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Hydrocarbures en Tunisie : corruption sur fond de colère sociale

En Tunisie, le secteur des hydrocarbures est en pleine crise. La production a marqué une chute libre au cours de la dernière décennie, aggravant le déficit de la balance commerciale du pays et alimentant la crise des devises
Dans un contexte de crise économique, l’absence de sanctions face aux faits de mauvaise gestion, l’absence de volonté de transparence et les discriminations régionales criantes sont venues jeter l’opprobre sur les autorités et nourrir la colère des régions intérieures (AFP)

TUNIS - Lors de son intervention devant le parlement tunisien, le gouverneur de la Banque centrale tunisienne, Chedly Ayari, avait qualifié la facture énergétique de « surréaliste », avant d’ajouter : « ces chiffres ont besoin d’un audit, car je n’arrive pas à expliquer une telle évolution d’une année à l’autre ». En effet, en un seul exercice, les importations de pétrole raffiné ont fait un bond de 80 %.

Au lendemain de la révolution, pas moins de trois institutions de contrôle se sont successivement penchées sur les secteurs des hydrocarbures. Elles ont toutes révélé des irrégularités liées à des faits de mauvaise gestion, voire de corruption.

Le rapport de la Commission nationale d’investigation sur les affaires de corruption et de malversation (CICM) fait état de deux cas de corruption. Le premier incrimine la Société nationale de distribution des pétroles (SNDP) dans l’attribution de l’appel d’offres pour le Centre de stockage d'hydrocarbures liquéfiés de Gabes. Le second concerne la Société tunisienne des industries de raffinage (STIR) et le transport des produits pétroliers.

Mauvaise gestion avérée et suspicions de corruption

Le 27rapport annuel de la Cour des comptes fait état d’innombrables anomalies sur une très courte période (de 2007 à 2010) qui confirment l’étendue de la corruption dans le secteur. Il révèle que l’Entreprise tunisienne d’activités pétrolières (ETAP) n’a pas procédé à l’actualisation du tarif de vente de dioxyde de carbone, bien que celui-ci ait été multiplié par huit entre 2004 et 2011, passant de 62 dollars à 465 dollars.

Quant à la Société tunisienne de l'électricité et du gaz (STEG), non seulement elle ne dispose pas de ses propres compteurs « dans plus de la moitié des champs de gaz où elle s’approvisionne », mais elle utilise ceux installés par ses partenaires. Ces derniers ont subi des « avaries aussi fréquentes que variées dont la durée totale a dépassé six ans ». Pire, les approvisionnements en gaz relatifs aux champs de « El baraka »,« Maamoura » et « Sitep » ont été effectués sans contrats jusqu’à mai 2012.

À LIRE : La « guerre contre la corruption » de la Tunisie a l’air d’un fake

Finalement, le rapport du Contrôle général des finances (CGF) révèle que les accords entre l’ETAP et ses partenaires ne mentionnent aucune « obligation de présenter les documents justifiant les dépenses de prospection », laissant libre cours à la pratique de surfacturation. S’agissant de la STIR, son audit indique l'absence d'un service de comptabilité analytique capable de présenter une analyse détaillée de l’activité de l’entreprise. Quant à la STEG, le rapport mentionne des retards dans la réalisation de projets qui ont causé une augmentation des dépenses subventions, entre 2012 et 2013, d’un montant de 383 millions de dinars.

La multiplication des actes de mauvaise gestion, la répétition des irrégularités et leur inscription dans la durée, conjugués à l’absence de réaction des responsables, n’ont fait que renforcer les suspicions de corruption. Particulièrement quand plusieurs des cadres dirigeants de ces établissements publics ont fini par être embauchés par les partenaires étrangers de l’ETAP, un conflit d’intérêt manifeste. Ces anomalies ont causé des pertes substantielles se chiffrant à des centaines de millions de dollars à l’État, condamnant le développement de l’industrie et alimentant le surendettement de l’État : en mai dernier le gouvernement s’est vu contraint d’emprunter 310 millions de dollars auprès de la Banque islamique de développement afin d’assurer son approvisionnement hydrocarbures.

Réticences pour se conformer aux standards de transparence

Le secteur des hydrocarbures a cultivé une tradition d'opacité. Mahmoud el May, négociant international en hydrocarbures, en témoigne : « Quand on perdait un appel d’offres, on ne pouvait pas accéder aux détails pour en connaitre les raisons. Ils évoquaient le secret d’État, alors que la soumission était publique ».

Depuis que la Tunisie s’est engagée dans la transition démocratique, l’administration a opposé une forme de résistance à se conformer aux standards de transparence, malgré les nombreuses initiatives du pouvoir législatif.

« Quand on perdait un appel d’offres, on ne pouvait pas accéder aux détails pour en connaitre les raisons. Ils évoquaient le secret d’État »

- Mahmoud el May, négociant international en hydrocarbures

Cinq ans après l’annonce de l’ex-premier ministre, Hamadi Jebali, la Tunisie n’a toujours pas adhéré à l’ITIE, la norme mondiale pour la transparence sur les revenus des ressources naturelles. Et trois ans après l’adhésion de la Tunisie au Partenariat pour un gouvernement ouvert (PGO), les autorités n’ont toujours pas développé la plateforme « Open Data » dédiée à la publication des transactions dans le secteur du pétrole et des mines, prévue par l’engagement n°18.

Certes, le ministère de l’Énergie a commencé à publier un bulletin mensuel sur la conjoncture énergétique depuis le début de l’année 2017. Mais à ce jour, il est difficile d’accéder à une information exhaustive sur les modalités d’approvisionnement et de vente d’hydrocarbures, ou encore sur les dépenses liées aux opérations d’exploration, d’exploitation ou de transport.

Radicalisation des mouvements sociaux

Dans un contexte de crise économique, l’absence de sanctions face aux faits de mauvaise gestion, l’absence de volonté de transparence et les discriminations régionales criantes sont venues jeter l’opprobre sur les autorités et nourrir la colère des régions intérieures.

Les revendications sociales se sont multipliées et se sont progressivement radicalisées. Elles ont donné lieu à des sit-in d’une ampleur sans précédent, à l’instar d’El Kamour, bloquant les sites de production et exigeant l’embauche de la main d’œuvre locale et une répartition plus équitable des richesses. La réponse sécuritaire du président de la République, décrétant l’envoi de l’armée pour protéger les sites de production, n’a fait qu’envenimer les tensions.

Le sit-in d’El Kamour (MEE/Lilia Blaise)

Trois ans de blocage juridique

« Si le baril était à 100 dollars, l’investisseur peut prendre son mal en patience, mais quand le baril est à moins 50 dollars, il va voir ailleurs »

- Mahmoud el May, négociant international en hydrocarbures

Si l’article 13 de la Constitution est considéré comme un acquis majeur par la société civile, certains spécialistes lui imputent le « blocage de l’arrivée des compagnies pétrolières ». Ils omettent cependant de préciser qu’il a fallu attendre trois ans pour qu’un nouveau Code des hydrocarbures voie le jour. « C’est sur cette base que le parlement aura la capacité d’octroyer les nouveaux permis et ce, conformément à l’article 13 de la Constitution », a précisé Faiza Jabloune, responsable au sein du ministère de l’Énergie.

Pour Mahmoud el May, « ce n’est pas la transparence qui a fait fuir les investisseurs, ce sont les sit-in, les accusations de vol du peuple tunisien, et enfin le prix du baril de pétrole. En ce moment la profitabilité n’est pas grande. Si le baril était à 100 dollars, l’investisseur peut prendre son mal en patience, mais quand le baril est à moins 50 dollars, il va voir ailleurs ».

La chute des IDE et son impact sur la balance énergétique

L’analyse des données publiées par l’Agence de promotion de l'investissement extérieur (FIPA) montre que le volume global des Investissements directs étrangers (IDE) dans le secteur des hydrocarbures est en déclin.

Selon Mustapha el-Haddad, ingénieur et consultant dans le secteur de l’énergie, la forte réduction de l’attribution de nouveaux permis de recherche et de nouvelles concessions de production au cours de la période récente en est le facteur principal : « Le gros des investissements dans le secteur, ce sont les forages d'exploration et l'équipement de nouvelles concessions de production. Le nombre de permis de recherche en cours de validité a chuté de plus de 50 en 2010 à moins de 30 en 2016. Entre 2005 et 2010, quinze forages d'exploration ont été réalisés par an en Tunisie, cette moyenne a été divisée par trois au cours des dernières années. La forte réduction des travaux d'exploration réduit les chances de découverte de nouveaux gisements d'hydrocarbures et par suite les investissements de mise en valeur de ces nouvelles découvertes. Résultat : il n’y a pas eu de nouvelles concessions, ni une mise en production de nouveaux gisements. C’est une chaîne logique ! »
 
La chute du nombre de permis de recherche et du nombre de forages d'exploration va donc continuer à avoir un impact négatif sur la production d’hydrocarbures au cours des prochaines années. Les effets sur la dépendance énergétique commencent déjà à se faire ressentir : celle-ci a augmenté de 7 % en 2010 à 41 % en 2016.
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