Le Maroc, le faux bon élève du développement
Les mouvements sociaux qui ont secoué le Maroc ces derniers mois ont offert un miroir des dysfonctionnements qui minent le pays. À Al Hoceima, Mouhcine Fikri est décédé en tentant de récupérer sa marchandise confisquée par les autorités qui lui reprochaient d’être en possession de près de 500 kg d’espadon, interdit de pêche durant cette période (corruption, règne du secteur informel).
Le hirak, ce mouvement social né suite à son décès, articule plusieurs demandes : la construction d’un hôpital, la création d’emplois, la lutte contre la corruption, notamment dans le secteur de la pêche maritime, et la mise en place d’une protection sociale en faveur des travailleurs du secteur. Le mouvement social demandait aussi que les projets mis en place à Al Hoceima soient finalisés (inaccomplissement des politiques publiques).
À Zagora (sud du Maroc), ce sont les pénuries d’eau qui ont alimenté les manifestations (problèmes d’accès aux services de base).
À Jerada, le décès de mineurs dans des puits clandestins d’extraction du charbon a poussé les habitants à sortir manifester, dans l’espoir d’attirer l’attention de l’État sur le sort de cette cité minière laissée à l’abandon depuis la fermeture de ses mines (manque d’alternatives économiques).
Face à ces revendications sociales, Mohammed VI a concédé, en octobre dernier, que le modèle de développement marocain « s’avère aujourd’hui inapte à satisfaire les demandes pressantes et les besoins croissants des citoyens, à réduire les disparités catégorielles et les écarts territoriaux et à réaliser la justice sociale ».
Les chiffres confirment ce constat : le Maroc est à la traîne en matière de développement humain, 123e sur un total de 188 pays. Il fait face à un taux de chômage élevé – il a dépassé 10 % en 2017 malgré une croissance favorable, touchant plus de 42 % des jeunes en milieu urbain – et à des inégalités criantes – selon Oxfam, plus de 1,6 million de personnes restent pauvres et 4,2 millions sont en situation de vulnérabilité sur les 35 millions de Marocains.
En 2017, le chômage a dépassé les 10 %, touchant plus de 42 % des jeunes en milieu urbain
Le roi avait alors appelé le gouvernement, le Parlement et les différentes institutions à « reconsidérer le modèle de développement pour le mettre en phase avec les évolutions que connaît le pays ». En cherchant à donner un caractère collectif et fédérateur au projet, et en incitant les différents acteurs à se saisir de la question, le monarque cherchait également à sceller un nouveau consensus, dans un contexte où la répression du hirak a quasi unanimement été décriée.
Absence de modèle de développement
Le Maroc a-t-il seulement eu, jusqu'à présent, un modèle de développement ? « Il y a eu des stratégies sectorielles, mais on ne peut pas parler d’un véritable modèle de développement », estime l’économiste Larabi Jaïdi.
Par ailleurs, la focalisation du débat public sur le volet économique a éludé d’autres aspects : les facteurs non économiques, qui ont un ascendant profond sur le développement, n’ont été que « peu discutés », relève-t-il. « Un modèle doit s’articuler autour de quatre volets : économique, institutionnel, territorial et social. »
Si sur le plan économique, la situation du Maroc n’est pas mauvaise – les taux de croissance oscillent entre 4 et 5 % – les pesanteurs transparaissent au niveau institutionnel (manque de coordination entre les différents intervenants, faible capacité de pilotage des politiques publiques), territorial (l’État est très centralisateur et les inégalités régionales persistent) et social (la richesse est inégalement distribuée, l’économie marocaine peine à générer des emplois, et le secteur informel s’étend).
Basée sur l'encouragement de la demande intérieure, avec la consommation des ménages et l'investissement comme moteurs de la croissance, l’économie marocaine peine à décoller
Basée sur l'encouragement de la demande intérieure, avec la consommation des ménages et l'investissement comme moteurs de la croissance, l’économie marocaine peine à décoller.
Pour promouvoir la politique de l’offre, le Maroc a donc mis en place il y a quelques années plusieurs plans sectoriels, dans l’industrie (pour que sa contribution au PIB passe de 14 % en 2015 à 21% en 2021), dans le tourisme, ou encore dans l’agriculture. Mais les résultats n’ont pas été à la hauteur des espoirs.
Par ailleurs, le secteur agricole, qui contribue à près de 12% au PIB du pays, reste trop dépendant des aléas climatiques, et les années de sécheresse se soldent systématiquement par une révision à la baisse des prévisions du taux de croissance.
« La persistance de la sensibilité du PIB aux performances agricoles et par conséquent aux aléas climatiques est inhérente à plusieurs facteurs comme l’importance de la population vivant en milieu rural, et un effet ‘’psychologique’’ qui induit des comportements de thésaurisation pour précaution, même en milieu urbain, avec des effets néfastes à la fois sur la consommation et sur l’investissement »,écrivent les économistes Fouzi Mourji et Hicham Masmoudi.
Si jusqu’ici, « les augmentations du salaire minimum garanti, les retombées des bonnes campagnes agricoles, la progression des transferts des Marocains résidant à l’étranger (ils représentent 9 % du PIB) et la maîtrise de l’inflation » ont pu assurer une progression de la demande intérieure, comme le relèvent les deux économistes, celle-ci évolue de manière saccadée depuis quelques années : 1,2% en 2014, 0,9% en 2015, avant d’enregistrer une embellie en 2016 et en 2017, contribuant ainsi à stabiliser la situation économique.
Autre problème : la faible compétitivité de la production nationale se traduit par un accroissement des importations visant à satisfaire la demande intérieure.
Car « l’amélioration du niveau de vie de larges franges de la population a permis leur accès à un nouveau modèle de consommation avec l’émergence, dans son segment non alimentaire, de nouveaux besoins de biens et services souvent satisfaits par des importations plus compétitives que l’offre nationale quand celle-ci existe », notait le haut-commissaire au plan Ahmed Lahlimi en 2016.
Une régionalisation en attente
Officiellement lancée en 2015, la nouvelle politique de régionalisation avancée devrait apporter une réponse aux changements majeurs qui touchent le Maroc : une urbanisation galopante accompagnée d’une croissance inégale des régions, un exode rural difficile à contenir, la mondialisation qui nécessitera l’affirmation de régions compétitives, l’injonction des organismes internationaux qui encouragent l’État à réduire ses domaines d’intervention.
Mais la tutelle pesante de l’État sur les régions, le peu de moyens financiers qui leur ont été alloués et la timide décentralisation entreprise jusqu’à présent n’ont pas permis l’affirmation des régions marocaines.
La mise en œuvre de la régionalisation avancée connaît d’importants retards. De l’avis des présidents des régions, le chantier plus important réside dans le transfert des pouvoirs aux régions. Car au-delà des compétences partagées avec l’État et des compétences transférées par celui-ci à la région, les régions sont dotées de compétences propres en matière de développement économique, de formation professionnelle, de transport, de culture et d’environnement.
Du moins sur le papier, car « il y a encore beaucoup à faire en matière de transfert des prérogatives », témoigne Abdessamad Sekkal, président de la région de Rabat-Salé-Kénitra, pour qui « le besoin d'un véritable partage des rôles se ressent de plus en plus ». « Si des prérogatives reviennent à la région, il faut en décharger l'État, ce qui n'est pas encore le cas vu que l'État continue à être présent dans tous les domaines », relève-t-il.
« Les ONG de développement économique, social et culturel ont implicitement favorisé les politiques néo-libérales de l'État et leur réalisme cynique »
- Aziz Chaker, socio-économiste
Sur le volet social, le Maroc cumule les carences. La croissance économique est faiblement génératrice d’emplois, l’accès généralisé aux services de base n’est pas garanti, le système scolaire est défaillant, les inégalités se creusent et la pauvreté persiste.
Acculé par les contraintes économiques, l’État marocain « a cherché à promouvoir une issue contrôlée à ses contradictions, entre autres à travers les entités non gouvernementales, véritables "filets de sécurité" contre la persistance de la pauvreté et les débordements sociaux et politiques qui risqueraient d’en résulter », écrit le socio-économiste Aziz Chaker (« Le développement social au Maroc entre l’administration publique et l’administration »)
Résultat, « les ONG de développement économique, social et culturel ont implicitement favorisé les politiques néo-libérales de l'État et leur réalisme cynique, qui permet à celui-ci de se livrer à des coupes claires dans les budgets sociaux, en espérant que le déficit pourra être comblé par l’activisme des associations et l'entraide au sein des communautés », estime le chercheur.
Du point de vue institutionnel, malgré l’adoption, en 2011, d’une nouvelle Constitution qui énonce de manière à peu près claire les domaines d’intervention du gouvernement et ceux du roi, et est supposée renforcer les prérogatives du premier, un bicéphalisme se manifeste par « la multiplicité des intervenants non gouvernementaux [les conseillers du roi, entre autres], dotés de grandes prérogatives, non soumis au contrôle du Parlement », note Larabi Jaïdi.
De fait, ce sont eux qui impulsent les grands chantiers, qui ont « pour point commun d’être décidés, élaborés et mis en œuvre en dehors de tout processus de légitimation démocratique, ni même de simple ‘’bonne gouvernance’’ », note l’économiste Najib Akesbi (« Économie politique du Maroc », Revue marocaine des sciences politiques et sociales, avril 2017).
L’impact de ce bicéphalisme se vérifie particulièrement avec les politiques publiques, dont l’inaccomplissement est tributaire de l’organisation même du système politique. Comme l’a mis en évidence le politologue Jean-Noël Ferrié, les politiques publiques sont portées par des acteurs aux intérêts distincts : la monarchie et les élites partisanes.
Si l'appel du roi fut très encourageant, il a, de prime abord, suscité une faible réceptivité. Noyé dans les contingences du moment – le renvoi de ministres mis en cause pour les retards de réalisation des projets de développement à Al Hoceima, l’ouverture de l’année législative – il n’a été, à l’époque, que peu discuté.
Premier parti à avoir réagi à l'appel du roi, l'Istiqlal (conservateur) a mis en place, dès le 18 octobre, deux commissions. L'une, chargée d'élaborer une stratégie pour la jeunesse, est présidée par Fouad el-Kadiri. La seconde, qui préparera des propositions pour le modèle de développement marocain, regroupe seize cadres du parti sous la direction de Karim Ghellab. Ministre de l’Équipement et des Transports de 2002 à 2011, et président de la Chambre des représentants de 2011 à 2014, Ghellab, 51 ans, fait partie des hauts-cadres de l'Istiqlal.
« Les jeunes sont au centre du développement de notre pays »
- Karim Ghellab, cadre du parti Istiqlal
« Nous ne communiquons pas beaucoup à ce sujet, mais nous avons fixé un agenda en interne et nous travaillons de manière continuelle sur la question », affirme-t-il à Middle East Eye en défendant le choix de deux commissions, « les deux questions étant liées, les jeunes sont au centre du développement de notre pays, nous souhaitons donc proposer une approche globale ».
Au Parti authenticité et modernité (PAM), on affirme que « la question a été discutée depuis longtemps dans le parti », et qu’elle en était même l'axe principal du programme électoral, selon Khalid Adnoune, porte-parole de la formation politique.
Le parti dirigé par Ilyas El Omari avait en effet dressé un diagnostic de la situation et proposé des alternatives dans son programme, dont l'élaboration a été supervisée par Ahmed Akhchichine, président de la région de Marrakech-Safi et ex-ministre de l'Édomaucation. « Aujourd'hui, nous tenons des réunions en interne pour actualiser nos recommandations, avant de sortir avec des propositions », poursuit Adnoune.
Au Parti de la justice et du développement (PJD, islamistes), la création d'une commission a également été discutée, selon le vice-secrétaire général du parti Souleïman el-Amrani. Du côté du Parti du progrès et du socialisme (PPS), les travaux d'une conférence sur le sujet ont réuni « des experts de différents bords en vue de proposer différentes recommandations sur la question », explique Nabil Benabdellah, secrétaire général du parti, à MEE.
Le RNI promet de dévoiler ses propositions au grand public le 24 février
L'Union socialiste des forces populaires (USFP) a « discuté du sujet au bureau politique, qui a constitué une commission pour préparer une conférence en mars, et réunira des intervenants nationaux et étrangers », indique Abdelhamid Fatihi, membre du bureau politique du parti et secrétaire général de la Fédération démocratique du travail (FDT), un syndicat proche de la formation politique.
C’est finalement le Rassemblement national des indépendants (RNI, libéral) dirigé par Aziz Akhannouch, qui a pris une longueur d'avance. Le 21 janvier, lors d'un congrès régional de son parti à Fès, le milliardaire a révélé que l’offre du RNI serait dévoilée au grand public le 24 février.
Les partis politiques auront-ils l’audace de prendre au pied de la lettre l’appel du roi à trouver des solutions « innovantes », quitte, disait-il, « s’écarter des méthodes conventionnelles appliquées jusqu’ici, ou même, à provoquer un véritable séisme politique » ?
Quant à la monarchie, articulera-t-elle des réponses de fond, notamment « une répartition plus claire des pouvoirs, et un renforcement des rôles du chef du gouvernement dans la coordination des politiques publiques », comme le préconise l’économiste Larabi Jaïdi ?
Les prochains mouvements sociaux le diront.
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