Réfugiés dans les limbes juridiques grecs : « Je veux retourner en Syrie pour mourir »
LESBOS, Grèce – Dans un hôtel décrépi à la sortie de la ville de Mytilène, Mohammed (nom d’emprunt) attend, fatigué, son frère cadet et leurs épouses toutes deux en fin de grossesse pour une mise à jour sur leurs demandes d'asile.
Les deux couples ont fui les violences de Sokhna, la ville dont ils sont natifs dans le désert de l'est de la Syrie – où des membres de leur famille ont été brutalement tués par le gouvernement syrien – pour se rendre d'abord à Palmyre, puis à Raqqa, tentant d'échapper à la bataille mortelle entre l'État islamique et les forces rebelles luttant contre l'armée syrienne sous les frappes aériennes.
Ils ont finalement réussi à atteindre Lesbos après un voyage dangereux à pied et en voiture jusqu’à la côte turque, parvenant ensuite à monter à bord de l’un des rares bateaux qui traversaient la Méditerranée l'été dernier.
C’était plusieurs mois après l'entrée en vigueur de l'accord UE-Turquie, le 18 mars 2016, date à laquelle le gouvernement grec a mis en place une procédure frontalière accélérée afin que les autorités puissent renvoyer les réfugiés en Turquie.
La Turquie n'est pas un pays sûr
- Carlos Orjuela, fondateur du Centre juridique de Lesbos
Selon cet accord, la Grèce et l'UE n'ont pas besoin d'évaluer les besoins individuels en matière de protection de ceux qui arrivent par la mer Égée, car la Turquie est considérée comme suffisamment sûre pour que les migrants y soient envoyés.
Depuis, Mohammed, 30 ans, son frère et leurs femmes vivent dans une sorte de limbes.
« Nous nous sommes échappés parce qu'il n'y avait aucune raison de vivre », soupire-t-il. Les décapitations, les bombardements... Nous avons tout vendu pour venir ici. »
Leur objectif est d'atteindre Malte, où, ont-ils entendu dire, des habitants de Sokhna travaillent désormais dans le secteur du bâtiment et la langue est « semblable à l'arabe ».
Mais leur course effrayante a été stoppée. Le traumatisme de la guerre qu'ils ont laissée derrière eux a été aggravé par les conditions de vie dangereuses dans le camp tristement célèbre de Moria, sur l'île de Lesbos, où a notamment éclaté un incendie mortel en septembre dernier qui a réduit en cendres leur logement.
Coincés dans le processus d'asile, ils ont finalement emménagé dans un hôtel trois étoiles délabré pris en charge par une ONG, mais les mois d'incertitude ont fait des dégâts. Mohammed, le soutien de famille, affirme à présent vouloir rentrer chez lui. « Je veux retourner en Syrie pour mourir. Tout est mieux que ça. »
Les migrants confrontés à un risque plus élevé
Selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), depuis l'entrée en vigueur de l'accord UE-Turquie, les arrivées en Grèce par voie maritime ont diminué : 2 724 arrivées ont été recensées au cours des neuf premières semaines de l'année contre plus de 134 000 durant la même période l'année dernière.
Mais cela a eu un coût mortel. Les réfugiés sont contraints d’emprunter des routes plus risquées pour atteindre l'Europe, traversant notamment le désert libyen et la mer Méditerranée centrale, beaucoup plus dangereuse, et les chiffres de noyade ont presque doublé cette année à ce jour.
D'autres risquent d'être renvoyés en Turquie – et pourraient être forcés de retourner dans leur pays d'origine malgré la menace de persécution – en attendant une décision définitive qui devrait être rendue ce mois-ci par la haute cour grecque.
Le plus haut tribunal administratif de Grèce s’apprête en effet à décider si la Turquie peut être considérée comme un « pays sûr » pour les réfugiés, après avoir entendu le cas de deux demandeurs d'asile syriens en Grèce – cas qui pourrait constituer un précédent susceptible de mettre à mal l'accord entre l'UE et la Turquie.
« Ils ont tout fait pour survivre et fuir des environnements extrêmes en Syrie, en Irak et en Afghanistan par exemple – pour au final se faire briser par la politique de l'UE »
- Declan Barry, médecin de MSF
« Tout le monde est extrêmement inquiet », a déclaré Carlos Orjuela, fondateur du Centre juridique de Lesbos, dont l'équipe d'avocats volontaires, grecs et internationaux, fournit des services gratuits aux réfugiés les plus anxieux et perdus des îles grecques.
Orjuela affirme que les dossiers de demande d’asile qui patientaient jusqu’à présent dans les limbes juridiques étaient maintenant expédiés, faisant craindre que les réfugiés ne se retrouvent sur la voie rapide pour un renvoi en Turquie.
« La Turquie n'est pas un pays sûr », estime Orjuela. « Il y a peu d'accès à l'information. Ceux qui sont renvoyés peuvent être détenus s'ils ne s'inscrivent pas et ils ne sauront pas comment obtenir un avocat ou faire valoir leurs droits », a-t-il déclaré.
Problèmes de santé mentale
Declan Barry, médecin de l'organisation caritative Médecins Sans Frontières (MSF) qui travaille en Grèce continentale et dans les îles grecques, y compris à Lesbos, estime que l'incertitude entourant le sort des réfugiés a eu un impact dramatique sur leur santé mentale.
« Ils ont tout fait pour survivre et fuir des environnements extrêmes en Syrie, en Irak et en Afghanistan par exemple – pour au final se faire briser par la politique de l'UE », a-t-il déploré.
MSF est submergé par les cas de personnes souffrant d'anxiété chronique, de stress post-traumatique et même de psychose, a-t-il expliqué. Alors qu'un cinquième de la population de réfugiés avait besoin d’un suivi psychologique avant l'accord UE-Turquie, il estime qu’ils sont près de 80 % à présent.
« Nous devons en accepter davantage – l'Europe est riche »
- Christina Chatzidakis, membre de la communauté locale de Lesbos
Dans le camp de réfugiés de Pikpa, tenu par des volontaires juste à côté de l'aéroport de Lesbos et du front de mer, avec une vue imprenable sur le littoral turc, ceux qui sont assez chanceux pour rester sont de plus en plus appréhensifs.
Odey, un électricien de Bagdad âgé de 34 ans, est épuisé d’avoir eu à protéger et guider sa femme et ses enfants lors de leur dangereux exil, qui dure désormais depuis plus de dix ans. Il a d'abord fui l'Irak après l'invasion américaine en 2004, lorsque son père et son frère ont été assassinés par des miliciens, puis s’est installé en Syrie, où ils ont tout recommencé à zéro.
Plus d'une décennie plus tard, Odey a de nouveau dû fuir la guerre, cette fois-ci en crapahutant à travers les montagnes du Kurdistan – sa fille de 10 ans s’est d’ailleurs blessée en essayant d’échapper à une patrouille frontalière – et bravant la Méditerranée pour finalement atteindre Lesbos il y a dix mois. Sa voix tremble quand il décrit le supplice prolongé que représente l’attente de la décision de déportation ou non de sa famille. « Je me sens mal », chuchote-t-il, embarrassé par ses larmes.
Contrairement à l'île voisine de Chios, où fait rage le groupe conservateur anti-immigrants Golden Dawn, Lesbos a une tradition historique de politique et d’intellectuels de gauche.
« La Turquie n'est pas un endroit sûr », dénonce Christina Chatzidakis, qui travaille comme organisatrice auprès de la communauté locale, laquelle a été nommée pour le Prix Nobel de la Paix pour son dévouement envers les plus de 800 000 réfugiés de l’île, avec des pics d’arrivée de 3 000 personnes par jour en 2015.
Chatzidakis raconte que l'île était alors submergée par les réfugiés, mais elle répète que refuser l’entrée à ceux qui fuient des conflits est inhumain. « Nous devons en accepter davantage – l'Europe est riche, mais il faut une procédure respectueuse de la dignité des personnes pour les amener directement en Europe, pas par bateau », affirme-t-elle.
« Comment mettre fin tout cela ? Nous devons mettre fin à la guerre. »
Traduit de l’anglais (original).
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