Marocains et Tunisiens de France face aux révoltes sociales dans leur pays
PARIS – Ces dernières années en Tunisie, et plus précisément depuis 2013 et la création du parti politique de l’actuel président, Nidaa Tounes, des expressions de nostalgie de l’ancien régime, renversé en janvier 2011, jaillissent ici et là dans le quotidien des Tunisiens.
C’est par exemple ce boulanger d’un quartier populaire de La Marsa, en banlieue-Nord de Tunis, qui affiche une photo d’un des Trabelsi, membre de la famille de l’épouse honnie de l’ancien président Ben Ali, posant fièrement avec le propriétaire du commerce. Ou ce chauffeur de taxi qui, dans un discours souvent contradictoire, se plaint « des changements qui n’ont rien apporté de bon au pays », tout en étant désormais libre de s’exprimer.
C’est aussi à travers l’appellation « restauration du prestige de l’État », que se manifeste ce retour. Pour nombre de ses détracteurs, la révolution tunisienne a surtout été la cause du recul du « respect de l’État et de ses institutions ». Rendre à l’État son prestige est d’ailleurs une des priorités de l’actuel président Béji Caïd Essebsi, priorité maintes fois répété durant sa campagne électorale en 2014.
Depuis, le retour de l’État se traduit par une hyper présidentialisation, le recours aux symboles du bourguibisme, dont la plus claire illustration est la réinstallation de la statue du premier président de la Tunisie (1956-1987) en plein cœur de la capitale.
Autre exemple : le projet de loi de « réconciliation économique », permettant d’amnistier des faits de corruption en échange du paiement d’une compensation, un projet qui aux yeux de ses opposants, servira surtout « à blanchir la corruption ».
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Ce n’est pas tant le regret de la dictature mais davantage le sentiment de sécurité que l’ancien régime avait su cultiver, qui fait défaut aujourd’hui aux yeux d’une grande partie des Tunisiens. Mais également parmi une partie de la diaspora tunisienne en France.
Plus de 720 000 Tunisiens sont établis en France, ce qui représente 54 % des résidents tunisiens à l’étranger soit la plus grande communauté, selon l’Office des Tunisiens de l’étranger.
« Je suis né en Tunisie, j'y ai vécu 22 ans, dont une année à la faculté. Puis je suis arrivé là [en France] il y a dix-huit ans. Je ne suis pas nostalgique de l'ancien régime mais l'état de la Tunisie est préoccupant. Personnellement, j'étais contre ZBA [Zine el-Abiddine Ben Ali, l’ancien président déchu] mais quand on voit les catastrophes qui sont arrivées après 2011, on s’inquiète, même si j'ai toujours espoir que demain sera meilleur », indique Zouhaier Alioui, chef cuisinier tunisien installé en région parisienne, à Middle East Eye. Il se défend de tout regret vis-à-vis de l’ancien système : « Il y a un truc qui s'appelle l'État, que personne ne respecte. Je suis pour critiquer toute personne au pouvoir mais tout en respectant la fonction ».
La stabilité du pays en danger
Face aux bouleversements engendrés par la révolution, une partie des Tunisiens, en France comme en Tunisie, expriment leur désenchantement lié au recul économique, « à l’augmentation du coût de la vie », « à l’arrivée des islamistes au pouvoir » qui d’après eux, sortent renforcés de cette situation, et surtout « au terrorisme ».
Ces sujets de préoccupation, estimés dangereux pour la stabilité du pays, ont tendance à éclipser les avancées démocratiques qui pourtant sont bien réelles : le droit de faire appel à un avocat dès la première heure de garde à vue, la liberté de conscience introduite dans la Constitution (une première dans le monde arabe), le processus de justice transitionnelle en cours, des élections libres et, plus récemment, une amorce dans la lutte contre la corruption.
« Il y a les pro-Troïka [coalition gouvernementale au pouvoir de 2011 à 2014 réunissant le Congrès pour la république, Ennahdha et Ettakatol] ouverts au dialogue, et les gens proches de l’ancien régime qui ont des idées dignes de l’ancien régime. On avait organisé un débat sur le retour des djihadistes en Tunisie. Les pro Nidaa Tounes (parti actuellement au pouvoir) étaient présents en nombre. Ce fut chaotique car ils ne laissent pas les autres s’exprimer », raconte à MEE Hela Boudabous, vice-présidente d’Uni-T/ Union pour la Tunisie, une association franco-tunisienne citoyenne basée à Paris qui s’intéresse au processus démocratique en Tunisie à travers notamment l’organisation de débats.
Ce conservatisme est toujours présent parmi les partisans de l’ancien régime, ces militants qui incarnaient autrefois en France un prolongement du benalisme.
Une partie de la diaspora maghrébine, pas seulement tunisienne, qui pourtant a décidé de migrer vers des cieux jugés plus cléments, ne perçoit pas toujours d’un bon œil la légitimité des revendications sociales (grèves, manifestations), interprétées comme des sources de danger pour l’économie du pays.
« Ceux nés, ici en France, ont une vision exotique du pays qu’ils ne connaissent le plus souvent que le temps d’un été »
- El Yamine Soum, essayiste franco-algérien
« Ceux nés, ici en France, ont une vision exotique du pays qu’ils ne connaissent le plus souvent que le temps d’un été. En revanche, ceux qui ont migré en France sont en quête de démocratie, apprécient la laïcité et le cadre de liberté qui y prévaut. En même temps ils revendiquent pour leur pays la fermeté du pouvoir, seule garante de la stabilité selon eux », explique El Yamine Soum, essayiste franco-algérien, auteur d’une thèse sur les Franco-Maghrébins et la diversité dans les parties politiques en France. Il intervient régulièrement auprès d’associations franco-maghrébines en région parisienne.
« Il y a une simplification du printemps arabe. Pourtant, les sociétés qui ont connu ces révoltes connaissent des développements différents, des situations géopolitiques qui varient selon les intérêts énergétiques et stratégiques. On occulte les dynamiques internes, la création d’une société civile. Ceux qui émigrent fuient l’absence de citoyenneté chez eux, quitte à accepter le déclassement en France pour profiter du cadre de vie qu’ils refusent parfois de voir émerger dans leur pays d’origine », ajoute l’essayiste.
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Il souligne également l’émergence d’une « mentalité complotiste » face aux bouleversements qui secouent la région, aux interventions et positionnements des puissances occidentales.
« On demandait pour Kadhafi ‘’l’abdication ou la mort’’ et en même temps on soutenait le régime de Ben Ali, du moins dans les débuts du soulèvement tunisien. Si des interventions étrangères ont amené au chaos comme en Libye, en Tunisie, c’est tout le contraire qui s’est passé », relève El Yamine Soum.
Des accusations qui sont également largement véhiculées par les critiques du hirak, nom du mouvement de contestation sociale qui secoue le nord du Maroc.
Al Hoceima : les trolls pro-régime marocain investissent la toile et les espaces de débat en France
À l’instar des Tunisiens, la plus grande communauté marocaine à l’étranger vit en France avec 1,5 million de résidents dans l’Hexagone dont plus d’un tiers de binationaux selon un rapport de l’Assemblée nationale française en 2015.
Depuis huit mois, la région du Rif, et son épicentre Al Hoceima, voit ses habitants manifester dans la rue pour réclamer le développement de leur région, économiquement marginalisée et militairement occupée depuis l’indépendance du pays en 1956.
Sur les réseaux sociaux un déferlement de commentaires hostiles aux revendications sociales parasite souvent les espaces de discussion. Parmi les détracteurs virtuels du hirak, on trouve des trolls (personnes ou messages anonymes sur internet visant à susciter des polémiques) au service du régime, prêts à réagir, souvent avec violence, à tous commentaires qui viendraient à critiquer le pouvoir et sa gestion de la contestation sociale.
La « dictature vaut mieux que la guerre »
Une stratégie également utilisée par les soutiens du Makhzen sur le terrain en France. Lors de certaines conférences qui tendent à ouvrir un débat politique sur le Maroc, des auditeurs, se présentant parfois comme des étudiants marocains, viennent jouer les trublions et attaquer les débatteurs en les accusant de vouloir ternir l’image du Maroc à l’étranger.
« Si tu n’es pas Marocain, les soutiens du régime estiment que tu n’as pas à donner ton avis. En particulier si tu es Algérien, car les soutiens du makhzen accusent les Algériens de vouloir déstabiliser le pays. À Paris, mon entourage n’est pas représentatif mais des gens me suppriment de Facebook de peur que mes publications les mettent en danger. Déjà en 2011 c’était la même chose », explique Hamid, intervenant du spectacle et Marocain établi à Paris depuis plusieurs années.
« Le pire, c’est que je ne leur en veux pas. Je n’ai pas peur car je suis loin, j’ai un réseau qui me protège. En général, les Marocains en France se taisent car ils ont peur pour leur famille ou leurs biens au Maroc. Parmi les soutiens au makhzen, on trouve souvent des gens des classes moyennes ou aisées, car ils ont des choses à perdre et ne se sentent pas concernés par les luttes sociales. »
Malgré de timides réformes depuis 2011, le statu quo est en quelque sorte maintenu dans le royaume chérifien. « Il y a aussi ceux qui regardent la télé et qui ont peur que le pays bascule à l’instar de la Libye, de la Syrie ou de l’Égypte, si le peuple se soulève. Ils estiment que le peuple n’est pas assez mature pour assumer une révolution » ajoute Hamid.
La « dictature vaut mieux que la guerre » est un quelque sorte le discours véhiculé par les médias officiels des États de la région. Le régime en place se présente comme seul garant des « valeurs traditionnelles et de la stabilité », face à la menace venue « de l’étranger » soupçonnée de vouloir instrumentaliser les revendications sociales intérieures et les manifestations pour le changement démocratique ou l’ouverture politique.
« À Paris, mon entourage n’est pas représentatif mais des gens me suppriment de Facebook de peur que mes publications les mettent en danger »
-Hamid, intervenant du spectacle
Il faut chercher du côté des origines de l’immigration maghrébine en France, dans les années 1960, pour interpréter ce soutien à la stabilité et donc au maintien du système dans le pays d’origine.
« Un rapport de vassalité et de zèle des premières associations de l’immigration vis-à-vis des régimes en place façonnait la vie des immigrés. Cela a généré des contre-associations à cette mainmise sur l’immigration post indépendance qui commençait à se politiser », explique Boualem Azahoum, militant associatif marocain et chercheur universitaire en sociologie de l’immigration, longtemps contraint de rester en France.
« Les gouvernements ont senti le besoin d’encadrer ces diasporas dont ils craignaient qu’elles s’émancipent. Avant 1981, les étrangers n’étaient pas autorisés à se constituer en association et cet encadrement terrorisait parfois les immigrés. De puissantes associations étaient présentes, les amicales, ainsi que les branches locales des partis politiques, telles un prolongement du pouvoir » décrypte-t-il.
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Mais avec le temps, cet encadrement a connu une rupture générationnelle. La plupart des jeunes, nés après les années 1980, ne connaissent pas ces amicales, ces organisations sociales autrefois puissantes qui encadraient la vie des immigrés maghrébins en France.
Néanmoins l’influence du pays d’origine se maintient pour le Maroc qui n’a pas connu de rupture à l’instar de la Tunisie : « L’ambassade du Maroc invite souvent des élus français d’origine marocaine pour repérer la future élite à double nationalité. Ils se connaissent tous en France, pour la plupart, et les pro-régime sont régulièrement invités pour des séjours au Maroc par des cercles franco-marocains. Qu’ils soient militants associatifs ou élus, les soutiens du régime fonctionnent avec le même logiciel parfois à la limite du sectaire. Ils évitent d’entrer dans un débat contradictoire et relaient les versions officielles du régime marocain. Il y a une double allégeance qui fait aussi le jeu du Front national en France », relève un élu local de région parisienne, français d’origine maghrébine qui souhaite rester anonyme.
Nostalgie du « père de la nation » ?
L’homme fort, le leader charismatique, tour à tour incarnés par Habib Bourguiba en Tunisie, Houari Boumediene en Algérie ou encore Gamal Abdel Nasser en Égypte, représentent des images qui ont façonné les sociétés arabes post coloniales.
Mais le courant de nostalgie qui traversent les Tunisiens, en France comme en Tunisie, est un phénomène dont il faut nuancer l’ampleur selon Jérôme Heurtaux, politologue et chercheur à l’Institut de recherche du Maghreb contemporain : « Les enquêtes que nous avons menées auprès d’électeurs de Nidaa Tounes et de Béji Caïd Essebsi lors des législatives et des présidentielles 2014 ont montré les attentes sécuritaires d’une partie de la population. »
« Une part exprimait aussi l’attente d’un sauveur, d’un grand homme que beaucoup ont cru voir en Béji Caïd Essebsi, qui s’est présenté comme l’héritier d’Habib Bourguiba. Mais rares sont ceux qui souhaitent la réinstallation au pouvoir de Ben Ali ou même du benalisme, sinon un benalisme à la carte et en quelque sorte dévoyé. C’est une nostalgie qui nourrit les frustrations sociales, politiques et économiques de citoyens désorientés, en attente du retour à un certain ordre public. »
C’est une nostalgie d’un « mieux-être », associée au passé, au régime bourguibien que l’actuelle équipe au pouvoir en Tunisie a su exploiter et entretenir pour se hisser jusqu'à la présidence.
Loin d’avoir dit leur dernier mot, les mobilisations sociales se poursuivent au Maroc et en Tunisie, entre répression pour le premier et négociations pour le second. L’aboutissement de ces mobilisations pacifiques démentira-t-il cette idée reçue que les Arabes ne sont pas faits pour la démocratie ?
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