Égypte : « Je donnerais tout ce que j’ai pour offrir à mes enfants une bonne éducation »
LE CAIRE – Pendant des semaines, Ahmed, un chauffeur de taxi de 50 ans, a observé son fils Mohamed dormir dans son lit, assailli par la culpabilité. Souvent, il ne pouvait retenir ses larmes, affligé de ne pas avoir été en mesure de régler les frais de scolarité de son enfant.
« Chaque jour, je le regarde et je lui demande pardon, mais je n’avais tout simplement pas de quoi payer ses études »
Ahmed a dû subir une opération chirurgicale suite à un accident de voiture qui l'a forcé à travailler un seul horaire au lieu de deux dans un taxi qui n’était plus le sien. À cause de la perte de revenus engendrée par cette baisse d’activité, il a dû sortir l'un de ses enfants de l'école.
« Ce fut un choix douloureux. Son frère aîné est en dernière année de lycée et il serait injuste de lui faire arrêter ses études à ce stade. Et la plus jeune doit au moins finir le primaire », a-t-il expliqué.
« Chaque jour, je le regarde et je lui demande pardon, mais je n’avais tout simplement pas de quoi payer ses études. Un adolescent de 14 ans comme lui a besoin d’au moins 15 livres égyptiennes [moins d’un dollar] par jour pour les transports et la nourriture, je ne pouvais pas me le permettre », a ajouté Ahmed.
La famille d’Ahmed vit dans le quartier d’al-Mokattam, au sud du Caire, dans un complexe d'appartements appelé al-Zilzal (le tremblement de terre). C’est dans cette zone appauvrie que des milliers d’Égyptiens qui s’étaient retrouvés sans toit après le tremblement de terre dévastateur de 1992 ont été relogés.
Gratuit, mais quand même onéreux
Pour économiser sur les coûts quotidiens d'argent de poche, le fils aîné d’Ahmed ne va à l'école publique que deux jours par semaine. La même chose vaut pour sa fille, qui n'a pas de manuels scolaires cette année, ses parents n’ayant pas pu les lui acheter.
L'enseignement est gratuit dans les écoles publiques d’Égypte à tous les niveaux ; les élèves ne sont tenus de payer que quelques livres égyptiennes chaque année pour les manuels scolaires. Mais alors que la qualité de l'éducation se détériore dans le système scolaire public, des millions de familles égyptiennes ont recours à des cours particuliers pour leurs enfants, ce qui ajoute un fardeau économique de plus sur le dos de ménages déjà en difficulté.
Aucun des enfants d'Ahmed ne prend de cours particuliers et, en conséquence, son fils Mohamed s’est retrouvé en échec scolaire pendant deux ans jusqu’à ce que son père ne prenne la décision difficile de lui faire arrêter l’école à cause de leurs difficultés financières.
« Les enseignants n’apprennent rien aux élèves à l'intérieur des salles de classe et ils les obligent à prendre des séances de cours particuliers pour passer au niveau supérieur », a accusé Ahmed.
Le système scolaire public en Égypte souffre de classes surchargées, d’un programme obsolète et de ressources limitées, et offre aux enseignants des salaires très bas, ce qui constitue une source de frustration et de démotivation. Beaucoup d'enseignants dépendent donc des cours particuliers pour joindre les deux bouts.
L’Égypte est classée 139e sur 140 pour la qualité de son enseignement primaire selon l’Indice mondial de la compétitivité pour 2015-16
Heureusement, Ahmed a eu la chance d’être mis en relation avec un organisme de bienfaisance local qui a payé l'éducation de ses enfants, et il a ainsi réussi à faire revenir son fils Mohamed à l'école.
« J’étais comme quelqu'un perdu dans le désert à qui on a enfin donné un verre d'eau fraîche. »
Haitham Mohamed, un bénévole de l'organisme de bienfaisance qui aide Ahmed, a expliqué que son organisation a commencé il y a un an à accepter des dons pour aider à financer les frais d’éducation des enfants. Il a ajouté que son association donnait 4 000 livres égyptiennes (220 dollars) par mois aux familles pour les frais extrascolaires, y compris les livres, les transports et l'argent de poche.
« Depuis quelque temps, nous assistons à une augmentation inédite du nombre d'Égyptiens ayant besoin d’aide pour financer l'éducation de leurs enfants. En raison de la crise économique actuelle, nous avons vu de nouvelles catégories d'Égyptiens ayant besoin d'aide », a déclaré Mohamed. Ces catégories comprennent des personnes de la classe moyenne comme les fonctionnaires et les chauffeurs de taxi, a-t-il précisé.
Le décrochage scolaire
Selon le journal d’État al-Ahram, de nombreux Égyptiens ne sont pas aussi chanceux qu’Ahmed. En janvier, al-Ahram a cité un responsable du ministère de l'Éducation qui a déclaré sous le couvert de l’anonymat que 55 000 étudiants avaient abandonné l'école au cours des deux dernières années et, qu’en coopération avec le ministère de la Solidarité sociale, des efforts étaient fournis pour les réintégrer dans le système éducatif.
Un rapport de l'ONU publié en 2014 a indiqué que le taux de décrochage scolaire dans l'enseignement primaire en Égypte était de près de 3 %, ce qui équivaut à 320 000 élèves.
« La pauvreté et le travail des mineurs obligent de nombreux enfants à quitter l'école, de même que l’attitude de certains parents qui ne voient aucune valeur dans l'éducation par rapport au travail », explique le rapport.
Ces chiffres ne sont certes pas nouveaux mais la crise économique récente, provoquée par la décision prise en novembre 2016 de laisser flotter la livre égyptienne, a rendu le coût de l'éducation presque insupportable pour des millions d'Égyptiens. Le taux d'inflation du pays a atteint 24 % suite à cette décision.
L’Égypte est classée 139e sur 140 pour la qualité de son enseignement primaire selon l’Indice mondial de la compétitivité pour 2015-16.
Kamal Moghieth, chercheur au Centre national de recherche et de développement éducatif, a expliqué que la pauvreté en Égypte avait toujours été un obstacle à l’éducation des enfants.
« Cela a conduit à deux résultats, dont l'un est d'avoir une grande partie des pauvres qui n’envoient même pas leurs enfants à l'école, ou d'autres qui inscrivent leurs enfants puis abandonnent », a-t-il expliqué.
Moghieth a également fait référence à un taux de chômage croissant chez les diplômés universitaires. Selon une étude de 2014 de l'Organisation internationale du travail (OIT), le chômage a atteint 34 % chez les jeunes diplômés universitaires par rapport à un taux de 2,4 % chez les jeunes sans aucun diplôme de l’enseignement primaire.
« Un plus grand nombre d’Égyptiens ne voient aucun avantage à ce que leurs enfants reçoivent une éducation. »
Les frais de scolarité : une charge universelle
Même les Égyptiens fortunés se plaignent de la hausse des frais de scolarité des écoles internationales. Dans un blog vidéo, Osman Badran, un parent d’élève de l'American International School (AIS), a critiqué vivement l’augmentation des frais de scolarité de l'école.
« Nous donnons tout ce que nous avons pour offrir [une] bonne éducation à nos enfants, car il y a un énorme fossé entre les écoles publiques et les écoles privées, un fossé que le ministère de l'Éducation ne veut pas combler. Ne vous imaginez pas que nous inscrivons nos enfants dans ces écoles pour le prestige, les frais de scolarité sont un fardeau qui accable tout le monde. Les gens ne savent pas comment survivre », a déclaré Badran.
« Nous sommes sur le point de vendre notre honneur, même notre honneur a diminué de moitié après la flottation », a-t-il ajouté.
« Depuis quelque temps, nous assistons à une augmentation inédite du nombre d'Égyptiens ayant besoin d’aide pour financer l'éducation de leurs enfants »
Asmaa est mère d’un élève de CE1 inscrit dans une école internationale britannique. Avant la flottation, elle payait 45 000 livres égyptiennes (2 511 dollars) par an de frais de scolarité, mais les coûts ont bondi à 65 000 livres égyptiennes (3 621 dollars) après la décision du 3 novembre.
« J’ai dû carrément quitter le pays et déménager à Londres, où j’avais habité auparavant. Ici, mon enfant va dans les meilleures écoles gratuitement », a-t-elle dit à MEE.
Asmaa a expliqué qu'elle avait longtemps résisté à la tentation de quitter l'Égypte, mais que la hausse soudaine du coût de la vie après la flottation faisait qu’il était devenu impossible pour elle de continuer à y vivre.
« La situation en Égypte est très difficile, les possibilités d'emploi sont très rares et il n’est plus possible de vivre là-bas. »
Les riches du pays souffrent également. Les étudiants de l'Université américaine du Caire (AUC), la meilleure université privée d’Égypte, ont protesté en novembre dernier contre une augmentation drastique des frais de scolarité. Les étudiants doivent maintenant payer la moitié de leurs frais de scolarité en dollars. Ils ont manifesté en brandissant des pancartes sur lesquelles était écrit : « Mon père n’est pas un voleur ».
Suite à la pression croissante exercée par les étudiants, l'université a décidé de percevoir les frais de scolarité en fonction du taux de change pré-flottation – une mesure qui lui a coûté 1 million de dollars – et de mettre en œuvre un programme de bourses d'urgence de 5 millions de dollars pour s’assurer qu'aucun étudiant n’est forcé de quitter l’établissement. Selon un communiqué de presse émis par l'administration de l’AUC, la moitié des étudiants de premier cycle sont actuellement inscrits à ce programme de subvention.
Cependant, ce sont les Égyptiens aux revenus moyens qui sont le plus durement touchés par la crise actuelle. Ils ne peuvent ni se permettre d’inscrire leurs enfants dans des écoles internationales, ni les envoyer à l'école publique en raison de sa mauvaise qualité.
« Je devrai payer au moins 1 682 dollars par an pour les deux si les frais de scolarité restent les mêmes. Combien devons-nous gagner pour nous permettre cela ? »
Eyad est ingénieur et père de deux enfants. L'un d'eux est inscrit dans une école maternelle privée du Caire. Il paie 15 000 livres égyptiennes (835 dollars) par an pour son fils et ignore ce qu'il fera quand son plus jeune enfant devra lui aussi aller à l'école dans deux ans.
« Je devrai payer au moins 30 000 livres égyptiennes [1 682 dollars] par an pour les deux si les frais de scolarité restent les mêmes. Combien [devons-]nous gagner pour nous permettre cela ? », a-t-il demandé.
Pour économiser pour les frais de scolarité de son fils, Eyad a expliqué qu'il devait s’inscrire à Gameya, un plan d'épargne auquel les Égyptiens souscrivent habituellement pour économiser pour l'éducation, le mariage ou toute autre nécessité ou urgence financière.
« D'autres vendraient leurs voitures ou leurs appartements pour épargner pour l'éducation de leurs enfants. Certaines personnes peuvent penser qu'un appartement ou une voiture sont des luxes, mais croyez-moi, ils ne le sont pas », a-t-il ajouté.
Pour Eyad et des millions d'Égyptiens comme lui, une éducation de qualité pour leurs enfants est une forme d'investissement. « J'investis dans mes enfants, et je donnerais tout ce que je possède pour leur offrir une bonne éducation, c'est tout ce que nous avons », a-t-il conclu.
* Les noms ont été modifiés pour des raisons de sécurité
Traduit de l’anglais (original).
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