En Jordanie, un air d’opéra souffle sur Jerash
AMMAN – Aux portes de la très belle cité antique de Jerash, à une cinquantaine de kilomètres au nord d’Amman, 4 000 personnes se pressent pour assister, pour beaucoup, à leur premier concert d’opéra. Ce 18 septembre 2017, une large scène encadrée d’écrans géants trône près du théâtre sud. Des chaises recouvertes de velours pourpre ou or ont été disposées sur la place ovale entourée de colonnes. La tête d’affiche est une célébrité qui vient pour la première fois en Jordanie : Andrea Bocelli.
À quelques mètres des stands qui vendent de l’alcool et des sandwichs, Haifa, 48 ans, décrit la star aveugle comme une « légende ». Son verre de vin blanc à la main, cette habitante de l’ouest d’Amman n’a pas hésité une seule seconde avant d’acheter sa place, « même si le prix des tickets était assez élevé », note-elle. Et pour cause, les prix oscillent entre 100 et 300 dinars jordaniens [entre 117 et 353 euros], soit plus que le salaire mensuel moyen d’un Jordanien.
« Parfois les artistes prennent un gros cachet et cela se ressent sur les prix des places, explique à Middle East Eye la ministre du Tourisme et des Antiquités, Lina Annab, quelques minutes avant le début du spectacle. Mais ce n’est pas parce que ce récital d’opéra est cher qu’ils le sont tous. »
« Bocelli, ce n’est pas de l’opéra »
Quand MEE leur demande s'ils aiment l’opéra, Isaac et son épouse Gassia s’étonnent : « De l’opéra ? Bocelli, ce n’est pas de l’opéra ». Le couple de Libanais fraîchement marié a fait un voyage exprès de Jounieh, au nord de Beyrouth, pour assister au concert. Cadeau de lune de miel fait par Gassia.
« L’opéra, c’est pour une certaine catégorie sociale, pour les gens ‘’classes’’ »
- Isaac, Libanais de 33 ans
« L’opéra, c’est pour une certaine catégorie sociale, pour les gens ‘’classes’’ », lance le jeune marié de 33 ans. « Bocelli fait de la musique, disons, commerciale. »
À quelques mètres d’eux, Nagham, 23 ans, et Nada, 28, photographient leurs tickets avec leurs téléphones sans dissimuler leur joie. Elles aussi semblent surprises. « Je n’y connais pas grand-chose en opéra mais j’aime bien », confie Nagham, un peu gênée.
« Par la venue exceptionnelle d’Andrea Bocelli et la présence de Dima Bawab, dont la Jordanie est très fière, nous souhaitons encourager un segment plus grand de la société jordanienne à écouter de l’opéra », précise la ministre du Tourisme et des Antiquités.
« Dima qui ? » Sur la place ovale, rares sont ceux pour qui le nom Dima Bawab est familier. Pour Nasri, 68 ans, c’est une parfaite inconnue. Il n’est venu que pour Bocelli. Cadeau de sa femme, lui aussi.
Dima Bawab est pourtant la « guest soprano », et la seule chanteuse locale du concert. Elle est, avec Zeina Barhoum, l’une des deux chanteuses d’opéra les plus connues de Jordanie. Mais si peu la situent, c’est peut-être aussi parce que cette Jordanienne d’origine palestinienne vit en France depuis douze ans.
« Un public est en train de se construire »
« L’opéra est encore quelque chose de nouveau en Jordanie », reconnaît Thomas Jubarrah, 35 ans, l’un des 61 membres de la chorale chrétienne « Fountain of love » qui accompagne ce soir-là les musiciens de l’orchestre de l’opéra hongrois et de ceux du conservatoire national jordanien que Bocelli a fait venir.
« La chorale, de façon générale, en chante peu », indique-t-il à MEE. Pourtant, ce concert est le deuxième événement du genre en deux mois. Les 19 et 22 juillet derniers, 150 musiciens et danseurs de dix pays différents avaient fait le déplacement pour Amman. La Traviata de Verdi a été jouée dans l’amphithéâtre romain de la capitale, avec la soprano Zeina Barhoum dans le rôle de Violetta.
« Les Jordaniens préfèrent la musique traditionnelle, comme Oum Kalthoum, et l’opéra ne fait pas partie de leurs traditions »
- Svetlana Rababa, professeure d’opéra au conservatoire national d’Amman
« Mais il n’y a rien à faire, les Jordaniens préfèrent la musique traditionnelle, comme Oum Kalthoum, et l’opéra ne fait pas partie de leurs traditions », explique à Middle East Eye Svetlana Rababa, professeure d’opéra au conservatoire national d’Amman et à l’Université de Jordanie. En 24 ans, cette Russe mariée à un Jordanien n’a formé que six étudiants, dont Zeina Barhoum et Dima Bawab.
Rencontrée par Middle East Eye à Amman la semaine précèdent le concert, cette dernière s’est montrée plus optimiste : « Un public est en train de se construire », a-t-elle affirmé. Mais des obstacles demeurent. Par exemple, la capitale jordanienne ne possède toujours pas d’opéra, à la différence de Damas, Le Caire, Mascate, Dubaï ou encore, plus récemment, la ville de Koweït.
« Il faut aussi noter que pendant longtemps, faire du chant en tant que fille orientale n’a pas été évident », a rappelé la soprano à la voix légère et enfantine. « Pour certains Jordaniens, être une artiste n’est pas bien vu. Je connais dans mon entourage des gens qui n’ont pas pu monter sur scène à cause de leur famille. Moi, j’ai eu beaucoup de chance ».
« En effet, poursuit la chanteuse de 36 ans, sans mon père et ma mère [l’organisatrice du concert d’Andrea Bocelli] et leur amour pour la musique, je ne sais pas si un jour j’aurais découvert l’opéra.
« L’une de mes meilleures amies a une voix incroyable. Un jour, mon père lui a demandé pourquoi elle avait arrêté de chanter. Elle lui a répondu : ‘’parce que je n’avais pas un père comme toi’’. Il en a pleuré. »
« Pendant longtemps, faire du chant en tant que fille orientale n’a pas été évident »
- Dima Bawab, soprano palestino-jordanienne
Selon Dima Bawab, il est possible de contrer ces préjugés et de populariser l’opéra, un art que l’« on pense souvent réservé aux élites », observe-t-elle, par le biais de l’éducation.
« Il est essentiel qu’en Jordanie, l’opéra, comme la musique de manière générale, trouve une place quelque part dans le système éducatif. »
La musique n’est bien souvent enseignée que dans les écoles privées. « Or, elle apporte une ouverture d’esprit dont nous avons fortement besoin dans la région. Les contextes politiques peuvent être difficiles et la musique constitue un refuge. »
Musique pop, couleurs et paillettes
À la nuit tombée, des airs de Puccini, Bizet, Verdi, ou encore Massenet s’élèvent dans la cité gréco-romaine. Dima Bawab apparaît dans une robe bustier bleu électrique et débute un solo de Puccini, « O mio babbino caro », puis le fameux duo « Libiamo ne‘ lieti calici » de La Traviata avec Andrea Bocelli.
« Normalement, on a six semaines pour préparer un projet », confie la chanteuse dans sa loge peu avant le spectacle, « sauf que là, l’équipe s’est rencontrée et a découvert l’acoustique du lieu même pas 24 heures avant le concert ! »
La musique « apporte une ouverture d’esprit dont nous avons fortement besoin dans la région. Les contextes politiques peuvent être difficiles et la musique constitue un refuge »
- Dima Bawab
Peu avant l’entracte, après une bonne heure de concert, les chaises commencent à être remuées. « Bon, c’est quand ‘’Time to say goodbye’’ [le nom anglais de la chanson ‘’Con Te Partirò’’ popularisée par Andrea Bocelli en 1995] ? », demande une femme assise à l’arrière.
Depuis le début de la soirée, le ténor italien n’a en effet chanté que du classique. Mais pour le plus grand bonheur de cette dame, la deuxième partie du concert est plus pop. Andrea Bocelli, accompagné de la chanteuse italienne Ilaria Della Bidia, entonne « Maria » de West Side Story. Un à un, les téléphones se lèvent pour filmer.
Tout s'enchaîne ensuite très vite : « Be my love », « Over the rainbow », « Cheek to cheek ». Des paillettes. Des couleurs projetées sur les colonnes. Deux danseurs adolescents aux tenues apprêtées. Quand le chanteur débute « Can’t help falling in love », la moitié du public se met à chanter.
Lors du rappel, les 160 artistes se retrouvent sur scène pour le très connu « Con Te Partirò », l’un des singles les mieux vendus de tous les temps. Andrea Bocelli entre une dernière fois sur scène, un keffieh rouge et blanc négligemment jeté sur les épaules.
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