Les ressources naturelles au peuple, une nouvelle et difficile révolution pour la Tunisie
TUNIS – Depuis 51 ans que la Tunisie produit du pétrole, c'est la première fois, ce 17 juillet, que les élus du peuple décident de l'attribution de deux permis de recherche et d'exploration d'hydrocarbures : un à YNG Energy Limited (Singapour), pour le permis de recherche du site Nefzaoua (gouvernorat de Kebili, au sud), et un à Mazarine Engergy (Pays-Bas), pour le permis de prospection du site Douiret (gouvernorat de Kebili).
Ce vote historique a mis plus de trois ans à voir le jour entre la promulgation, le 26 janvier 2014, de la Constitution qui stipule que « les ressources naturelles appartiennent au peuple tunisien. Les conventions y afférentes sont soumises à l'approbation de l'Assemblée » (article 13) et la loi organique du 18 avril 2017 qui intègre cette article dans le code des hydrocarbures. Une avancée historique, saluée par la société civile, pour un secteur qui reste gangrené par le triptyque opacité, corruption et pollution.
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« La richesse du sol de Tataouine, c'est pour les autres, pas pour nous », « Il existe un pipeline secret qui va des champs pétroliers de Tataouine jusqu'à Paris » : ces slogans un brin provocateur, les manifestants d’El Kamour, dans le gouvernorat de Tataouine au sud du pays, les martèlent alors qu'au loin transitent les camions des sociétés pétrolières implantées dans la région. Signe du dialogue de sourd entre les gouvernants et la population locale.
À l'évocation de ces tuyaux, Mohamed Ali Khelil, directeur général des stratégies et veilles au ministère de l’Énergie, sollicité par Middle East Eye, sourit : « Notre taux d'indépendance énergétique n'est que de 59 %, nous devons importer. L'opération de communication des manifestants ne repose sur rien. »
En 2016, la production d'or noir était de 45 700 barils par jour, contre 88 000 en 2010
En 2016, la production d'or noir était de 45 700 barils par jour, contre 88 000 en 2010. Outre le tarissement naturel des principaux champs pétroliers et la baisse du prix du baril, « c'est la baisse du climat de confiance dû aux grèves qui est le principal responsable de cette situation morose », assure le haut-fonctionnaire.
Les investissements d'exploration des sociétés étrangères sont passés de 375 millions de dollars en 2010 à 100 millions en 2016. Les investissements de développement de 850 millions de dollars à 500 millions sur la même période.
Des pratiques de gouvernance « insuffisantes »
Les acteurs non étatiques avancent une autre raison à ce marasme : l'opacité. Dans un rapport de juillet, l'Institut de la gouvernance des ressources naturelles (NRGI, ONG internationale) dénonce des politiques et pratiques « insatisfaisantes » concernant l'industrie des hydrocarbures.
Les Tunisiens ne bénéficieraient pas suffisamment des richesses de l'or noir. « Il y a une absence de transparence dans le processus d'octroi des permis de recherche et il n'existe pas de publication de rendement par gisement », précise à MEE Wissem Heni, représentant de NRGI en Tunisie, même si des efforts sont faits pour publier certains documents.
Deux instances sont particulièrement vouées aux gémonies : l'Entreprise tunisienne d'activités pétrolières (ETAP), la compagnie nationale qui s'occupe de l'exploration, et le Comité consultatif des hydrocarbures (CCH), qui rassemble des représentants des ministères concernés (Industrie, Environnement, Défense, Premier ministre, etc.).
Le vote final par l'assemblée donne une légitimité à ce processus mais ne le rend pas plus transparent pour autant et continue de favoriser un climat propice à la corruption
Une société désireuse de prospecter en Tunisie demande les informations géologiques auprès de l’ETAP. Cette dernière pose ensuite une demande de permis d'exploration ou de recherche qui est étudiée par la Direction générale de l'énergie (DGE) et l'ETAP.
Ensuite, le CCH formule, comme son nom ne l'indique pas, un avis conforme. Autant d'étapes complexes dont le déroulement n'est précisé que dans des notes internes secrètes. Le vote final par l'assemblée donne une légitimité à ce processus mais ne le rend pas plus transparent pour autant et continue de favoriser un climat propice à la corruption.
Un prix Nobel de la paix dans le viseur
« Sur le terrain, et par manque de moyens de la DGE, le suivi des activités de recherche et d’exploitation des concessions est assuré, quasi exclusivement, par les experts de l'ETAP, ce qui non seulement est insuffisant, mais contraire au code des hydrocarbures : l’ETAP ne peut pas être juge et partie puisqu’elle est aussi le co-titulaire du titre d’hydrocarbures au même titre que la société étrangère », illustre Kais Mejri, ancien directeur général au ministère de l'Énergie.
Autrement dit, une compagnie étrangère pourrait récompenser un ingénieur fonctionnaire en lui promettant une embauche, et donc une augmentation substantielle de salaire s'il fermait les yeux sur certaines manquements...
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Ce qu'un rapport du think tank économique tunisien IACE résume d'un pudique : « L'ETAP connaît un taux trop élevé de rotation du personnel, de départs massifs de ses compétences. »
Sihem Bouazza a participé aux réunions de la CCH en qualité de haut fonctionnaire dans le bureau du Premier ministre, elle en garde un souvenir amer. « Quand on arrivait, le PV de la réunion était déjà pré-signé, on n'avait pas accès au dossier et aucun de nous n'était expert en la matière », résume celle qui est aujourd'hui coordinatrice de la Coalition nationale pour la transparence dans l'énergie et les mines.
Renouveler un permis de recherche requiert moins d'obligations techniques et financières que la concession d'exploitation
La Tunisie a lancé les démarches pour intégrer l'organisation EITI qui prône une norme mondiale pour une gestion ouverte et responsable des ressources extractives. Une initiative soutenue par la société civile mais qui ne suffit pas à régler les problèmes actuels.
Le site d'information en ligne Nawaat révélait en 2014 que la société tunisienne HBS Oil Company avait produit de 2003 à 2013 de 500 à 600 barils par jour sans concession d'exploitation sur le site de Médenine-Nord, simplement en renouvelant les permis de recherche, ce qui requiert moins d'obligations techniques et financières que la concession d'exploitation, selon le code des hydrocarbures.
Le dernier renouvellement s'achève le 28 octobre 2017 : sera-t-il reconduit ? L'enjeu est de taille. Non pas pour la petite quantité produite, mais parce que HBS Oil Company appartient aux Bouchamaoui, l'une des grandes familles tunisiennes qui comptent dans le tissu économique et politique.
Ouided Bouchamaoui, en qualité de présidente de l'UTICA, le syndicat patronal, est codétentrice du prix Nobel de la paix 2015. La décision sera une indication du degré de transparence voulue par les autorités. Surtout que l'ETAP a décidé de changer de braquet concernant la commercialisation des hydrocarbures.
Le jackpot du offshore ?
Envieux du gigantesque gisement de gaz naturel en offshore découvert au large de l'Égypte (850 milliards de mètres cubes, le plus grand de Méditerranée) en 2015, les dirigeants de l'ETAP se sont souvenus que les eaux tunisiennes du nord-ouest présentaient des données géologiques similaires au site égyptien de Zohr et n'ont été jusqu'ici que peu sondées.
La compagnie nationale pétrolière et le ministère de l'Énergie ont donc décidé de lancer une politique de démarchage intensive des sociétés étrangères pour qu'elles puissent explorer la zone. Si ces espoirs se trouvaient fondés, cela attirerait les géants pétroliers, jusqu'ici absents de la Tunisie car peu rentables.
Or, si ces compagnies ne sont pas des enfants de chœur, elles pourraient être déconcertées par les pratiques opaques dont elles ne maîtrisent pas les codes. « Il y a beaucoup de flexibilité pour l'octroi des champs pétroliers, ce n'est pas l'Algérie et la Libye où les critères d'obtention sont très sélectifs, et c'est à ce genre d'appel d'offres que les géants du secteur sont habitués », explique à MEE Béchir Tekaya, un ancien de l'ETAP reconvertit en consultant.
L'exploitation du gaz de schiste est également un marché que les pouvoirs publics regardent de près. Le département américain de l'Énergie estime les réserves de gaz de schiste en Tunisie à 500 milliards de mètres cubes, quasiment huit fois plus que les réserves prouvés de gaz conventionnel.
L'éternelle question du gaz de schiste
En 2010, la compagnie franco-britannique Perenco effectue la première fracturation de gaz de schiste en Afrique du Nord, sur le site tunisien d’El Franig. Une opération illégale car l'exploration de gaz de schiste ne figure pas dans le code des hydrocarbures. Le groupe avait pourtant l'approbation de l'ETAP, partenaire à 50 % de la joint-venture.
Devant l'indignation publique, Perenco semble avoir abandonné ce procédé. Cependant, Ayman Latresh, représentant de la Coalition nationale pour la transparence dans l'énergie et les mines à Tataouine, ne se fait guère d'illusions et dénonce de nombreuses pratiques dangereuses partout dans le pays.
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« Sur le site de Bir Ben Tartar [exploité par la société indonésienne Medco], il font de la fracturation hydraulique. C'est sur un puits d'hydrocarbure conventionnel, c'est légal, mais ça pollue la nappe phréatique presque autant que le gaz de schiste », relève-t-il.
La Tunisie fait partie des 33 pays menacés de pénurie d'eau d'ici 2040, selon l'organisation mondiale de recherche World Resources Institute. « La salinité de l'eau des palmeraies ne doit pas dépasser les 8 %. Ce taux atteint 67,8 % sur certains échantillons prélevés à proximité des puits de Perenco », assure à MEE Taher Tahri, président de l'association de sauvegarde de l'oasis de Jemna, dans le gouvernorat de Kébili.
« À 90 %, l'étude va dire oui au gaz de schiste. Il nous reste 10 % pour faire changer les choses »
-Ayman Latresh, représentant de la Coalition nationale pour la transparence dans l'énergie et les mines à Tataouine
Le gouvernement a lancé au début de l'année une étude d'impact environnemental sur le gaz de schiste qui doit déboucher sur une décision politique nette. « À 90 %, l'étude va dire oui au gaz de schiste. Il nous reste 10 % pour faire changer les choses », veut croire Ayman Latresh, peut-être un peu plus grâce à l'Assemblée des représentants du peuple.
Les deux permis octroyés, un de recherche et un de prospection, contiennent chacun un avenant qui exclut formellement le gaz de schiste comme périmètre des travaux.
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