Accros au Viagra : les Yéménites se tournent vers les pilules sexuelles pour supporter la guerre
TA’IZZ, Yémen – Rafat se souvient de la première fois où il a vu ses amis prendre des pilules sexuelles pour « planer ».
« C’était au mariage d'un ami, en octobre dernier », a déclaré le jeune homme de 25 ans originaire de Ta’izz. « Je les ai vus mettre du Viagra dans leurs boissons énergisantes. Ils disaient que ça leur donnait une énergie sans limites et que ça n’avait pas d’effets secondaires. J'ai alors décidé d'essayer. »
Ainsi a commencé la descente de Rafat dans ce qu'il décrit sans détour comme une « dépendance » à une drogue commercialisée en Occident comme la panacée aux problèmes sexuels.
« Je les ai vus mettre du Viagra dans leurs boissons énergisantes. Ils disaient que ça leur donnait une énergie sans limites et que ça n’avait pas d’effets secondaires »
- Rafat, consommateur de pilules sexuelles
Mais au Yémen, un pays touché par une guerre impitoyable – des milliers de morts, des millions de personnes au bord de la famine et une épidémie de choléra qui ravage les plus faibles –, un nombre croissant d'hommes se tournent vers le Viagra et ses « génériques » pour s’évader.
Et de plus en plus d’utilisateurs signalent une dépendance psychologique au médicament.
Le Viagra a été découvert dans le cadre de la recherche en cardiologie dans les années 1990. Bien qu’il augmente l'oxygénation du sang, il est peu probable qu'il permette véritablement de « planer ».
« Le premier jour, je n’ai ressenti presque aucun effet sexuel, mais maintenant, la sensation globale est meilleure qu'avant », a décrit Rafat.
« Mais si je n’en prends pas pendant une semaine, je me sens très fatigué, alors je conseille aux jeunes de ne pas prendre de Viagra ou de médicaments similaires. »
Son conseil semble toutefois peu susceptible d’être écouté.
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Selon le ministère yéménite de la Santé, les ventes de pilules sexuelles ont atteint en 2014 les 400 millions de rials yéménites (1,6 million de dollars). Les principaux utilisateurs sont des hommes âgés entre 20 et 45 ans.
Toutefois, avec la guerre, le Yémen aurait connu une très forte augmentation de la consommation de ce type de médicaments, en raison notamment d’une surveillance moindre du marché.
Déjà en 2014, les pilules sexuelles représentaient le troisième type de médicament le plus vendu dans le pays, soit 13 % de toutes les ventes.
Le prix moyen des pilules sexuelles comme le Viagra et similaires est de 250 rials (1 dollar) et la plupart des pharmacies du Yémen les vendent sans ordonnance, bien que ce soit techniquement illégal.
Une source au ministère de la Santé a confirmé à MEE que la demande de pilules sexuelles était plus importante maintenant qu'avant la guerre, ajoutant que le ministère n’était pas en mesure d’envoyer des observateurs surveiller les pharmacies en raison du manque de moyens.
« Nous sommes au courant des irrégularités concernant la vente de pilules sexuelles sans ordonnance, nous sommes au courant de la contrebande de pilules sexuelles. Nous connaissons également les usines et pharmacies qui produisent des pilules sexuelles illégales, mais nous ne pouvons pas les en empêcher, car le ministère a des choses plus importantes à faire », a-t-il expliqué.
Tandis que certaines usines sont situées au Yémen, d'autres médicaments sont importés.
Akram al-Hwaish, un urologiste basé à Ta’izz, a confirmé que la guerre avait exacerbé un problème déjà grave.
« La dépression, les problèmes matrimoniaux, la pression psychologique et les problèmes liées au travail sont les principales causes de faiblesse sexuelle », a-t-il déclaré à MEE.
« Beaucoup d’hommes souffrent de ces problèmes en temps de guerre et cette faiblesse les conduit à prendre des pilules sexuelles. »
Ta’izz a été le théâtre d’affrontements féroces entre la Résistance populaire, fidèle au président Abd Rabbo Mansour Hadi, et les Houthis, alliés à l’ancien président Ali Abdallah Saleh.
Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) a également pris parti contre les Houthis et profité du vide du pouvoir pour affirmer son autorité sur la ville, prenant le contrôle des commissariats et de certains hôpitaux.
Les « personnes dans le besoin »
Rashid, 35 ans, est père de cinq enfants, dont l'un souffre d'autisme.
En juin 2015, plusieurs mois après le début de la guerre, il a perdu son emploi dans le marketing et s’est vu contraint de travailler comme ouvrier du bâtiment dans la ville de Ta’izz. Mais la pénurie de travail a rendu la vie très dure pour Rashid et sa famille, a-t-il confié.
« Quand j'ai perdu mon emploi, j'ai commencé à travailler comme ouvrier sur les chantiers et j'ai constaté que de nombreux collègues prenaient différentes sortes de pilules sexuelles », a-t-il raconté à MEE dans un restaurant de Ta’izz.
Ils le justifiaient en invoquant principalement leur souffrance, a poursuivi Rashid, « et ils disaient que les pilules les aidaient à maintenir de bonnes relations avec leurs femmes ».
« Tout homme sans argent souffre de problèmes domestiques avec sa femme. Je me trouve dans cette situation, c’est pourquoi j'ai décidé de prendre ces pilules sexuelles, pour que ma relation avec ma femme reste satisfaisante. »
Bien que Rashid ait déclaré n’acheter qu’un seul comprimé par semaine, il a avoué que c’était devenu pour lui une nécessité, et a observé que beaucoup de ses collègues prenaient plus d'une pilule à la fois.
« Je ne pense pas que les riches prennent des pilules sexuelles comme ceux qui sont dans le besoin »
- Rashid
« Je ne pense pas que les riches prennent des pilules sexuelles comme ceux qui sont dans le besoin. Ces pilules aident les gens nécessiteux comme nous, qui souffrent de dépression et essaient d’être heureux ne serait-ce ce qu’un jour par semaine », a-t-il ajouté, précisant qu’il ne prenait pas de pilules sexuelles quand il gagnait un salaire décent.
L'utilisation fréquente de pilules sexuelles peut entraîner des risques pour la santé, préviennent les médecins.
Hwaish a averti que les dangers de la dépendance au Viagra augmentaient si les pilules étaient prises sans ordonnance.
« Ces pilules peuvent tuer les personnes âgées et ceux qui souffrent de problèmes cardiaques, les gens ne devraient donc en prendre que sur les conseils d'un médecin », a-t-il indiqué.
Rashid reste convaincu que sa consommation de pilules sexuelles est un symptôme de sa situation actuelle, marquée par la guerre et la pénurie d’emploi.
« J'espère que c'est temporaire », a-t-il déclaré. « Lorsque je retournerai dans mon ancien poste, ou que je trouverai un nouveau travail, c’est sûr, j’abandonnerai ces pilules. »
Traduit de l’anglais (original).
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