Coincées dans les limbes juridiques : des épouses de membres de l’EI veulent rentrer chez elles
AÏN AL-ISSA, Syrie – Dans un camp pour personnes déplacées à la frontière nord de la Syrie, quatorze femmes, chacune avec plusieurs jeunes enfants, partagent un dortoir.
Le camp d’Aïn al-Issa est qualifié officieusement de camp cinq étoiles pour son centre médical, ses étals de vêtements d’occasion, ses magasins vendant de la nourriture et des rafraîchissements, et ses rangées de tentes blanches fournies par le HCR.
Le camp fournit des logements temporaires aux 8 000 Syriens qui ont fui les combats contre le groupe État islamique (EI) menés par les Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis à Raqqa et Deir Ez-Zor.
« Tout ce que les médias écrivent à propos de nous est négatif, mais personne ne m’interroge sur mon mari, que j’aime »
– Aïsha Kadad, épouse d’un membre franco-marocain de l’EI
Mais ce dortoir, avec des gardes de sécurité à la porte, est différent du reste du camp. Les quatorze femmes qui y vivent, dont beaucoup sont étrangères, sont toutes des épouses de membres de l’EI.
Les maris de bon nombre d’entre elles ont été tués au combat ou ont été arrêtés aux côtés de leurs femmes en essayant de fuir la ville de Raqqa contrôlée par l’EI.
Certaines femmes ont été arrêtées dans les rues alors que les FDS libéraient des zones du contrôle de l’EI.
Les autres habitants du camp n’apprécient pas la présence d’épouses de membres de l’EI parmi eux.
« Ils détestent l’EI et ils ont souffert à Raqqa », a expliqué Aïsha Kadad (30 ans), ancienne professeure d’anglais de la ville de Homs, au centre de la Syrie.
« Lorsque les Indonésiens vivaient ici, les habitants leur jetaient des pierres et ne les laissaient pas se procurer de l’eau », a-t-elle rapporté en se référant à une famille de personnes suspectées d’être membres de l’EI qui vivaient dans une tente au sein du camp, pas dans le dortoir lui-même.
Le premier mari de Kadad a été tué par un sniper de l’armée syrienne lors des combats à Homs en 2012.
« Tout ce que les médias écrivent à propos de nous est négatif, mais personne ne m’interroge sur mon mari, que j’aime », a déclaré Aïsha.
Son deuxième mari, un Franco-Marocain nommé Bilal Khattab, avait à l’origine rejoint l’EI sans volonté de se battre, a-t-elle expliqué. Il est injuste, selon elle, qu’elle soit toujours retenue en captivité. Elle veut être libre, pouvoir quitter le camp et retourner travailler en Syrie.
Aucun visiteur
Ces femmes ont peu de visiteurs, hormis de rares journalistes.
Et bien que beaucoup déplorent leur situation dans le camp – Aïsha Kadad s’est plainte de n’avoir que du « riz et des haricots » –, elles sont autorisées à quitter le dortoir seules pour acheter de la nourriture et des provisions au marché et parfois même à utiliser Internet, ce qui leur permet de parler à leurs familles dans leur pays.
Beaucoup de ces femmes rapportent qu’elles ont d’abord été interrogées par la coalition dirigée par les États-Unis avant d’être remises aux FDS. Et la plupart disent espérer être autorisées à retourner dans leur pays d’origine afin que leurs enfants vivent en paix.
Aïsha Kadad a raconté que son mari était venu en Syrie depuis la France pour rejoindre l’EI, mais qu’il n’avait pas voulu se battre et avait refusé de prendre les armes.
Abou Mohammed al-Adnani, le principal propagandiste de l’EI, lui a personnellement déclaré qu’il « devait se battre ou rester », se souvient-elle.
Elle a rapporté que son mari avait déclaré à ses supérieurs de l’EI : « Je suis musulman, je ne veux pas tuer. »
N’ayant pas suffisamment d’argent pour fuir en Turquie, le couple a décidé de rester jusqu’à trouver une occasion de s’échapper, tout en craignant les sanctions de l’EI pour avoir refusé le combat.
Son mari a dû couper ses longs cheveux qui l’identifiaient comme un membre de l’EI pour les personnes extérieures, a poursuivi Aïsha.
Quand il a été libéré de prison où il avait été enfermé par l’EI pour avoir fumé il y a quelques mois, ils ont réussi à s’échapper à Raqqa et se sont approchés des FDS dans un village voisin avec un drapeau blanc.
Son mari a été détenu et n’a pas encore été libéré. Il se trouve probablement à Kobané ou à Kameshli, deux villes contrôlées par la milice kurde des YPG.
« Beaucoup de Syriens liés à l’EI ont été libérés après avoir passé un certain temps en prison. Mon mari n’est pas Abou Bakr al-Baghdadi », s’est-elle plainte. « Il n’a rien fait de mal. »
Il semble cependant que les FDS n’aient pas cru que son mari n’était pas un combattant de l’EI et l’aient emprisonné.
Décapité pour avoir fait sortir sa famille de Raqqa
Aïsha Kadad a expliqué combien il était difficile de quitter le territoire contrôlé par l’EI.
« Un jour, sur la place de Raqqa, ils ont décapité un Irakien parce qu’il avait fait partir sa femme et sa fille pour la Turquie. Ils l’ont tué pour avoir permis à sa femme d’aller en territoire kuffar [non-croyant]. Nous avions très peur d’être tous tués s’ils nous attrapaient, nous et nos enfants », a-t-elle dit.
Aïsha, qui est Syrienne, ne veut pas retourner au Maroc avec son mari. « J’ai peur qu’ils envoient mon mari au Maroc, et qu’il y soit torturé, car ils détestent vraiment l’EI là-bas », a-t-elle confié.
Cependant, la plupart des épouses de membres de l’EI souhaitent retourner dans leur pays d’origine.
« Nous leur permettrons de partir si d’autres [les gouvernements étrangers] acceptent leur retour », a déclaré sous le couvert de l’anonymat un responsable de la sécurité du camp, tout en ajoutant que les maris membres de l’EI n’étaient pas autorisés à quitter la Syrie.
« En Amérique, ils les emprisonneraient, mais ici [les épouses] ne sont même pas en prison », a-t-il ajouté.
Une famille de dix-sept Indonésiens a été autorisée à partir au début du mois d’août, après que le gouvernement de Jakarta a accepté son retour. Une épouse française, Saïda, originaire de Montpellier, a également pu rentrer en France, selon les autres épouses.
Si de nombreux gouvernements occidentaux hésitent à accueillir les épouses des membres de l’EI, ils n’ont pas légalement la possibilité de refuser leur retour car elles restent citoyennes de ces pays.
Clarisse Pásztory, responsable de la mission de l’Union européenne à Erbil, dans la région du Kurdistan irakien, a déclaré qu’il était très probable que les épouses de membres de l’EI soient poursuivies en justice dans leur pays d’origine.
« Nous sommes heureux de les voir poursuivies localement, en prenant bien en compte l’opposition générale à l’application de la peine de mort », a-t-elle dit à MEE.
« Mais il pourrait ne pas y avoir assez de preuves pour les poursuivre si elles étaient “juste des épouses”, ou en raison du fait qu’aucun crime en tant que tel n’ait été commis à l’échelle locale », a-t-elle ajouté.
« Dans ce cas, elles seront probablement expulsées d’ici, mais cela ne signifie pas qu’elles seront libres car, en arrivant en Europe, elles seront accusées et poursuivies pour avoir appartenu à une organisation terroriste étrangère – le cas échéant. »
Cependant, Clarisse Pásztory a ajouté que chaque pays occidental avait un code et des procédures pénales différents, de sorte que les choses pouvaient varier d’un cas à l’autre.
« Pour les enfants, c’est différent. Tous les pays voudront et devront chercher à faire sortir leurs ressortissants, et à moins qu’ils n’aient commis des crimes graves, ils leur seront vraisemblablement remis. Les prochaines étapes dépendront alors de la situation familiale, de l’état d’esprit et de tout le reste. »
Regrets d’avoir quitté son pays
Fatima a 30 ans et est originaire d’Allemagne. Elle a choisi de ne pas donner son véritable nom.
Après avoir vécu à Raqqa avec son mari, qui a été blessé dans la bataille pour reprendre la ville, elle veut maintenant retourner en Allemagne avec ses enfants.
Elle a déclaré être partie vivre dans les zones contrôlées par l’EI « à cause de la charia [loi islamique] ».
« Je deviens folle, combien de temps vais-je devoir rester ici ? Je dois retourner en Allemagne »
– Fatima, originaire d’Allemagne, épouse d’un membre de l’EI
« Je ne suis pas venue pour l’EI, j’étais femme au foyer. Je n’ai rien à voir avec les décapitations et la lapidation », a-t-elle affirmé, ajoutant qu’elle ignorait que l’EI tuait des innocents.
« Je deviens folle, combien de temps vais-je devoir rester ici ? Je dois retourner en Allemagne », a-t-elle déclaré, au bord des larmes. Se plaignant des conditions de vie dans le camp, elle a dit préférer retourner à Raqqa, où son mari, blessé au cours des combats, est toujours avec l’EI.
Certaines épouses de membres de l’EI sont originaires de pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, comme la Turquie, la Tunisie et le Maroc.
Khadija al-Humri, originaire de Tunisie, a 29 ans.
Elle a raconté à MEE qu’elle cherchait désespérément à rentrer chez elle et qu’elle regrettait d’avoir rejoint l’EI. Elle s’est dite prête à dénoncer l’EI si les autorités tunisiennes l’autorisaient alors à retourner dans son pays.
« Mon mari a également affirmé que le califat n’était même pas religieux, même si [ses responsables] prétendent qu’il relève du divin. Il a dit que nous devions partir à la première occasion », a-t-elle expliqué.
« Personne n’aime l’État islamique, c’est un État de non-croyants, et c’est pour cette raison qu’il a perdu »
– Khadija al-Humri, originaire de Tunisie, épouse d’un membre de l’EI
« Des Tunisiens ont planifié leur fuite [à Mayadin] ; ils ont volé des voitures à Raqqa, collecté de l’argent et l’ont donné à un passeur pour s’échapper », a-t-elle ajouté.
« Je veux retrouver ma famille et ma vie d’autrefois. »
Les épouses des membres de l’EI sont maltraitées par les miliciens du groupe, en particulier lorsqu’elles sont veuves et forcées de se remarier avec un autre combattant de l’EI, a affirmé Khadija.
« Si leur mari est tué, les femmes sont traitées comme des chiens et personne ne se soucie d’elles. Personne n’aime l’État islamique, c’est un État de non-croyants, et c’est pour cette raison qu’il a perdu. Si Dieu avait été de leur côté, ils auraient gagné », a-t-elle estimé.
« Je ne suis pas du côté de Daech, je suis venue ici en Syrie pour obéir à mon mari », a confié Khadija.
Une nouvelle vie ?
Le mari d’Habiba Afif a été tué par des frappes de la coalition menée par les États-Unis à Raqqa. Elle veut rentrer chez elle au Maroc et a contacté sa famille pour lui demander de joindre les autorités marocaines.
« Mon mari est resté deux ans avec l’EI, puis il a été tué par des frappes aériennes ; j’ai de jeunes enfants et je suis fatiguée, je veux retourner dans mon pays »
– Habiba Afif, veuve d’un combattant de l’EI, originaire du Maroc
« Mon mari est resté deux ans avec l’EI, puis il a été tué par des frappes aériennes ; j’ai de jeunes enfants et je suis fatiguée, je veux retourner dans mon pays », a-t-elle confié à MEE.
« La vie était très difficile sous Daech. Ce n’est pas un bon État, il y avait des bombardements aériens constants à Tabqa. Je veux rentrer au Maroc et commencer une nouvelle vie. ».
Alors que l’EI perd progressivement toutes les villes qu’il contrôle face aux forces irakiennes ou aux FDS, de plus en plus d’épouses et d’enfants de membres de l’EI devraient être capturés.
Un nouveau défi juridique attend les autorités, tant à l’échelle locale qu’à l’étranger, puisque beaucoup de ces enfants sont nés en Syrie, dans le territoire contrôlé par l’EI, et qu’il sera loin d’être simple de déterminer l’ampleur de la participation de ces épouses aux crimes commis par l’EI.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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