Ces Palestiniennes devenues DJ pour « arrêter de travailler pour l’ennemi »
AL-ZUBEIDAT, Cisjordanie occupée – Ibtesam Zubeidat et son énergique assistante, Wafa Zubeidat, qui est également DJ, disposent à la hâte des chaises blanches en plastique pour se fondre dans le décor en plein air du lieu de mariage, dans le village d’al-Zubeidat. Après avoir accroché des banderoles colorées et des ballons tout autour, elles allument leur ordinateur portable, branchent de grands haut-parleurs et contrôlent la musique arabe diffusée à fond dans le village, situé en Cisjordanie occupée, le tout depuis le confort de leur table de mixage.
Alors que les invités, vêtus d’habits colorés, se déhanchent et rient ensemble sur la piste de danse, Ibtesam et Wafa jaugent soigneusement l’énergie de la foule et recueillent les demandes de chansons de la mariée.
« Quand je mixe, j’ai l’impression d’être dans un autre monde », confie Wafa à Middle East Eye avec un large sourire. « Quand la fête commence, je commence à me sentir tellement heureuse. J’entre dans ma bulle et les seules choses qui comptent sont la musique et la mariée », affirme-t-elle.
« Quand je mixe, j’ai l’impression d’être dans un autre monde »
– Wafa Zubeidat, DJ de mariage
Néanmoins, les habitants locaux n’ont pas toujours soutenu les deux femmes et leur profession. « Ils nous ont fait sentir que nous sentir inutiles, comme si nous n’avions aucune importance », affirme Ibtesam.
La communauté n’avait pas habitude de voir des femmes mixer dans le petit village et beaucoup ont soutenu que leur travail entrait en violation avec les coutumes et les traditions. « Les hommes nous disaient de vendre notre équipement parce que personne n’allait jamais nous engager », indique Ibtesam à MEE.
Il est difficile d’imaginer qu’il y a tout juste un an, Ibtesam et Wafa, considérées comme les premières femmes DJ professionnelles dans la vallée du Jourdain, consacraient presque leur vie à travailler dans des colonies agricoles israéliennes. Bien qu’il s’agisse d’une violation du droit international, les colonies sont disséminées dans toute la vallée du Jourdain.
« Ce sont des souvenirs difficiles », confie Ibtesam à MEE. « Les journées étaient longues et le salaire était bas. Le patron [israélien] pouvait faire tout ce qu’il voulait. Il pouvait nous insulter ou violer nos droits et la plupart des travailleurs n’ont pas d’autre choix que de garder le silence. »
Ibtesam et Wafa n’étaient pas les seules dans ce cas. Hamza Zubeidat, du MA’AN Development Center, une ONG palestinienne, explique à MEE qu’au moins 95 % des habitants du village sont dépendants des emplois dans les colonies agricoles israéliennes.
« J’entre dans ma bulle et les seules choses qui comptent sont la musique et la mariée »
– Wafa Zubeidat, DJ de mariage
« Travailler pour l’ennemi »
Ibtesam a consacré près de 25 années de sa vie à fournir un travail acharné dans ces colonies. Elle était chargée de récolter, nettoyer et emballer les fruits et les légumes dans les fermes. Selon son témoignage, le patron israélien la giflait et la frappait souvent, tout comme les autres employés, s’ils ne travaillaient pas assez vite. Parfois, les journées de travail duraient jusqu’à quinze heures sous un soleil brûlant et les travailleurs ne recevaient qu’un repas par jour.
« Nous commencions le travail à 5 h du matin. Nous n’avions pas le droit de partir tant que tout le travail de la journée n’était pas terminé », raconte Ibtesam. « On ne pouvait pas s’opposer à quoi que ce soit au risque de se faire renvoyer par le patron [israélien] et de ne plus jamais pouvoir être réengagé. »
Guy Hirshfeld est activiste dans la vallée du Jourdain et membre du groupe israélien Taayoush. Ce partenariat israélo-palestinien met l’accent sur la résistance non violente à l’occupation israélienne. Hirshfeld indique à MEE que les colons israéliens peuvent facilement exploiter les travailleurs palestiniens et que la plupart ont « trop peur » d’engager une action en justice contre les Israéliens.
D’après Hirshfeld, les colons israéliens emploient également des « intermédiaires » palestiniens, qui sont, selon eux, responsables des travailleurs palestiniens, afin de se soustraire à leur responsabilité.
Alors que les lois du travail israéliennes sont techniquement censées s’appliquer aux Palestiniens employés dans les colonies israéliennes, les travailleurs palestiniens ont tendance à gagner environ 10 shekels (environ 2,3 euros) par heure sans avantages sociaux, selon le MA’AN Development Center. Le salaire minimum israélien correspond quasiment au triple.
Human Rights Watch (HRW) a rapporté que l’on pouvait même voir des enfants palestiniens de 11 ans travailler dans les colonies. Pourtant, la loi israélienne interdit d’employer des enfants de moins de 15 ans.
« Le patron [israélien] pouvait faire tout ce qu’il voulait. Il pouvait nous insulter ou violer nos droits et la plupart des travailleurs n’ont pas d’autre choix que de garder le silence »
– Ibtesam Zubeidat, DJ
Des enfants ont affirmé à HRW que pendant les périodes de récolte, ils étaient forcés de travailler jusqu’à douze heures par jour au lieu de huit. Ils souffraient alors de coups de chaleur et développaient des éruptions cutanées causées par les pesticides appliqués sur les cultures.
« Ici, les colonies ont détruit les opportunités pour nos enfants », déplore Ibtesam, qui ajoute que les enfants d’al-Zubeidat et des villages voisins abandonnent souvent l’école très jeunes. « Ils se disent : "Pourquoi devrais-je aller à l’école si je finis par travailler dans les colonies ?" »
La dépendance du village vis-à-vis des colonies agricoles a eu un effet majeur sur l’éducation en raison d’une forte conviction que cela n’engendrera aucun bénéfice futur.
« Les jeunes d’al-Zubeidat ne croient pas en l’éducation parce qu’ils pensent que cela les mènera nulle part dans leur vie », affirme Hamza. « Maintenant, chaque génération souffre d’un manque d’éducation croissant tout en développant dans le même temps une dépendance grandissante vis-à-vis des colonies. »
Contester les normes sociales
Il y a environ trois ans, Ibtesam a commencé à travailler avec d’autres femmes dans le village pour rechercher des moyens de contester cette réalité. « Nous sommes devenus déterminées à arrêter de travailler pour l’ennemi », affirme-t-elle.
« Nous sommes devenus déterminées à arrêter de travailler pour l’ennemi »
– Ibtesam Zubeidat, DJ
Un jour, Ibtesam s’est rendu compte de l’existence d’une opportunité. Pendant les mariages, où hommes et femmes sont séparés à al-Zubeidat, les DJ professionnels recrutés pour ces événements étaient toujours des hommes, et travaillaient pour la partie du mariage réservée au marié.
Comme les hommes ne sont pas autorisés dans la partie réservée aux femmes lors des festivités, elles dépendaient des haut-parleurs pour entendre la musique. Cela empêchait les femmes et même la mariée de choisir leurs propres chansons ou d’interagir avec le DJ pendant les fêtes.
Ibtesam a donc commencé à développer des idées pour initier ce qui est considéré comme le premier projet de femmes DJ dans le village. Women and Media Development (TAM), une ONG locale qui œuvre pour soutenir les entreprises dirigées par des femmes en Cisjordanie, est arrivée dans le village dans l’espoir de développer un projet collaboratif avec les femmes de la communauté.
En 2014, Ibtesam et cinq autres femmes ont reçu une formation et une assistance de la part de TAM pour développer leurs compétences en mixage, en photographie, en tournage et dans d’autres métiers. Leur objectif était de développer dans le village une entreprise de services de DJ de mariage et d’événementiel appartenant à des femmes.
Mais ce nouveau projet audacieux s’est heurté au rejet des membres de leur famille et de la communauté élargie. « Notre communauté est habituée aux femmes qui travaillent dans les colonies. Depuis des années, c’est tout ce que nous connaissons. Mais l’idée d’une femme qui mixe était perçue comme étrange. Cela n’avait aucun lien avec nos traditions », explique Ibtesam.
« D’autres femmes veulent être comme nous »
Ibtesam a continué à se battre pour vivre ses rêves et a divisé son temps entre, d’un côté, les colonies agricoles et, de l’autre, le mixage. Une fois que sa famille a compris à quel point elle était déterminée, et les avantages que comportait le fait de refuser de travailler dans les colonies, elle a progressivement commencé à la soutenir.
« Les hommes nous disaient de vendre notre équipement parce que personne n’allait jamais nous engager »
– Ibtesam Zubeidat, DJ
Pourtant, les femmes ont continué de se heurter à la désapprobation de certains hommes du village.
« Les hommes intervenaient quand nous installions le système audio et les ordinateurs portables, affirmant que les hommes étaient plus à même de faire ce travail », raconte Ibtesam.
« Mais nous n’avons jamais écouté. » Leur projet est rapidement devenu « normal » au sein de la communauté et la plupart des habitants les soutiennent désormais avec enthousiasme.
Nous avons observé un changement complet au sein de notre communauté », a déclaré Wafa, qui a commencé à travailler dans la chaîne de production d’une usine de dattes israélienne à l’âge de 13 ans. « Aujourd’hui, nous dégageons des revenus à l’extérieur des colonies et d’autres femmes veulent être comme nous ».
Les femmes, qui affirment être indépendantes depuis 2016, vivent à l’écart du travail dans les colonies agricoles israéliennes.
Le mari d’Ibtesam, Younis Zubeidat, a également changé d’avis ; s’exprimant pour MEE, il se dit fier de voir son épouse se battre pour ce qu’elle aime. Il affirme avoir remarqué des changements positifs chez Ibtesam depuis qu’elle a abandonné son travail dans les colonies. « J’espère qu’un jour, plus personne dans le village ne devra travailler dans les colonies », confie Younis.
Navine Zubeidat, 23 ans, est la camerawoman du groupe. Elle a travaillé pendant environ quatre ans dans les colonies. Depuis qu’elle a quitté ce poste, elle se dit détendue et « libre ».
« Je n’aime pas prendre l’argent des colons », explique Navine. « Cela fait du bien de générer son propre argent. Et je souris chaque fois que quelqu’un me dit que je suis camerawoman. »
« Je souris chaque fois que quelqu’un me dit que je suis camerawoman. »
– Navine Zubeidat, camerawoman
Toutefois, le père de Navine s’oppose toujours à son travail, car selon lui, les femmes ne doivent pas travailler du tout.
« Mais cela m’est égal », explique Navine, en haussant les épaules. « Je vais tout simplement continuer de faire ce que j’aime. » Bien qu’il ait tenté de l’empêcher de travailler avec les autres femmes, elle refuse d’abandonner. « Maintenant, je n’ai pas peur de mon père et je me bats avec lui chaque fois qu’il essaie de m’arrêter. »
« Forcés de travailler en tant que main d’œuvre bon marché »
Le nom du village fait référence à la tribu Zubeidat, dont les membres, comme la plupart des Palestiniens dans la vallée du Jourdain, sont devenus réfugiés à l’issue de la Nakba (« catastrophe »), pendant la création d’Israël, en 1948. La tribu Zubeidat a été déplacée de Beer al-Sabe, qui est désormais la ville israélienne de Beersheba. Presque tous les habitants du village portent toujours le nom de leur tribu.
« Les Palestiniens n’ont pas d’autre alternative que de consacrer leur travail et leur argent à l’économie israélienne »
– Hamza Zubeidat, membre du MA’AN Development Center
Alors que la plupart des Palestiniens de la vallée du Jourdain sont des Bédouins, le gouvernement jordanien – qui contrôlait la vallée du Jourdain après 1948 – a encouragé certains des réfugiés à développer leurs compétences dans l’entreprise plus lucrative que constituait l’agriculture. À l’époque, ils avaient l’autorisation de louer les terres de la vallée du Jourdain à un faible coût, selon Hamza.
Après la guerre de 1967, lorsque l’armée israélienne a pris le contrôle de la Cisjordanie et de Gaza, les réalités socioéconomiques des villages palestiniens ont été bouleversées. Israël a complètement pris le contrôle de la région et a commencé à affecter des terres aux colons israéliens.
« Certaines de ces terres où des colonies israéliennes ont été construites étaient des terres utilisées activement pour l’agriculture par les villageois d’al-Zubeidat. Mais aujourd’hui, ils sont forcés de travailler sur ces mêmes fermes en tant que main d’œuvre bon marché », explique Hamza.
Les ressources abondantes de la vallée du Jourdain, souvent qualifiée de « serre naturelle » en raison de ses terres fertiles et de ses importantes ressources en eau, en font une région d’une importance stratégique pour le gouvernement israélien.
Le contrôle israélien des ressources en eau dans la vallée du Jourdain a même empêché les quelques villages palestiniens pouvant attester de la propriété de leurs terres de les cultiver de façon productive.
Selon le MA’AN Development Centre, outre le fait qu’Israël interdit aux Palestiniens d’utiliser l’eau du Jourdain, les Palestiniens ont également l’interdiction de développer des réseaux de distribution d’eau ou de forer des puits de plus de 140 mètres. À cette profondeur, seule l’eau salée est accessible et cela limite la variété des cultures qu’ils peuvent produire.
En raison des restrictions israéliennes, les villages palestiniens sont alors contraints d’acheter de l’eau potable de la société israélienne des eaux Mekorot. Les colons israéliens, en revanche, ne connaissent aucune limitation de leur accès à l’eau.
« C’est de la colonisation », soutient Hamza. « Les Palestiniens n’ont pas d’autre alternative que de consacrer leur travail et leur argent à l’économie israélienne. »
Les femmes DJ reconnaissent qu’il faudrait faire beaucoup plus pour se confronter au système « colonial » d’Israël dans la vallée du Jourdain.
« Les femmes nous admirent parce que tout le monde dans notre village est tellement fatigué de travailler dans les colonies. C’est un travail insultant et difficile à faire tous les jours », affirme Wafa à MEE. « Mais notre projet leur a montré qu’autre chose est peut-être possible. »
* Avec l’aide d’Hisham al-Laham et Abla Klaa.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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