Secrets et dissimulations : le grand mal britannique
Le secret est vraiment le grand mal britannique. Lorsque j’ai commencé à exercer ma profession d’avocate à Londres, représentant les prisonniers de Guantanamo et les survivants des actes de torture perpétrés par la CIA, je ne pouvais imaginer, en tant qu’Américaine, que le département de la Défense et la CIA – les « types » qui avaient de fait torturé mes clients – mettraient plus de preuves à ma disposition dans les tribunaux américains que ne le feraient jamais leurs anciens camarades du MI6 en Angleterre.
Cela a-t-il vraiment à voir avec la sécurité du royaume, ou est-ce davantage de l’embarras ?
Mais il en était ainsi. Dans les tribunaux américains, j’ai pu visionner des vidéos montrant mon client nourri de force. J’ai pu présenter aux juges dans leurs menus détails des informations classifiées sur les extraditions. En dépit des atermoiements de la CIA, au fil du temps, les preuves officielles de la torture américaine se sont accumulées. Cet automne, deux anciens prestataires de la CIA – les psychologues qui ont conçu le programme de torture – seront jugés en audience publique.
Ceci, en dépit de toute notre brutalité, est un point en la faveur des Américains. Les excès sont exposés.
Certes, une querelle inepte persiste aux États-Unis : la torture fonctionne-t-elle ? Devrions-nous la remettre à l’ordre du jour ? Mais au moins, le débat est alimenté par un dossier détaillé et public. Tel que l’a déclaré le président Obama en 2014, lorsque le Sénat a publié plus de 50 pages sur la torture de la CIA : « Lorsque nous commettons des erreurs, nous les admettons ».
Éviter toute culpabilité
Le contraste avec l’agence sœur de la CIA au Royaume-Uni ne pourrait être plus saisissant. Pendant des années, le MI6 et le gouvernement du Royaume-Uni ont cherché à se présenter comme des partenaires malgré eux dans les « extraditions ». Or, il y a un petit problème : ils évitent obstinément d’indiquer précisément l’identité de ceux qui, au Royaume-Uni, étaient au courant des actes de torture commis par la CIA, ce qu’ils savaient et à quel moment ils l’ont su.
Nous avons pu observer une autre éruption de cette grande et furtive maladie au cours de l’une de mes affaires au Royaume-Uni cette semaine : l’enlèvement du dissident libyen Abdelhakim Belhadj et de sa femme Fatima Bouchar, enceinte au moment des faits.
Abdelhakim et Fatima poursuivent en justice l’ancien secrétaire aux Affaires étrangères, Jack Straw, Sir Mark Allen, du MI6, et le gouvernement pour enlèvement, torture et extradition vers la Libye. (Ils ont également offert de s’éloigner de toute cette pagaille en échange d’une livre symbolique de la part de chaque défendeur ainsi que des excuses. Mais l’allergie du MI6 au remord est, semble-t-il, aussi profonde que sa dépendance au secret.)
Cette semaine, le gouvernement a demandé à la Cour suprême que le procès se tienne à huis clos, excluant les victimes, et a présenté une demande en ce sens en vertu de la très controversée loi sur la justice et la sécurité.
Des parlementaires aussi différents que Jeremy Corbyn et David Davis ont fait front contre cette loi sur les tribunaux secrets lorsqu’elle a été adoptée. Cela n’a pas empêché le gouvernement de dire sans gêne au tribunal que tout procès public de ces faits causerait un préjudice important à la sécurité nationale.
L’épisode le plus déplorable
Si la requête du gouvernement aboutit, Abdehakim et Fatima seront exclus de leur propre procès. Tout comme moi et le reste de leur équipe juridique. Est-ce que cela a réellement quelque chose à voir avec la sécurité du royaume. Ou est-ce davantage de l’embarras ?
Même les faucons aux griffes les plus acérées frémiraient devant les faits : le MI6 a aidé à organiser la capture de Fatima, une femme enceinte irréprochable, et de son mari, un important opposant de Kadhafi, et à les remettre entre les mains des ravisseurs de la CIA. Peu de temps après, le couple était « rendu » aux sbires de Kadhafi. Du point de vue britannique, l’affaire d’Abdelhakim et de Fatima est peut-être l’épisode le plus déplorable à avoir émergé de la « guerre contre le terrorisme ».
Il est difficile de faire cadrer les allégations du gouvernement concernant les dommages causés à la sécurité nationale avec la réalité. Les faits de l’affaire appartiennent au domaine public depuis des années. Après le 11 septembre, la politique britannique concernant Kadhafi a changé. Presque du jour au lendemain, il est passé de commanditaire du meurtre et du chaos – Lockerbie, PC Yvonne Fletcher – à quelqu’un avec il était possible de faire affaire.
C’est ainsi que le chef du contre-terrorisme du MI6, Sir Mark Allen, a négocié l’« accord dans le désert » – obtenant de Kadhafi qu’il abandonne ses programmes d’armements. Cela a fourni au gouvernement un joli succès en matière de renseignements, tout particulièrement nécessaire après le fiasco complet des armes de destruction massive en Irak. Mais l’affaire avait une face secrète : l’enlèvement et l’extradition de Belhadj et de sa femme, enceinte jusqu’au cou, pour être torturés en Libye.
Plus rien à cacher
Nous le savons parce qu’en 2011, après que le Royaume-Uni a aidé à renverser le régime de Kadhafi, des documents prouvant l’opération ont été trouvés dans les bureaux abandonnés de Moussa Koussa, le chef de l’espionnage sous Kadhafi.
Entre temps, mes collègues de Reprieve (ONG prônant l’abolition de la peine de mort) et moi avons mené un travail de terrain supplémentaire en Libye, déterrant davantage de preuves.
Alors qu’à Tripoli, les documents de l’« accord dans le désert » sont pratiquement utilisés comme litière pour les cages à oiseaux, et que les psychologues de la CIA seront jugés cet automne, quelle information reste-t-il encore à protéger au Royaume-Uni ?
Aujourd’hui, il se peut que nous en sachions sur la mécanique de cette opération plus que sur n’importe quelle autre opération de toute la « guerre contre le terrorisme ».
Nous disposons des noms et des détails des passeports de l’équipe en charge de l’extradition. Nous connaissons les identités des interrogateurs britanniques. Nous savons qui a géré la source confidentielle qui a transmis les informations relatives à l’endroit où se trouvaient Abdelhakim et Fatima au Royaume-Uni, informations que le Royaume-Uni a ensuite communiquées à la CIA et aux Libyens.
Nous avons même les factures du carburant acheté en Libye pour faire le plein de l’avion qui a servi à l’extradition avant que l’équipe de kidnappeurs ne se rende à Palma de Majorque en permission. Que reste-t-il à dissimuler ?
Dans cette affaire, le MI6 fait comme si ces documents publics – sur Kadhafi, la torture et le reste – n’existaient tout simplement pas. Ils insistent pour dire que tout procès public de ces questions nuirait gravement à la sécurité du royaume. Mais alors que les États-Unis ont rendu publics des détails sur la torture à vous en retourner l’estomac, qu’à Tripoli, les documents de l’« accord dans le désert » sont pratiquement utilisés comme litière pour les cages à oiseaux et que les psychologues de la CIA seront jugés cet automne, quelle information reste-t-il encore à protéger au Royaume-Uni ?
Pour voler une formule de lord Nelson, c’est comme si le MI6 jetait un coup d’œil à cette pile de preuves publiques, haussait les épaules et disait à la Cour : « Je ne vois aucun site noir ».
Cette attitude déshonore la justice britannique. L’obsession britannique pour le secret se réduit à une totale absurdité. On ne peut qu’espérer que la Cour regarde ce qu’il se passe de l’autre côté de l’Atlantique et constate que le mal britannique est vain dans ce cas. Les masques doivent tomber. Mieux vaut faire face aux erreurs du passé, avoir un procès ouvert et ne jamais répéter ces erreurs.
- Cori Crider a dirigé l’équipe enquêtant sur les sévices commis au nom de la lutte contre le terrorisme pour l’ONG Reprieve de 2009 à 2016. Elle a été l’avocate de prisonniers deGuantánamo, victimes d’« extradition extraordinaire », et de survivants d’attaques de drones. Elle représente encore aujourd’hui la famille Belhadj et écrit, en tant que journaliste indépendante, sur les dérives de la sécurité nationale. Elle écrit pour le Guardian, l’agenceReuters, Al Jazeera, The Independent, CNN, Newsweek et le New York Daily News. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @cori_crider.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Abdelhakim Belhadj plus tôt cette année (AFP/Reprieve)
Traduit de l’anglais (original) par Monique Gire.
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