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« De la propagande ? Et alors ? » : la querelle sur le génocide arménien débarque à Hollywood

La Turquie et l’Arménie soutiennent des films concurrents sur la crise de 1915 en Anatolie – avec d’inévitables allégations de combines et de manipulations de part et d’autre

ISTANBUL, Turquie – Il s’agit de contes, racontés par de grandes stars, de héros et héroïnes typiquement américains pris dans des triangles amoureux et des conflits dans un décor constitué de paysages turcs impressionnants et exotiques.

The Ottoman Lieutenant et The Promise, deux films se déroulant pendant la Première Guerre mondiale, sont de purs produits hollywoodiens : des drames romantiques avec à leur cœur des protagonistes occidentaux.

Cependant, derrière le romantisme et le glamour se trouve une autre histoire : la Turquie contre l’Arménie, et leurs points de vue contradictoires sur les horribles événements de 1915 en Anatolie, lesquels ont provoqué la mort de jusqu’à 1,5 million d’Arméniens.

Les deux pays soutiennent aujourd’hui deux blockbusters hollywoodiens en concurrence pour promouvoir leur version de cette tragédie : les Arméniens ont The Promise, tandis que la Turquie a financé partiellement The Ottoman Lieutenant.

Au cœur des deux films se trouve le différend sur ce qui s’est passé en 1915, les deux pays continuant à dépenser une énergie presque inépuisable pour que le monde et ses dirigeants acceptent leur version des événements.

Les Arméniens affirment que le résultat du rassemblement et de l’expulsion des ressortissants arméniens par l’Empire ottoman était un génocide. La Turquie rejette ce terme, préférant parler de résultat tragique de la confusion et de la paranoïa régnant dans les derniers jours d’un empire en guerre.

Et aujourd’hui, ce différend international vieux d’un siècle débarque sur le grand écran : The Promise avec Christian Bale, Charlotte Le Bon, Oscar Isaac et Jean Reno se concentre sur le « génocide ». L’intrigue de The Ottoman Lieutenant avec Ben Kingsley, Hera Hilmar, Josh Hartnet et Michiel Huisman se déroule peu de temps avant et fait seulement mention de la tragédie.

Les deux communautés se sont mutuellement accusées de produire de la « propagande », alléguant de part et d’autre que les mauvaises critiques sont le résultat de manipulations et de campagnes sur internet visant à torpiller le film de l’autre.

The Ottoman Lieutenant, soutenu dans le cadre des aides à la création culturelle du gouvernement turc, est une histoire d’amour mélodramatique qui se passe dans l’est de l’Anatolie et implique un triangle amoureux entre une infirmière américaine, un lieutenant turc de l’armée ottomane et un jeune médecin américain dans la région.


Le film met en évidence la méfiance avec laquelle les dirigeants de la capitale impériale de l’époque, Istanbul, considèrent la loyauté de leurs sujets arméniens dans l’Est – mais cela s’arrête là.

The Promise est aussi un pur mélodrame, mettant l’accent sur un triangle amoureux entre un étudiant arménien en médecine, un journaliste américain et la femme arménienne qui vole leur cœur. Tous trois se heurtent à la décision ottomane de commencer à rassembler et persécuter les Arméniens.

The Promise a été produit par Survival Pictures, créé par le légendaire journaliste arménien Kirk Kerkorian avant sa mort en 2015. Kerkorian a également possédé les grands studios d’Hollywood MGM et United Artists à divers moments de sa vie.

Faire d’une telle tragédie la toile de fond de films d’amour, aux images spectaculaires et aux héros américains à une époque et dans une région où leur implication était minime a fait sourciller. Toutefois, les communautés arménienne et turque semblent s’être résignées au fait que c’est la seule façon de capter l’attention et de raconter leurs histoires au public américain.


Ali Murat Güven, un critique de cinéma respecté issu du cercle conservateur islamiste turc, a déclaré à Middle East Eye que parachuter des héros américains au cœur d’événements avec lesquels ils n’avaient rien à voir est souvent le seul moyen de faire passer le message.

« Dépeindre un événement aussi tragique sous un tel jour n’est pas idéal mais les Américains sont de grands égoïstes et ils ne vont pas s’embêter à regarder quelque chose qui ne les présente pas comme les héros principaux », a déclaré Güven.

« De plus, c’est préférable au fait d’essayer de présenter un tableau sombre qui est tout aussi faux – comme l’ont fait les Arméniens par le passé. »

Le film du passé auquel se réfère Güven est Ararat d’Atom Egoyan.

Les histoires d’amour montrent le meilleur côté de l’humanité et contrastent nettement avec la façon dont les gens se sont comportés en 1915 – Garbis Sarafian, membre de la diaspora arménienne

De l’avis de Güven, l’inclusion dans le film de scènes totalement fausses et horribles – comme le viol d’un cadavre arménien par un officier turc – est la raison pour laquelle ce film a été critiqué à la fois par les Turcs et par les Arméniens.

Garbis Sarafian, un arménien de Turquie qui vit à Los Angeles depuis 35 ans, préfère qu’un tel incident tragique reste en arrière-plan des films.

« Personnellement, je préfère que les histoires d’amour et les autres relations humaines positives prennent le pas sur le reste dans de tels films », a-t-il affirmé. « Cela montre le meilleur côté de l’humanité et contraste nettement avec la façon dont les gens se sont comportés en 1915. »

« D’autres tentatives de décrire ce qui s’est passé, comme dans le film d’Atom Egoyan, se traduisent par des interdictions et des blocages », a ajouté Sarafian, qui travaille également avec une ONG arménienne basée à Los Angeles, Organisation of Istanbul Armenians.

« En tout cas, notre communauté a fortement soutenu The Promise. C’est une vérité qui doit être dite. »

Michiel Huisman apparaît dans The Ottoman Lieutenant (capture d’écran)

The Ottoman Lieutenant, avec un budget de production estimé à 40 millions de dollars, n’a pas fait de bons résultats au box-office américain après sa sortie en mars, générant seulement 240 978 dollars de recettes et recevant des avis mitigés.

Selon Güven, cela tient à deux raisons : un mauvais marketing et la diaspora arménienne. « Le film n’a été projeté que sur 216 écrans, ce qui n’est rien aux États-Unis, où les films majeurs sont lancés sur plus de 3 000 écrans », a-t-il déclaré.

« Mais c’est surtout le travail des Arméniens de la diaspora. Ils ne supportent rien de turc. Ils ont commencé à attaquer le film même avant de le voir, simplement parce qu’il s’agit d’une coproduction turque. »

Güven a également attribué certaines critiques qui qualifient le film de propagande à la diaspora arménienne.

Comme l’a écrit Dennis Harvey dans Variety, « Sur les traces de Bitter Harvest de George Mendeluk, The Ottoman Lieutenant de Joseph Ruben est une nouvelle tentative théoriquement noble bien que de second ordre et quelque peu propagandiste de mettre en lumière un sombre chapitre de l’Histoire – tout en s’embourbant de manière similaire dans les clichés sentimentaux dont il ne parvient pas à s’extraire. »

Güven a estimé que c’était « les Arméniens bellicistes » de la diaspora qui avaient rejeté les gestes turcs de ces quinze dernières années pour rétablir des liens d’amitié.

« La Turquie a évolué. Contrairement à la Turquie d’il y a 40-50 ans, quand toute mention des événements de 1915 était taboue, nous en débattons aujourd’hui.

« La Turquie ne reconnaîtra jamais le terme de génocide, cependant le président Recep Tayyip Erdoğan, alors qu’il était encore Premier ministre en 2014, a exprimé ses condoléances pour les événements de 1915, il a été le premier dirigeant turc à le faire. »

« Mais aucun des gestes de la Turquie n’a été retourné. Si les faucons arméniens s’attendent à une sorte de procès de Nuremberg au cours duquel la Turquie tombera à genoux et avouera avoir commis un génocide, ils rêvent. »

Oscar Isaac dans The Promise (capture d’écran)

Sarafian – en aucun cas l’un des « faucons » de la diaspora – a déclaré que le chemin de la réconciliation passe par l’acceptation de la réalité et des faits.

« Nous devons être en mesure d’accepter la réalité. Pour moi, la réalité qui ne peut être rejetée est que mon oncle n’était qu’une des quatre personnes de son village à avoir survécu. »

« Qu’avaient fait toutes ces femmes et ces enfants ? Étaient-ils des criminels ? Avaient-ils participé à une insurrection ? Non. »

« Une fois que nous pourrons accepter ce qui s’est passé et nous rapprocher sans préjugés, mais avec une connaissance parfaite, le chemin de la réconciliation commencera. »

The Promise, avec ses coûts de production estimés à 100 millions de dollars, a également connu un échec auprès des critiques, et tout comme les Turcs, la communauté arménienne voit « des mains cachées » derrière sa note de 5,4 sur l’Internet Movie Database (IMDB).

Alors, que faire si c’est de la propagande ? Au moins, on essaie de dire que nous pouvons vivre les uns à côté des autres – Ali Murat Güven, critique de cinéma

The Promise a rapporté 4,1 millions de dollars au cours du week-end suivant son lancement sur 2 251 écrans aux États-Unis. Le nombre d’entrées était inférieur aux attentes des producteurs.

« Certaines personnes se rendent sur IMDB et mettent zéro au film pour faire chuter sa note sans même le voir », a déclaré Sarafian. « Cela a provoqué de la peine dans notre communauté et un soutien accru pour le film. Nous le promouvons désormais activement. »

Les deux films devaient initialement débarquer sur les écrans en 2015, année du centenaire des événements de 1915, mais divers problèmes ont entraîné un retard de deux ans pour chacun d’entre eux.

Güven a déclaré que le film soutenu par la Turquie avait été purement et simplement rejeté par les Arméniens de la diaspora comme « une propagande turque peu coûteuse ».

« Et alors, qu’est-ce que ça peut faire si c’est de la propagande ? Au moins, il essaie de dire que nous pouvons malgré tout vivre les uns à côté des autres et il ne dépeint aucun côté comme étant le mal. Mais pour une réconciliation, les gestes d’amitié turcs doivent être retournés. »

Ben Kingsley et Hera Hilmar dans The Ottoman Lieutenant (capture d’écran)

Güven et Sarafian sont d’accord sur une chose : la nécessité de communiquer sans préjugés.

« Écoutez, oubliez s’il y a eu 800 000 ou 1,5 million de morts », a déclaré Güven. « Même s’ils n’étaient que huit innocents à avoir perdu la vie, j’aurais de profonds remords. »

« J’éprouve un profond remords. Mais nous devons regarder vers l’avenir. Le temps a passé et il n’est pas juste de repousser la main tendue de l’amitié. Nous avons vécu les uns aux côtés des autres pacifiquement et en amitié pendant mille ans et nous devrions à nouveau. »

Sarafian ajoute : « Je vis peut-être à Los Angeles depuis 35 ans, mais je garde mes traditions turques. C’est ma culture et la façon dont j’ai grandi. Nous devons simplement nous parler sans préjugés. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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