se met aussi de la partie : quand l'avion arrive à Djeddah, c'est le déluge. C'est donc sous des trombes d'eaux que Zine el-Abidine, désormais ex-homme fort de la Tunisie, est reçu par des officiels au pavillon officiel de l'aéroport royal. Avant de quitter l'avion, il déclare à l'équipage : « Allez vous reposer, je vous appelle quand nous repartons. »
« Je ne l'ai pas vu pleurer ou être triste »
- Mahmoud Cheikhrouhou
À ce moment là, Ben Ali a donc encore l'intention de rentrer. Le trio de conseillers de Ben Ali aurait convaincu le président de mettre sa famille à l'abri – des biens du clan ont été détruits par les manifestants et son gendre, Imed Trabelsi, a été arrêté ce 14 janvier – en Arabie saoudite et d'attendre que la situation s'apaise avant de revenir.
À l'aéroport de Djeddah, l'équipage suit à la télévision les événements qui contredisent ce scénario. « La pluie était si forte que les routes étaient inondées, impossible de se rendre à l'hôtel », se souvient Mahmoud Cheikhrouhou. En voyant sur les écrans la situation et compte tenu de ce qu'ils avaient lu sur l'ordinateur de bord pendant le vol, l'équipage organise une réunion à la suite de laquelle Mahmoud Cheikhrouhou prend la décision d'appeler le PDG de Tunisair.
« Un capitaine qui a abandonné son navire »
« Je lui ai demandé si nous pouvions retourner en Tunisie. Après avoir consulté, il nous a donné le feu vert. » Au total, l'avion présidentiel ne reste pas plus de deux heures et demi sur le tarmac de l'aéroport de Djeddah. Arrivé vers 1 h du matin, il repart au milieu de la nuit. Même si l'ordre final n'émanait pas de lui, la requête de Cheikhrouhou auprès de Tunisair de rentrer a été décisive – positivement ou négativement – selon plusieurs participants au Forum de la mémoire nationale. Pour se justifier de sa décision, Cheikhrouhou compare Ben Ali à « un capitaine qui a abandonné son navire », contrairement à lui.
Au retour à Tunis, des militaires pénètrent dans l'avion pour s'assurer que tout va bien et qu'aucun membre des nouveaux parias de la Tunisie n’est à bord. Mahmoud Cheikhrouhou n'est pas débriefé. Ce n'est que plus tard, devant la justice militaire, qu'il sera officiellement entendu pour la première fois sur cette folle journée.
Avait-il conscience d'avoir fait l'histoire ce jour-là ? « Il faut savoir prendre des décisions rapides dans ces situations. C'est ce qui a été fait. L'avion appartenant à Tunisair, il fallait de toute façon bien revenir », répond le commandant de bord. Il précise toutefois que l'équipage et lui étaient heureux de la décision de revenir à Tunis.
Le lendemain, constatant l'absence prolongée de Ben Ali, Fouad Mebazaa, président du parlement, est désigné président de la république par interim par le Conseil constitutionnel, s’appuyant sur l'article 57 (ce n’est donc pas le Premier ministre qui assure la transition comme le prétendait Ghannouchi la veille) qui prévoit les cas de « vacance définitive ». Une vacance « pilotée » par Mahmoud Cheikhrouhou.
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