Pourquoi la promesse de Trump de garder Guantanamo ouvert n'a pas d'importance
Leçon numéro un de la première année d’exercice de Donald Trump : si vous êtes resté collé à ses paroles, c’est que vous avez perdu le ballon des yeux.
Les tweets du président américain, semblables au comportement d’un gorille se frappant la poitrine, sont dangereux surtout parce qu'ils nous détournent très efficacement de ce qui se passe. C'est surtout vrai dans le monde obscur des opérations antiterroristes internationales de l'Amérique – un sujet qui, depuis que les médias ont les yeux fixés sur Trump, a pratiquement disparu des reportages que l'on peut lire un peu partout.
Prenez son récent discours sur l'état de l'Union. Trump a peu parlé de la lutte antiterroriste à l'étranger, sauf pour s’engager à garder le camp de Guantanamo ouvert. Prenez-le de quelqu'un, en l'occurrence moi, qui représente des dizaines de détenus, cela n'a pas d'importance. C'est juste une autre histoire comme celle des steaks Trump (marque de viandes que Donald Trump a commercialisées avant d'y renoncer, mais présentée comme un succès de l'homme d'affaires). Gitmo - l’autre nom de Guantanamo - a fêté ses seize ans ce mois-ci, il est toujours ouvert et n'a pas eu besoin d'un décret pour le rester. Le seul effet possible de la remarque de Trump sera d'aider le tribunal des détenus à contester la détention à perpétuité.
Rhétorique délirante
C'est un exemple d’un problème plus vaste. Derrière la rhétorique insensée de Trump se cachent de vraies nouvelles : le président a effectivement remis les clés de la politique antiterroriste américaine aux agences militaires du renseignement, avec des coûts prévisibles pour la vie civile. Ce changement de cap s’est produit sous notre nez, mais il n’a guère été couvert, ni discuté.
Le changement a commencé tôt. En janvier 2017, un raid bâclé des opérations spéciales a tué un Navy Seal (membre des forces spéciales de la marine de guerre des États-Unis) et dix enfants de moins de 13 ans. Non pas que personne ne l’ait couvert : il y a eu un reportage poignant sur le raid, du journalisme classique. On y entend un petit Yéménite de 5 ans qui a survécu : « Non, pas du tout. Les balles venaient de derrière », insistait le gamin de 5 ans en s’interrompant pour montrer comment on lui avait tiré dessus tandis que sa mère était abattue pendant qu’ils tentaient de fuir en courant pour sauver leur vie. Mais cette histoire n’a guère été reprise aux États-Unis, et fut ensuite noyée dans le dernier scandale présidentiel.
Pendant que nous nous attardons sur le président, les reportages à l’international se sont raréfiés, nous laissant avec d’énormes angles morts. Notre démocratie s’en trouve appauvrie
Il en va de même avec les révélations d’Associated Press (AP) sur l’existence de prisons secrètes au Yémen – gérées par les Émiratis, financées par les États-Unis – où des prisonniers libérés racontent des histoires de torture. Cela aurait dû être un sujet important : sous le président George W. Bush, les prisons secrètes de la CIA faisaient la une des journaux. Mais le modèle actuel – où nous aidons des partenaires étrangers à gérer des prisons secrètes – est plus facile à démentir et donne moins matière à articles à sensation.
Lorsqu’on le leur demande, les fonctionnaires chuchotent aux journalistes que leur nouvelle autorité est tout ce qu’il y a de mieux. Un article dans le New York Times au sujet de l’« assouplissement » des restrictions sur les frappes de drones et les raids de commandos cite un responsable anonyme de la sécurité. Selon lui, « les règles de remplacement » pour les frappes de drone, qui élargissent considérablement la définition américaine des cibles susceptibles d’être bombardées, « devraient être considérées comme similaires à celles de M. Obama, mais sont plus claires et moins bureaucratiques. »
Des dizaines de civils tués
En fait, ces règles « moins bureaucratiques » ont tué des dizaines d’innocents. Le mois dernier, The Guardian a rapporté qu’une « vague » de frappes aériennes américaines en Somalie avait fait des dizaines de morts parmi les civils. Ces derniers temps, la Somalie a subi une violence terroriste effroyable et plus de 500 personnes ont été tuées lors d’un attentat à la bombe fin 2017.
Toutefois, lors d’une conférence de presse donnée par Trump, personne n’a pris la peine de demander si les bombardements aveugles des États-Unis diminueront ou augmenteront cette menace. C’est ce qui est arrivé en déléguant la plus grande partie des pouvoirs antiterroristes à l’armée et à la CIA. Les politiques dommageables ne font pas les manchettes parce qu'il n’y a pas de lien avec Trump.
C’est maintenant la grande tendance dans le monde musulman – un complexe de renseignements militaires sans entraves et une augmentation considérable de la violence américaine. Un reportage du New York Times sur la bataille de Mossoul rapporte que le nombre de victimes civiles a été « 31 fois plus élevé que le chiffre reconnu par la coalition ». Les statistiques collectées par le Bureau of Investigative Journalism montrent qu’au cours de la première année de la présidence Trump, les frappes antiterroristes ont globalement doublé, et triplé au Yémen et en Somalie par rapport à la fin des années Obama.
La guerre menée avec des drones était suffisamment problématique sous le président Obama – j’ai représenté de nombreux civils tués dans ces attaques, et les États-Unis ont envoyé leurs condoléances à certains. Mais comme les règles sur les frappes sont devenues beaucoup moins strictes, on peut s’attendre à ce que les récits de familles endeuillées et de survivants amers se comptent par milliers.
Certains analystes s’imaginent naïvement que si les généraux tiennent les rênes de notre politique étrangère, au moins Trump sera discipliné par des « adultes », dignes de notre confiance pour prendre les bonnes décisions. C’est une triste consolation. Dans toute démocratie, céder tant d’autorité aux agences militaires et à celles du renseignement est malsain.
Voler la vedette aux vraies nouvelles
Il en va de même de notre incapacité à accorder une réelle attention à la politique étrangère. Cela signifie, comme le souligne le rapport du New York Times sur Mossoul, que le conflit contre l’État islamique « pourrait bien être la guerre la moins transparente de toute l’histoire américaine récente ».
Il est facile de voir comment cela se passe : la presse perd beaucoup d’argent, les bureaux étrangers ferment les uns après les autres, et le président est en train de devenir un piège à clics ambulant. Cela a un coût. Nos premières pages sont encombrées d’articles de réflexion sur le dernier tweet en date. Les reportages sur l’étranger sont un plat de résistance trop cuit de je ne sais quel RussiaGate, avec un accompagnement sur la Corée du Nord. Ces questions sont importantes, mais pas à l’exclusion de tout le reste.
Un article paru récemment dans la Columbia Journalism Review, au sujet d’une pigiste du Moyen-Orient qui raccroche, met en lumière le problème. On y apprend que le magazine Foreign Policy a fermé tous ses bureaux étrangers en fin d’année dernière. On y lit que le Pulitzer Center for Crisis Reporting, qui finance des journalistes de grande qualité pour mener des enquêtes à l’étranger, a bien du mal à placer les articles de ses confrères.
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Pendant ce temps, notre débat sur les forces armées s’est réduit à la proposition selon laquelle elles doivent recevoir un financement sans fond et une autorité quasiment illimitée. C’est la recette pour s’attirer des ennuis. Le contrôle de l’armée par les civils n’est pas un vain mot. C’est le meilleur moyen d'éviter les conflits inutiles.
Pendant que nous faisons une fixation sur le président, les reportages sur l’étranger se sont raréfiés, nous laissant avec d’énormes angles morts. Notre démocratie s’en trouve appauvrie. Il est temps que Trump arrête de voler la vedette aux vraies informations. Les citoyens de bonne volonté devraient prendre une résolution de jour de l’an : ne pas cliquer. Ignorer les tweets. Trouver les bons reporters. Les lire. Les soutenir. Les retweeter. Exiger des réponses sur ce qu’ils révèlent. Voilà pourquoi nous demandons des comptes au président.
- Cori Crider a dirigé l’équipe enquêtant sur les sévices commis au nom de la lutte contre le terrorisme pour l’ONG Reprieve de 2009 à 2016. Elle a été l’avocate de prisonniers deGuantánamo, victimes d’« extradition extraordinaire », et de survivants d’attaques de drones. Elle représente encore aujourd’hui la famille Belhadj et écrit, en tant que journaliste indépendante, sur les dérives de la sécurité nationale. Elle écrit pour le Guardian, l’agenceReuters, Al Jazeera, The Independent, CNN, Newsweek et le New York Daily News. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @cori_crider.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Prison militaire américaine de Guantanamo Bay, Cuba, le 26 janvier 2017 : des gens passent devant un mirador près de la clôture du camp 5 (AFP).
Traduit de l'original (anglais) par Dominique Macabies.
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