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Les Kurdes accusent la France de sacrifier la justice au nom de ses relations avec la Turquie

Hasard du calendrier, c’est à peine quelques heures après la visite d’Erdoğan à l'Élysée qu’une manifestation réclamant « justice et vérité » pour les trois militantes kurdes assassinées en 2013 a rassemblé plusieurs milliers de personnes à Paris
En tête de cortège, des manifestantes défilent samedi 6 janvier derrière le portrait de leurs trois camarades assassinées. « Cinq ans de silence, cinq ans de déni de justice, cinq ans d’impunité » pouvait-on lire sur cette banderole (MEE/Laurent Perpigna Iban)

PARIS – Cinq ans après le triple assassinat commis à quelques centaines de mètres de la gare du Nord, l’émotion est toujours palpable au sein de la communauté kurde. En tête du cortège organisé le 6 janvier à Paris, les proches des victimes ne se découragent pas.

Pour Antoine Compte, un des avocats des familles, cette affaire est loin d’être terminée : « Elle ne peut pas être terminée. Dès lors que l’on a identifié le MIT [les services secrets turcs] comme étant impliqué, si des noms sortent, la France doit avoir le courage de continuer cette procédure. Et qu’elle rompe ainsi avec sa politique couarde qui consiste à fermer les yeux sur les assassinats commis en France. Il est inadmissible que rien ne soit fait pour aller jusqu’au bout de l’identification des commanditaires », a-t-il déclaré la veille de la manifestation, lors d’une conférence de presse.

Le 9 janvier 2013, une figure historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Sakine Cansiz, 54 ans, est abattue de plusieurs balles dans la tête dans les locaux du Centre d’information du Kurdistan à Paris. À ses côtés, deux autres militantes kurdes bien connues en France, Fidan Dogan, 28 ans, et Leyla Saylemez, 24 ans, subissent le même sort.

« Malgré les indices accablants, il est malheureux de constater que la justice française n’a pas rempli sa mission »

- Nursel Kiliç, représentante en France du Mouvement international des femmes kurdes

Très rapidement, l’enquête avance, et Omer Güney, un turc ultra-nationaliste intégré à la communauté kurde parisienne depuis plusieurs années, est présenté comme le meurtrier présumé. Identifié grâce aux caméras de vidéosurveillance, de l’ADN d’une des victimes et des traces de poudre sont également retrouvés sur ses effets personnels.

Alors que la Turquie avance la piste d’un règlement de compte interne dans les rangs du PKK avant d’accuser les gulénistes, un enregistrement sonore et une note attribuée aux services de renseignement turcs accréditent l'implication du MIT. La justice a alors entre les mains l’enregistrement d’une conversation entre trois individus qui listent des cibles du PKK à éliminer en Europe ; la voix de Güney est reconnue par son entourage, et par les enquêteurs.

En décembre 2016, à quelques mois de son procès, Omer Güney décède des suites d’une grave maladie au cerveau. « Malgré les indices accablants, il est malheureux de constater que la justice française n’a pas rempli sa mission. L’instruction a été limité à une seule personne, Omer Güney » tranche Nursel Kiliç, représentante en France du Mouvement international des femmes kurdes, sollicitée par Middle East Eye.

Affaire trop sensible ?

La venue de Recep Tayyip Erdoğan en France a suscité de vives réactions au sein de la classe politique française. L’incarcération d’hommes et de femmes politiques, notamment kurdes, mais aussi de journalistes, et d’intellectuels fragilisent les relations entre Paris et Ankara. La rencontre entre Macron et Erdoğan s’est donc faite dans un contexte plutôt tendu, sans que soit abordé ce sujet brûlant, véritable bombe à retardement dans les relations franco-turques.

Au sein du cortège, l’État français n’est pas épargné par les manifestants. « Votre silence est dû à votre complicité » peut-on lire sur une banderole. Une jeune femme derrière cette banderole s’insurge : « La justice est sacrifiée au nom des relations diplomatiques. C’est lamentable ! » Autre point de crispation, les familles des victimes n’ont toujours pas été reçues par les autorités françaises, cinq ans après le meurtre.

« Ce n’est pas une quête, ce n’est pas une demande gracieuse, c’est une exigence démocratique »

- Antoine Compte, un des avocats des familles

De nouveaux éléments sont pourtant apparus il y a quelques jours. Deux agents du MIT, capturés au mois d’août dans la région kurde d’Irak seraient passé aux aveux, et auraient divulgué le nom du commanditaire de cette opération. Si Maître Compte prend ces informations avec précaution et attend davantage de précisions sur leur valeur, elles pourraient bien relancer l’affaire.

Quoi qu’il en soit, selon lui, cette affaire ne doit pas en rester là : « Les juges dans l’affaire de Güney ont mis en cause les services secrets d’un État étranger, soi-disant ami du gouvernement français. Cette impunité doit cesser, et l’affaire doit être reprise. Ce n’est pas une quête, ce n’est pas une demande gracieuse, c’est une exigence démocratique ».

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