C'est une certitude, Abdelaziz Bouteflika n’est plus le centre du pouvoir
Ahmed Ouyahia, désigné mardi 15 août au poste de Premier ministre, et son prédécesseur Abdelmadjid Tebboune, ont tous deux remercié le président Abdelaziz Bouteflika lors de la cérémonie de passation des pouvoirs, et insisté pour lui réaffirmer leur allégeance.
Ces deux énarques, qui totalisent près d’une quarantaine d’années de présence au gouvernement, ont cohabité au sein de l’Exécutif à trois reprises, et notamment au début de l’ère Bouteflika, lorsque la star du gouvernement était Chakib Khelil.
Avec leur profil de hauts fonctionnaires disciplinés, prêts à se plier en quatre pour se mettre au service du pouvoir du moment, ils ont gravi tous les échelons, jusqu’au poste prestigieux de Premier ministre. Ils connaissent donc les chemins qui mènent aux sommets.
Messieurs Ouyahia et Tebboune connaissent tous deux les limites de ce qui est permis et ce qui ne l’est pas
Cela devrait suffire pour éliminer toute une série d’hypothèses sur les divergences qui les opposeraient : au sujet de leur relation avec l’argent et les milieux d’affaires, avec lesquels ils ont parfaitement composé, ou encore au sujet de leurs ambitions respectives, car tous deux connaissent les limites de ce qui est permis et ce qui ne l’est pas.
De plus, ils ont tous deux été de fervents partisans du quatrième mandat en faveur d’un président sérieusement diminué en raison de son état de santé. Ils ne peuvent non plus nous tromper sur le sens de leur action, car tous deux affirment appliquer un « plan d’action » découlant du « programme du président de la République ».
D’où vient donc cette image largement répandue, et qui voudrait présenter M. Tebboune comme un homme soucieux de combattre l’argent sale et de faire face aux oligarques, alors que M. Ouyahia serait un homme de compromission, capable d’appliquer sans état d’âme des programmes de restrictions en ces temps d'austérité budgétaire.
Un Premier ministre recadré par un ministre !
La confusion qui s’est installée ne peut se dissiper que par un retour à certaines certitudes.
La plus évidente, qui reste le secret le mieux gardé dans le sérail, concerne le président Abdelaziz Bouteflika : celui-ci n’existe plus en tant qu’arbitre, encore moins comme centre de pouvoir. Il n’est plus en état d’accomplir le strict minimum pour sauver la face.
Noureddine Boukrouh, ancien ministre de Bouteflika, et Soufiane Djilali, président du parti Jil Jadid (Nouvelle génération), l’ont affirmé publiquement. Tous deux sont cependant des opposants, et ils sont dans leur rôle quand ils évoquent la question.
Abdelaziz Bouteflika n’existe plus en tant qu’arbitre, encore moins comme centre de pouvoir. Il n’est plus en état d’accomplir le strict minimum pour sauver la face
Mais un constat est venu confirmer leurs déclarations. Lors de la crise qui a mené au limogeage de M. Tebboune, le président Bouteflika n’a pas été en mesure de recevoir son Premier ministre, ce qui aurait constitué un minimum pour préserver un semblant de fonctionnement des institutions.
Dans un premier avertissement adressé à M. Tebboune, le président de la République aurait « recadré » le Premier ministre. Cela aurait dû se faire par une déclaration du chef de l’État, au pire par un communiqué de la présidence de la République, si on admet le fonctionnement anormal en vigueur dans le pays comme un fait accompli.
La procédure suivie a été différente. La mise en demeure était en fait une lettre signée de M. Ahmed Ouyahia, directeur de cabinet du président de la République et en même temps membre du gouvernement de M. Tebboune.
Il fallait vivre le quatrième mandat de M. Bouteflika pour assister à cette absurdité constitutionnelle : un Premier ministre se faisant rappeler à l’ordre par un de ses ministres, sans tenir compte de la « majorité parlementaire » ni de l’opinion publique.
Pouvoir informel
La seconde certitude découle de la première : le pouvoir du président de la République est exercé dans l’informel. La chose n’est pas nouvelle. Elle se pose avec de plus en plus d’insistance depuis avril 2013, après son sévère AVC.
Les communicants officiels avaient alors menti, en parlant d’un « accident ischémique transitoire sans séquelles ». Des responsables de premier plan, occupant des fonctions stratégiques, avaient été complices du mensonge, au moins par leur silence.
En 2014, le président Bouteflika avait été réélu pour un quatrième mandat, sans faire campagne et sans prononcer un seul mot. En novembre 2016, dix-neuf personnalités avaient émis le vœu de rencontrer le chef de l’État pour constater de visu ses aptitudes à gérer le pays.
Mais la famille du président Bouteflika, essentiellement son frère et conseiller Saïd, avec le concours des principaux dirigeants du pays, ont réussi à garder le black-out. La raison était toute simple : aucun successeur potentiel ne faisait consensus.
Les institutions ne servent plus que pour l’apparat. Les arbitrages et les décisions se font désormais ailleurs
À défaut d’un accord sur l’identité du prochain président, Abdelaziz Bouteflika est maintenu. On avisera plus tard.
Le résultat est là : les institutions ne servent plus que pour l’apparat. Aucune d’entre elles n’est en mesure d’arbitrer un conflit. La déresponsabilisation a atteint des sommets, et a fini par déteindre sur l’ensemble de la vie économique et sociale. Les arbitrages et les décisions se font désormais ailleurs.
Le poids des lobbies
Les célèbres images filmées lors des obsèques de l’ancien Premier ministre Rédha Malek, montrant Saïd Bouteflika rire avec Ali Haddad, patron du Forum des chefs d’entreprise (FCE) – menacé par le Premier ministre démis Abdelmadjid Tebboune – et Abdelmadjid Sidi Saïd, patron de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), ont montré que les réseaux informels étaient désormais en mesure d’afficher publiquement leur mépris du gouvernement et des autres institutions.
Personne n’imagine aujourd’hui de voir le président du Conseil constitutionnel Mourad Medelci prendre une initiative pour prononcer l’incapacité du président Bouteflika à exercer ses fonctions, tout comme il a approuvé le plan d’action de M. Tebboune il y a à peine deux mois.
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Cela laisse le terrain libre aux lobbies, qui œuvrent dans l’informel. Ceux de l’argent, les plus visibles, mais aussi les autres, notamment les lobbies régionaux, dont le poids reste déterminant dans la vie politique algérienne.
Avant même le limogeage de M. Tebboune, les principales mesures controversées qu’il avait prises contre les « oligarques » ont été levées : le dédouanement de marchandises importées a repris et les banques ont été instruites pour faciliter tous genres de business. Retour à la « normale ».
Retour au statu quo intégral
L’avènement de M. Ouyahia signe donc le retour au statu quo de l’ère Sellal. Avec, espère-t-on, un peu plus de tenue, et de caractère solennel de l’État.
Un volet de ce statu quo, celui relatif au monde des « affaires », a été mis en avant, mais le second, le plus important, a été occulté : celui des équilibres internes aux cercles du pouvoir. Celui-ci, fait de dosages politique, militaire et sécuritaire, de régionalisme et de clans, d’allégeances et d’alliances, est très complexe.
M. Tebboune n’a pas promis une révolution. Il a juste provoqué, involontairement, un mouvement
C’est là que l’action de M. Tebboune a fait mal. Il a rompu l’harmonie d’un édifice qui permettait à chaque groupe d’exister, de défendre ses intérêts, et de se sentir partie prenante de la décision.
M. Tebboune n’a pas promis une révolution. Il a juste provoqué, involontairement, un mouvement. Mais ces dynamiques sont dangereuses. On sait où elles commencent, pas où elles risquent de mener.
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S’attaquer, pour des raisons économiques, juridiques, ou même morales, à un entrepreneur qui vit d’une rente des marchés publics, peut déboucher sur un mouvement de foule demandant des comptes sur la gestion de l’argent public. C’était trop risqué, trop dangereux. Il fallait éteindre le feu, et vite. Y compris en discréditant M. Tebboune.
Celui-ci a été accusé d’avoir rencontré plus ou moins secrètement le Premier ministre français Edouard Philippe – comme si une telle chose était possible –, d’avoir « trahi » le président Bouteflika, et de prendre des vacances sur la Côte d’Azur ou dans la lointaine Moldavie, alors que le pays est à la peine.
Pas d’impact significatif sur la transition
M. Ouyahia, archétype de l’homme-système, était le mieux indiqué pour rassurer tout le monde. En premier lieu les différentes composantes du pouvoir, soucieuses, en ces temps d’incertitude, de préserver des positions pour l’échéance qui hante tout le monde : la succession.
Car à défaut de peser sur la décision, apanage d’un cercle restreint, chacun est convaincu qu’il lui faut être présent, et vigilant, au moment opportun. Un moment que beaucoup d’acteurs pensent proche.
Pour les uns, Ahmed Ouyahia a pris une option sérieuse en vue de cette échéance en s’installant au Palais du gouvernement. Cela lui permet de contrôler le gouvernement, l’administration et l’alliance gouvernementale.
C’est suffisant pour prendre le pouvoir. En réalité, cela n’a pas de signification particulière. D’abord parce que ce n’est pas le vote qui fait le président. La décision se passe ailleurs.
Ensuite, parce que l’Algérie n’a pas de tradition en ce sens. Aucun chef de gouvernement n’est devenu président de la République. Ali Benflis en a vécu l’amère expérience en 2004.
Ce n’est pas le vote qui fait le président. La désignation du chef de l’État se fait au sein de l’appareil militaire et sécuritaire
La désignation du chef de l’État se fait au sein de l’appareil militaire et sécuritaire, dont le point de vue est prééminent.
Pour le moment, rien n’indique que les choses ont changé. Il est difficile d’imaginer M. Ali Haddad et M. Kouninef (autre patron et soutien du président, toutefois plus discret) imposer leur candidat aux généraux-majors de l’armée et de différents services de sécurité.
À moins que les oligarques aient acquis un pouvoir insoupçonné. Ce serait une évolution significative du système politique algérien – positive ou négative, peu importe – mais une transformation qui changerait radicalement la nature des luttes politiques.
- Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l'hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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Photo : Abdelaziz Bouteflika vote pour les élections législatives le 4 mai 2017 à Alger (AFP).
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