Célébrations du 8 mai 1945 : les résistants et soldats coloniaux oubliés de l’Histoire française
Le 19 juin 1940, les Allemands atteignent Lyon dans l’après-midi. En ce mercredi de fin de printemps, les rues sont presque désertes. Les habitants sont cloîtrés chez eux. Depuis la défaite annoncée deux jours plus tôt par le gouvernement, Lyon est déclarée « ville ouverte », elle se rend à l’ennemi sans résistance.
Six personnalités lyonnaises sont prises en otage par l’armée allemande, dont le préfet et le cardinal. Des rapports de police indiquent que des soldats allemands sont présents dans divers quartiers, vont au café, à l’épicerie ou à l’hôtel avec pour seule monnaie le mark allemand, laissant les commerçants entre incrédulité et exaspération. Si aucun incident majeur n’est à relever durant les dix-sept jours d’occupation de la ville par la Wehrmacht, une discrète note égarée aux archives départementales laisse à penser le contraire.
Mohamed Ben Salah, Mohamed Ben Ali et « un Noir »
Le 21 juin au soir, soit deux jours après l’arrivée des nazis, une réception est organisée à la préfecture pour accueillir « l’ami allemand ». Au même moment durant la soirée, un événement dramatique va se dérouler dans les caves de cette même préfecture :
« J’ai l’honneur de vous rendre compte qu’à 23 heures par ordre de Monsieur l’Officier de Permanence, j’ai requis une voiture automobile du service des Pompes Funèbres pour transporter trois corps à la morgue : ces derniers avaient été abattus à coups de révolver dans les caves de la Préfecture par ordre de l’autorité allemande », rapportait le 22 juin 1940 un gardien de la paix du nom d’Alphonse Ray à son supérieur. Il poursuit :
« J’ai assisté à la fouille des corps et signé le registre en présence du préposé des entrées. Le premier, qui était de race noire, n’avait ni papier ni argent. […] Le deuxième. Un arabe, des papiers trouvés sur lui m’ont fait connaître qu’il se nomme Mohamed Ben Salah et qu’il travaille à l’usine Schneider, il était en possession d’une somme de 5 francs et 50 centimes de monnaie algérienne, et 2 francs en monnaie française […]. Cet Arabe qui est d’une taille moyenne porte la barbe. Le troisième. Un arabe également, se nomme Mohamed Ben Ali, il a le même signalement que Mohamed Ben Salah, et travaille au même endroit ».
« Les Allemands ont choisi une cave, puis ils ont fait tourner les trois hommes contre le mur et les ont abattus d’un coup de revolver dans le dos »
Ainsi, les crimes de guerre commis par l’armée d’occupation à Lyon feront de Mohamed Ben Salah, Mohamed Ben Ali et « un Noir » (malheureusement jamais identifié) les premières victimes civiles des nazis à Lyon.
À la fin de la guerre, en 1945, le Service de recherche des crimes de guerre ennemis du Mémorial de l’oppression va tenter de faire la lumière sur ces crimes : « Nous venons d’apprendre que les allemands se sont rendus coupables de crimes de guerre à Lyon, le 21 juin 1940. Quatre civils, tous hommes de couleur, ont été tués, trois dans les caves de la Préfecture, le quatrième sur la voie publique », écrit le délégué régional du Mémorial, en date du 27 janvier 1945.
Dans une autre note, on peut lire : « Des Marocains [Algériens en fait] et Sénégalais auraient été tués par les Allemands en 1940. Combien ? Qui ? Où exactement ? À quelle date ? Dans quelles conditions ? Où ont été relevés les corps ? Où ont-ils été transportés ? À la morgue ? Qui s’est occupé d’eux ? »
Un autre gardien de la paix du nom de Bellemin témoigne alors sous serment : « En 1940, je ne me souviens plus du jour, c’était le 1er ou le 2ème jour de l’arrivée des Allemands à Lyon, j’étais de garde au Poste de la Préfecture. J’ai appris par mon collègue RAY qui était de garde à la porte de la préfecture et qui avait été réquisitionné que des sous-officiers et des soldats allemands avaient amené trois hommes de couleur dont deux Marocains [Algériens en fait] et un Sénégalais.
« Les Allemands ont prié mon collègue RAY de leur montrer les sous-sols et de les accompagner ; il est descendu avec eux ; les Allemands ont choisi une cave, puis ils ont fait tourner les trois hommes contre le mur et les ont abattus d’un coup de revolver dans le dos. Un sous-officier leur a ensuite tiré une balle dans la tête alors qu’ils étaient étendus à terre. Ils ont alors prié le garde RAY de faire enlever les corps à 23 h. Les Pompes Funèbres sont venues les chercher à cette heure-là. Tout ceci a été dit par mon collègue RAY. J’ignore ce qu’il est devenu ».
Nous ignorons également pourquoi ils ont été assassinés. Ce serait pour des raisons racistes. L’enquête menée par le Mémorial n’a pas permis non plus d’en connaître les causes.
D’autres Algériens sont raflés, les premiers camps apparaissent
Bien avant l’instauration du régime de Vichy et de la collaboration qui va débuter en novembre 1942, des rafles d’étrangers ont lieu dès le début de l’occupation en juin 1940 :
« Ce furent des moments pénibles pour les Algériens de Lyon dont la peau bronzée ne convenait guère aux nazis. Au dixième jour de l’occupation, diverses protestations faisaient état de rafles, on ne sait pas par qui et sur quel ordre elles furent perpétrées. Une lettre aux autorités du 29 juin explique dans une langue malhabile que « l’agen publique se livre au ramassage de nos compatriote nord africaine qui non comisau c’une faute [sic] ». À la même date les « notables nord-africains » réunis au 173 rue Pierre-Corneille priaient respectueusement le préfet « père protecteur des pauvres malheureux » de « bien vouloir avoir la volonté de faire tout votre possible pour la libération de nos compatriotes internés au camps de constration par les autorités allemands [sic] ».
La faible mise en lumière du rôle des troupes coloniales tranche avec le nombre considérable de combattants venus des colonies : 178 000 Africains et Malgaches et 320 000 Maghrébins sont appelés sous les drapeaux en 1939-1940
Cet extrait d’un ouvrage de l’historien Philippe Videlier, L’Algérie à Lyon, une mémoire centenaire, publié en 2003 dans le cadre de l’année de l’Algérie, revient sur les premiers jours de l’occupation à Lyon, ville qui deviendra plus tard la capitale de la résistance en France.
Ces rafles de Nord-Africains, dont on ignore l’ampleur, restent très peu documentées. « Un certain nombre d’Algériens, en effet, se trouvaient enfermés dans l’usine du Revoyet à Saint-Genis-Laval : 283 au 25 juin. Les gendarmes affectés à leur surveillance accomplissaient cette tâche avec zèle, puisqu’ils estimaient que les locaux pouvaient en accueillir 160 de plus et qu’ils avaient empêché l’évasion de trois internés. Un chef d’escadron alertait cependant ses supérieurs sur les conditions très précaires qui régnaient dans le camp : le pain moisi, datant de quinze jours, les risques d’épidémies consécutifs à la promiscuité et à l’absence d’hygiène », précise Philippe Videlier.
Résistants et soldats coloniaux oubliés, une autre Histoire de France
La faible mise en lumière du rôle des troupes coloniales tranche avec le nombre considérable de combattants venus des colonies : 178 000 Africains et Malgaches et 320 000 Maghrébins sont appelés sous les drapeaux en 1939-1940. Soldats mais aussi résistants africains, nord-africains, indochinois dont on oublie souvent l’engagement, même si ici et là en France des rues et des places portent le nom de certains tombés sous les balles ennemis.
Qu’en est-il de l’importance de l’engagement des étrangers dans les réseaux de résistance ?
Linda Amiri, historienne, spécialiste de la guerre d’Algérie en France, explique à Middle East Eye : « La connaissance historique ne permet pas encore d'apporter de réponse à ce sujet, mais il ne faut jamais oublier que durant l'entre-deux guerres, l'immigration coloniale a été importante et très politisée. Ils ont défilé pour le Front Populaire, certains ont soutenu activement les Républicains espagnols jusqu'à parfois combattre dans leurs rangs. D'autres ont milité dans un parti indépendantiste dont le leader algérien fut emprisonné pour son opposition au régime de Vichy [Messali Hadj, un des leaders du mouvement indépendantiste algérien] ».
« J’en ai ras-le-bol qu’on nous rappelle nos origines dans ce qu’il y a de mal »
« Ces militants antifascistes, qu'ils soient anarchistes, communistes ou indépendantistes, ce sont retrouvés dans le combat de la Résistance française. Mohamed Lakhdar-Toumi est le résistant le plus connu, mais il est un résistant qui cache une armée de l'ombre tombée dans les oubliettes de l'Histoire. Il s'agit d'un travail de mémoire d'une importance cruciale. À ce sujet, le travail du bédéiste Kamel Mouellef est tout à fait intéressant », ajoute-t-elle.
« J’en ai ras-le-bol qu’on nous rappelle nos origines dans ce qu’il y a de mal », confie à MEE Kamel Moueleff, descendant d’un tirailleur algérien. « Suite à un rêve, j’ai retrouvé la tombe de mon arrière-grand-père mort pour la France lors de la Première Guerre mondiale. J’ai vu les cimetières de Soisson, c’était écrit ‘’Morts pour la France’’. Dans de nombreux domaines, je veux démontrer que si nous n’avions pas été là, la situation serait très différente. »
« J’ai vu toutes ces tombes de gens morts pour la France mais il n’y a jamais eu d’hommage. On minimise toujours notre apport »
La recherche de cet ancêtre qu’il voyait en rêve prend fin en 2005 lorsqu’il retrouve sa stèle. De cette découverte va naître une vocation de chercheur et historien amateur qui dure depuis une quinzaine d’années. En résultera la publication de deux bandes dessinées : Turcos : Le jasmin et la boue revient sur le parcours des soldats indigènes engagés dans le premier conflit mondial, dont le héros et un tirailleur tunisien ; Résistants oubliés, paru récemment, met à l’honneur les étrangers dans la résistance. Des photos et archives, recueillis aux quatre coins de l’Hexagone, agrémentent l’album qui se veut à vocation pédagogique pour le jeune public, auprès duquel il fait régulièrement des interventions.
« J’ai vu toutes ces tombes de gens morts pour la France mais il n’y a jamais eu d’hommage. On minimise toujours notre apport. Je ne veux pas de repentance comme on veut le faire croire mais une reconnaissance de l’Histoire, que ce soit enseigné à l’école. François Hollande invite les anciens ennemis de la France au nom de la réconciliation mais où sont les chefs d’États africains ? Les Africains étaient présents lors du débarquement en Normandie. Les Algériens étaient de tous les combats depuis 1850. De gré ou de force, ils ont construit des routes, des hôpitaux et des métros en France. Voilà pourquoi je suis Français ! », ajoute-il sur un ton affirmé.
Le 8 mai 1945, une date schizophrénique pour les Algériens
Si la date du 8 mai 1945 symbolise pour le peuple de France la libération du joug nazi, pour les Algériens, elle a une tout autre résonnance, beaucoup plus dramatique. Le même jour, les villes de Sétif, Guelma et une grande partie du Constantinois (Est algérien) sont le théâtre de massacres de masse qui feront 1 000 morts selon les autorités coloniales, 45 000 selon le Front de libération nationale. Mais c’est le nombre de 17 000 morts, avancé par les services secrets américains, présents sur les lieux, qui semblerait être le plus juste.
« Il y a une réelle schizophrénie chez les anciens combattants algériens. La victoire du 8 mai pour laquelle ils se sont battus était une célébration en France, quand une partie de l’Algérie [subissait] des massacres en partie commis par l’armée coloniale »
« Il y a une réelle schizophrénie chez les anciens combattants algériens. La victoire du 8 mai pour laquelle ils se sont battus était une célébration en France, quand une partie de l’Algérie était sous le feu. Des massacres en partie commis par l’armée coloniale », décrit à MEE Boualem Azahoum, chercheur en sociologie de l’immigration à l’Université de Saint-Etienne et président d’El Ghorba, une association qui milite en faveur de la mémoire des migrations.
« Il faut se mettre dans la tête d’un ancien combattant qui rentre chez lui et découvre sa famille, son village décimés. Encore aujourd’hui, beaucoup refusent d’associer le 8 mai glorieux de la France à cet autre 8 mai. La France a eu le courage d’assumer ce qui s’est passé au Vél d’Hiv. Peut-être qu’un jour, les deux événements cesseront de s’ignorer. »
Alors qu’en cette période actuelle, les extrémismes politiques instrumentalisent le passé pour y puiser une justification idéologique, le sacrifice de ces combattants étrangers vient nous rappeler le sens qu’a pris l’Histoire lorsque ces extrêmes gouvernaient le pays.
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