EXCLUSIF : Expulsés d’un camp, des migrants coincés à la gare de Tunis exigent « une solution »
TUNIS – Des sacs de pain et des packs d’eau donnés par Médecins sans frontières (MSF) et des pochettes de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) contenant une bouteille d’eau et du dentifrice jonchent le sol de la salle d’attente de la gare Barcelone, dans le centre de Tunis.
Des migrants de Côte d’Ivoire, du Ghana et du Nigéria attendent depuis mardi matin que quelqu’un leur explique ce qu’ils vont devenir. Certains font le Ramadan et attendent en dormant la rupture du jeûne et d’autres tentent de passer le temps en discutant sur les sièges de la gare, pendant que les trains de la banlieue Sud déversent leur flot de passagers.
« Depuis la fermeture du camp, on vit comme des mendiants »
-Kadia, 39 ans, Ghanéen
Lundi 19 juin, dans la matinée, la Garde nationale et l’armée sont venues dire à ces migrants installés dans le camp de Choucha, au sud de la Tunisie, près de la ville de Ben Guerdane, frontalière avec la Libye, d’évacuer le camp.
Officiellement, d’ailleurs, ce camp n’en est plus vraiment un depuis quatre ans, puisqu’il a été fermé par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en juin 2013. Mais depuis, une cinquantaine de migrants y sont restés, certains décidés à prendre la mer clandestinement pour tenter d’aller en Europe, d’autres à rester en Tunisie pour réclamer leurs droits.
« Depuis la fermeture du camp, on vit comme des mendiants. Nous avons encore les tentes et nous allons sur le bord des routes pour mendier tous les jours. Parfois les Libyens nous donnent un ou cinq dinars [de 30 centimes d’euros à un peu moins de deux euros], les Tunisiens nous donnent à manger » raconte à Middle East Eye Kadia, un Ghanéen de 39 ans qui a fui son pays en 2002 à cause des tensions ethniques. Il est allé au Burkina Faso puis en Libye et s’est retrouvé en Tunisie après la guerre en Libye.
Dans la chaleur humide de Tunis
« Il n’y a plus d’assistance humanitaire, donc on se débrouille tant bien que mal. Certains de mes camarades ont pris la mer et ont réussi à refaire leur vie en Europe, d’autres sont morts en Méditerranée. Moi, je reste ici car je veux que l’on reconnaisse mon statut de réfugié politique » explique-t-il à MEE.
Pour l’instant, peu d’informations ont filtré de la part des autorités tunisiennes sur les raisons de cette « évacuation soudaine » quatre ans après la fermeture officielle.
« L’armée est venue avec la police, ils nous ont donné le choix, soit d’être reconduits à la frontière libyenne soit d’aller à Tunis car c’est là que se trouve la solution à notre problème »
- Katémané, 28 ans, Nigérian
« Plusieurs raisons expliquent cela : le fait que le gouvernement ait trouvé une solution au sit-in d’El Kamour – donc ils bénéficient d’une certaine sympathie populaire maintenant dans la région – mais aussi le fait que la zone de Choucha fait partie d’un programme de zone de libre échange décidé par le plan quinquennal de développement 2016-2020 », résume Alaa Talbi, du Forum des droits économiques et sociaux (FDTES), une ONG qui milite depuis la fermeture du camps pour que la question humanitaire liée aux migrants restés en Tunisie soit reconnue.
Dans un communiqué publié le 19 juin, l’ONG a dénoncé l’évacuation forcée et le manque de communication des autorités tunisiennes sur le sujet. « L’armée est venue avec la police, ils nous ont donné le choix, soit d’être reconduits à la frontière libyenne soit d’aller à Tunis car c’est là que se trouve la solution à notre problème », témoigne à MEE Katémané, 28 ans, venu du Nigéria. « Ils nous ont mis dans des bus puis dans le train de Gabès pour Tunis, pour ceux qui ont accepté », ajoute Kadia.
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Depuis leur arrivée à la gare de Barcelone dans la chaleur humide de Tunis, ils ont vu défiler ceux qui leur promettent des solutions. « Le gouverneur est venu nous voir. Il nous a dit qu’il trouverait une solution d’ici le soir, les ONG aussi », souligne l’un des migrants.
La Tunisie a accueilli plus de 300 000 réfugiés fuyant le conflit en Libye
Beaucoup se disent optimistes car ils n’en peuvent plus de vivre dans le désert, mais d’autres restent sceptiques.
« J’ai fui la Côte d’Ivoire à cause des tensions politiques et je suis venu en Tunisie pour faire du football mais même si j’ai pu jouer avec des amis tunisiens, aucun club ne pouvait m’accepter car je n’avais pas les papiers », se désole Adam, 25 ans qui fait défiler les photos de l’évacuation sur son téléphone. Il s’en est sorti en vivotant de petits boulots sur des chantiers à Ben Guerdane ou en déchargeant des marchandises du commerce tuniso-libyen.
Arrivé en Tunisie en 2009, il avait, à l’époque, été expulsé en Libye avant de revenir quand la guerre a éclaté. « On vit au jour le jour à Choucha et on aimerait que ça s’arrête. Mais en même temps, nous sommes restés là-bas car nous savions que c’était le seul moyen de faire pression pour que les autorités trouvent une solution », avoue-t-il à MEE.
Pour Alaa Talbi, la question humanitaire de Choucha a toujours été mise de côté par les autorités, bien que les ONG aient à plusieurs reprises dénoncé les conditions de vie des migrants en 2011 et 2012.
« En 2015, le ministère des Affaires sociales avait promis une sorte de carte qui leur permettrait un laissez-passer en Tunisie et un permis de travailler, mais nous n’avons jamais reçu ces cartes, tout comme le HCR qui a au moins quatre dossiers de migrants de Choucha sur la table et qui, pour l’instant, n’a pas réagi. »
« En 2015, le ministère des Affaires sociales avait promis une sorte de carte qui leur permettrait un laissez-passer en Tunisie et un permis de travailler, mais nous n’avons jamais reçu ces cartes »
- Alaa Talbi, Forum des droits économiques et sociaux (FDTES)
Alaa Talbi redoute « une solution sécuritaire plutôt que sociale » si chacun continue de se renvoyer la balle sans prendre de décision.
« Les autorités ne nous ont, pour l’instant, donné aucune garantie sur ce qu’il va se passer pour ces migrants », insiste-t-il.
Si les migrants étaient près de 15 000 en 2011 quand la Libye a explosé, la cinquantaine qui est restée dans le pays depuis sept ans peine encore à faire valoir ses droits à l’asile. Selon un rapport de l’Observatoire des migrations clandestines publié en 2017, la Tunisie a vu augmentation de 446 % des interceptions de migrants irréguliers aux frontières.
Au total, la Tunisie a accueilli sur son territoire plus de 300 000 réfugiés fuyant le conflit en Libye, dont de nombreux travailleurs étrangers.
La Tunisie a consacré le droit d'asile dans l'article 26 de la nouvelle Constitution mais n'a toujours pas entériné de cadres juridiques.
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