Opération Sinaï 2018 : un coup de théâtre juste avant les élections présidentielles ?
Le 7 février, a été diffusé aux médias un décret appelant au déploiement urgent de renforts médicaux dans le Sinaï et dans la ville portuaire d’Ismaïlia, où les hôpitaux ont mis en place des mesures d’urgence.
Le document en dix points, qui portait les signatures de hauts fonctionnaires du Ministère de la santé, préconisait une série de mesures d’urgence, notamment le doublement du nombre de médecins en poste et la mise à disposition de médicaments et de poches de sang supplémentaires. De telles procédures ressemblent à des préparatifs de temps de guerre.
Quelques heures plus tard, le gouverneur du Nord-Sinaï, le général Abdel Fattah Harhour, a déclaré l’état d’urgence dans tout le gouvernorat. « Le gouverneur a ordonné d’établir des stratégies et tactiques pour faire face aux catastrophes naturelles qui pourraient se produire dans le Nord-Sinaï », a déclaré aux médias locaux le secrétaire général du gouvernorat, Abdelaal al-Badry.
Quel meilleur moyen d’alerter les terroristes et les petits malfrats qu’un ratissage de sécurité est en cours que de l’annoncer à la télévision d’État, aux heures de grande écoute, ou de déposer des dépliants pour en informer tout les habitant des territoires instables du Nord-Sinaï ? C’est exactement ce qui s’est passé.
Le secret ? Inutile
Cette incompétence flagrante dans la gestion secrète de l’opération militaire – en temps de crise – n’est pas due à un manque de moyens. L’armée égyptienne dispose de deux branches dédiées entièrement à la réussite de la mise en œuvre d’un état d'urgence inopiné : la police militaire et le département de la mobilisation, soutenus par des dizaines de milliers de personnels et des équipements valant des milliards de livres. Un tel déploiement aurait dû être effectué dans le secret.
Le scénario le plus troublant, c’est que le régime a décidé de dilapider les ressources nationales et, éventuellement, de sacrifier la vie de militaires et de civils, dans un coup de théâtre, quelques semaines avant les élections présidentielles
Plus important encore, l’armée bénéficie de pouvoirs constitutionnels et juridiques étendus, qui lui permettent de prendre toutes les mesures nécessaires pour lancer et exécuter ce genre d’état d’urgence, sans avoir à procéder au préalable à une annonce publique.
Mais le régime égyptien ne voyait peut-être pas la nécessité de garder secrète cette opération, qu’il qualifie d’ « inégalée dans le Sinaï depuis 2013 ».
À la fin de la première journée de l’opération, plusieurs sources sur le terrain au Nord-Sinaï ont confirmé par téléphone et via Internet que le bombardement avait presque entièrement frappé des villages et banlieues au sud des trois plus grandes villes, El-Arich, Cheikh Zouwayed et Rafah.
Après des années de frappes aériennes et d’incursions terrestres depuis 2013, cette zone est depuis longtemps devenue un champ de ruines, et 90 % de sa population civile a été déplacée en 2015 et 2016.
L’opération a coïncidé avec la visite d’Ismaël Haniyeh, chef politique du Hamas, le 9 février. Alors qu’Haniyeh traversait le terminal de Rafah en route pour le Caire, les avions de chasse égyptiens ont ébranlé la ville d’El-Arich en bombardant des cibles présumées, principalement au sud de la ville, ainsi que la zone située au sud de Cheikh Zouwayed et de Rafah.
Le bombardement aérien était appuyé par de l’artillerie lourde, tirée depuis des bases militaires au sol.
Scénarios troublants
Ce programme, qui s’est répété pendant les deux premiers jours de l’opération, a donné lieu à deux scénarios inquiétants.
Le premier, c’est que cette région a servi de refuge aux terroristes et qu’elle est, selon des militaires, truffée de bunkers et autres caches d’armes. Cela signifie que les efforts militaires antérieurs n’ont eu que peu ou pas d’effet pour vaincre la branche de l’État islamique (EI) dans la région, connue sous le nom de wilayat Sinaa, ou province du Sinaï.
Il indique également que le manque d’action des militaires dans le passé avait donné aux terroristes suffisamment de liberté non seulement pour préparer, planifier et massacrer plus de 300 civils innocents en novembre dernier, mais aussi pour cibler les ministères de la Défense et de l’intérieur avec un missile Kornet, lors d’une visite censément secrète, en décembre, alors qu’ils se rendaient à El-Arich.
De telles attaques sont sans précédent dans l’histoire de l’Égypte.
Voici le deuxième scénario, encore plus troublant : le régime a décidé de dilapider les ressources nationales et peut-être de sacrifier la vie des militaire et de civils, au cours d’un coup de théâtre lancé quelques semaines avant les élections présidentielles, prévues pour mars 2018.
Les gens restent sceptiques et le sentiment général d’insécurité persiste, malgré ce qui semble être une offensive de charme de la police pour regagner une certaine popularité
L’opération intervient quelques jours après un reportage embarrassant publié dans le New York Times, qui a révélé les détails de dizaines d’attaques aériennes israéliennes dans le Sinaï, avec bénédiction et coordination égyptiennes, ce qui jette un doute majeur sur la capacité réelle de l’Égypte à gérer ses propres problèmes de sécurité.
L’opération Sinaï ne devient donc plus qu’une tentative, mal organisée stratégiquement, de sauver la face et de faire gagner un peu de popularité à Abdel Fattah al-Sissi, l’homme fort de l’armée et l’actuel président.
« Sérieusement, si l’opération militaire actuelle a effectivement donné des résultats clairs et incontestables, pourquoi n’a-t-elle pas été lancée antérieurement ? On aurait ainsi évité toutes ces victimes, militaires et civiles, au cours des dernières années, alors que le problème était circonscrit à la seule Rafah, ville que nous aurions pu préserver sans déplacer et faire souffrir les populations », a demandé un militant du Nord-Sinaï dans un post public sur son compte sur les réseaux sociaux.
Traduction : « Des denrées de première nécessité sont distribuées par les forces armées en faveur des populations du nord et du centre du Sinaï »
Selon une autre source au Sinaï, cette opération « a fait plus de bruit dans les journaux qu’elle n’a eu d’impact sur le terrain dans le Sinaï ». Il a parlé sous couvert d’anonymat, craignant que si son identité était révélée, les autorités égyptiennes n’hésiteraient pas à consacrer le temps, les ressources et le personnel nécessaires à engager contre lui des poursuites et le mettre en détention, alors même qu’ils sont si occupés à chasser les terroristes.
Pendant ce temps, et ce n’est guère surprenant, la population du Nord-Sinaï continue de payer le plus lourd tribut : elle endure les conditions étouffantes imposées par l’armée, prête à consacrer des milliards de dollars en dépenses militaires au lieu de répondre aux besoins de civils innocents bloqués dans une zone hostile depuis des années.
La performance des autorités locales n’a pas été meilleure que celle des militaires.
Sceptique et incertain
Les écoles du Nord-Sinaï ont été fermées sine die. Le bouclage par l’armée de toutes les routes et terminaux menant au nord du Sinaï, ainsi que des routes reliant villes et villages, a provoqué dans toute la région une ruée sur les denrées essentielles et les fournitures indispensables aux foyers, ce qui a déclenché une poussée inflationniste, dans un gouvernorat qui a déjà souffert ces dernières années de pénuries de biens de consommation et de fournitures de première nécessité.
Quant à la circulation, elle s’oriente inéluctablement vers un état de paralysie totale, car les stations-service ont été complètement fermées sur ordre des autorités de sécurité. Hossam el-Rifaei, député d’El-Arich et figure de la communauté, a déclaré sur sa page Facebook qu’une « coordination est en train de s’organiser pour parvenir à faire entrer [dans la ville] certains légumes, vivres, essence, gaz et farine ».
À LIRE : Trois façons de vaincre l’État islamique dans le Sinaï
Le seul aspect positif de l’opération en cours dans le Nord-Sinaï a été révélé par différents témoignages confirmant le traitement inattendu et inhabituel des civils par la police : des dizaines de soldats ont bouclé des quartiers tout entiers et effectué des perquisitions systématiques dans les maisons d’El-Arich et Cheikh Zouwayed.
Mais le scepticisme règne, et le sentiment général d’insécurité continue de prévaloir, malgré ce qui ressemble à une offensive de charme de la police pour regagner un peu plus de popularité.
Dans le passé, les autorités policières effectuaient des raids hostiles, procédaient à des milliers d’arrestations et recouraient à la torture. « La police n’a pas encore fait une seule descente dans notre quartier, mais si vous n’avez plus de mes nouvelles quand les réseaux seront de nouveau accessibles, c’est que je serais en prison », a déclaré notre source anonyme.
Entre la négligence totale de l’État quant aux craintes et préoccupations des civils traumatisés et les espoirs nourris par toute la nation de voir réussir cette opération militaire en triomphant effectivement et durablement des terroristes, le sentiment d’incertitude continue de prévaloir.
- Mohannad Sabry est un journaliste égyptien, expert en sécurité et sur la péninsule du Sinaï, auteur de Sinai : Egypt’s Linchpin, Gaza’s Lifeline, Israel’s Nightmare. Il vit en exil depuis la sortie en novembre 2015 de son livre, interdit en Égypte dès sa publication. Il a été finaliste du Prix Livingston 2011 pour ses reportages internationaux et a fait partie de l’équipe de PBS Frontline, nominée aux Emmy Awards for News and Documentary pour son émission de 2013, « Egypt in Crisis ».
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (au centre) serre la main d’un membre des forces de sécurité lors d’une visite dans le Sinaï le 4 juillet 2015, suite à une vague d’attaques meurtrières perpétrées contre les forces armées par des combattants ayant prêté allégeance à l’État islamique (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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