Égypte : d'anciens prisonniers politiques racontent la prison sous Sissi
LE CAIRE - Dans un café du Caire proche de la place Tahrir, Akram Fatouh se souvient du jour, il y a plus de trois ans, où des dizaines d’hommes armés ont pris d’assaut sa maison à deux heures du matin, et l’ont arrêté.
« Je n’oublierai jamais à quel point ma mère et ma sœur étaient effrayées », raconte Fatouh à Middle East Eye.
« J’ai été enterré dans une tombe »
– Akram Fatouh, ancien prisonnier politique
Fatouh a été inculpé pour avoir protesté illégalement, participé à une émeute et attaqué des policiers lors d’une manifestation à Assiout en mars 2014 contre le renversement du président Mohamed Morsi.
Fatouh affirme que les charges retenues contre lui ont été trafiquées, dans la mesure où il n’avait même pas pris part à la manifestation.
« Mon nom a été mis au hasard sur la liste d’enquête. Je n’ai jamais participé à cette manifestation. Nous avons essayé de prouver que je n’étais pas là, en vain », témoigne-t-il.
Fatouh a fait partie d’un groupe de 40 prévenus condamnés lors d’un procès de masse en juin 2015. Il a expliqué qu’en raison du grand nombre de prévenus, il n’avait pas eu l’occasion de se défendre.
Selon Fatouh, le juge n’a même jamais regardé la prescription médicale prouvant qu’il était chez le dentiste au moment de la manifestation.
« On ne m’a pas donné tous les moyens de me défendre. C’était totalement injuste », souligne-t-il.
« J’ai tout simplement perdu le goût de la vie »
– Ahmed Mostafa, ancien prisonnier politique
Les procès de masse étaient courants après le renversement de Morsi par l’armée en 2013. Des centaines de personnes, en particulier des partisans de Morsi, ont écopé de peines de mort ou de longues peines d’emprisonnement. Les groupes de défense des droits de l’homme locaux et internationaux ont exprimé des critiques à plusieurs reprises, affirmant que de nombreux procès de masse, voire tous, étaient faillibles sur le plan juridique.
Fatouh est incapable d’oublier son séjour « horrible » à la prison d’Assiout.
« Nous étions 40 personnes dans une cellule qui pouvait à peine en contenir vingt. Nous ne pouvions jamais tous dormir en même temps à cause du manque d’espace. Nous devions dormir par roulement, ce qui nous donnait l’impression de ne pas être humains », se souvient-il.
« J’ai été enterré dans une tombe. »
Mais le calvaire de Fatouh n’a pas pris fin avec sa libération en avril 2017. Après sa sortie de prison, ses amis et connaissances ont commencé à l’éviter.
Fatouh se souvient avoir entendu ses voisins bavarder à son sujet en le décrivant comme un membre d’une « cellule terroriste ».
« Ils essaient de ne pas avoir affaire à moi pour éviter tout problème. On m’ignore et on me néglige partout. C’est très dur d’être puni deux fois », confie-t-il tout en essayant de dissimuler ses larmes.
« Nous devions dormir par roulement, ce qui nous donnait l’impression de ne pas être humains »
– Akram Fatouh, ancien prisonnier politique
Fatouh a également souffert sur le plan professionnel, puisqu’il a été renvoyé de son emploi de fonctionnaire qui lui rapportait un salaire mensuel de 1 200 livres égyptiennes (environ 56 euros).
« Bien que j’aie informé mes supérieurs, une fois arrêté, pour garantir mes droits, ils m’ont renvoyé. Ils ont dit : “C’est une accusation de terrorisme”. »
Un porte-parole du gouvernement a refusé de faire tout commentaire à MEE au sujet d’« affaires internes concernant ses employés ».
Bien que Fatouh ait voté pour Morsi et soutenu son accession au poste de premier président égyptien élu démocratiquement, comme des milliers d’autres Égyptiens qui l’ont élu, il insiste sur le fait qu’il n’est pas membre des Frères musulmans, le groupe désormais interdit auquel Morsi appartient. Il reconnaît avoir participé à quelques rassemblements pro-Morsi, mais pas à celui pour lequel il a été condamné.
Si Fatouh a déménagé au Caire pour chercher un emploi, il a désormais un casier judiciaire où figure sa peine de trois ans d’emprisonnement, ce qui repousse les employeurs.
Fatouh affirme être à court d’options.
« Inclure une condamnation politique dans mon casier judiciaire équivaut à une condamnation à mort », résume-t-il.
Le pharmacien muet et « innocent »
Ahmed Mostafa, un pharmacien de 32 ans, a été emprisonné pendant quinze mois avant d’être acquitté de tous les chefs d’accusation portés contre lui.
Mostafa, qui se décrit comme « une personne très sociale et bavarde » est ressorti de prison « muet ».
« J’ai tout simplement perdu le goût de la vie », explique-t-il.
Le 16 août 2013, Mostafa s’est précipité pour aider des manifestants pro-Morsi lors d’affrontements sur la place Ramsès au Caire, à la suite de la répression menée par les forces de sécurité. C’était le jour le plus sanglant dans le pays depuis des décennies.
Avant son acquittement, Mostafa a été accusé de vandalisme, de participation à une émeute et d’attaque contre des policiers.
« Je ne suis pas membre des Frères musulmans. Oui, j’ai voté Morsi, comme 51 % des Égyptiens. Mais je me suis rendu là-bas en tant que pharmacien, pour aider les blessés », affirme-t-il avec force en se rappelant ce vendredi meurtrier.
« J’ai agi en tant que secouriste, en arrêtant les hémorragies et en tentant de sauver des vies. »
Les habitants ont signalé aux forces de sécurité qu’il avait aidé les blessés et Mostafa a été arrêté sur les lieux, à l’aube, par des soldats armés.
En novembre 2014, Mostafa a été acquitté et relâché de la prison d’Abu Zaabal, au nord-est du Caire, après plus d’un an de détention « à tort ».
« Inclure une condamnation politique dans mon casier judiciaire est une condamnation à mort »
– Akram Fatouh, ancien prisonnier politique
« Je les ai comptés : 444 jours de désespoir et de déboires. Je reconnais que personne ne m’a physiquement touché, mais on m’a volé mon âme », raconte-t-il. « J’ai perdu quinze mois de ma vie. Le temps est passé au ralenti. »
La vie en prison a également affecté physiquement Mostafa. Il pesait 92 kg lors de son arrestation et ne faisait plus que 69 kg à sa sortie.
« La nourriture était très mauvaise. L’eau n’était pas toujours fraîche et nous devions nous soulager devant nos codétenus derrière un tissu. On fait face à ces difficultés tout en se sentant oppressé. C’est horrible. »
Mostafa a perdu son travail dans une société pharmaceutique quand son calvaire a commencé. Trouver un travail à sa sortie de prison fut difficile.
« Tout s’arrêtait après l’entretien – quand j’échouais à expliquer de façon convaincante ce que je faisais pendant ce trou de quinze mois. »
Après quatre mois, Mostafa a finalement trouvé un poste de pharmacien dans une pharmacie appartenant à un ami de la famille qui comprenait le calvaire de Mostafa.
Mostafa a l’impression que son seul espoir est de quitter l’Égypte et les gens qui continuent de le traiter comme un criminel. Espérant prendre un nouveau départ, il postule inlassablement à des postes à l’étranger.
« Je veux quitter le pays pour aller n’importe où ailleurs », confie-t-il.
« Je n’ai rien fait de mal »
Alaa Sameer, journaliste de 23 ans, a été emprisonné pendant deux ans dans la prison de Borg el-Arab, à l’ouest de la ville côtière d’Alexandrie, avant d’être acquitté. Il a d’abord été inculpé pour participation à des émeutes et incendies criminels contre un commissariat dans le district de Hanoveel, à l’ouest d’Alexandrie.
« Lorsque j’ai été arrêté, j’ai été transféré dans un commissariat où les policiers nous ont réservé l’accueil traditionnel : passage à tabac à mains nues et avec des baguettes de bois. J’en avais entendu parler, mais c’était très humiliant à affronter », raconte-t-il avec tristesse tout en se remémorant les scènes du passage à tabac.
En mars 2015, Sameer a été arrêté alors qu’il couvrait une manifestation pro-Morsi pour un site d’information local actif à Alexandrie, mais qui a été fermé plus tard en raison d’un manque de financements.
« Nous étions si nombreux dans la cellule. Deux de mes compagnons de cellule sont morts en été à cause des températures élevées et parce qu’ils ne pouvaient pas respirer normalement. J’ai eu la gale », témoigne Sameer, qui avait l’impression d’être traité comme un objet et non comme un être humain.
« Toutes vos affaires sont entre les mains de l’officier. Aller aux toilettes et prendre un bain se fait selon ses ordres. Vous devenez un objet, vous n’êtes plus un être humain. Alors vous priez pour que l’officier soit de bonne humeur. »
« Vous devenez objet, vous n’êtes plus un être humain »
- Alaa Sameer, ancien prisonnier politique
Mais même après sa libération, Sameer raconte qu’il était également « condamné socialement » par les gens, qui le considéraient comme un membre des Frères musulmans. Malgré son acquittement, il a été rejeté par des employeurs potentiels après plusieurs entretiens d’embauche.
Les médias locaux classent toujours les membres des Frères musulmans et les partisans du groupe comme des « terroristes ». Beaucoup d’amis ont abandonné Sameer, qui admet que la prison l’a changé.
« Je m’en fiche. Deux ans de prison ont tué mes sentiments et m’ont rendu apathique », constate-t-il.
Ragia Omran, avocate spécialiste des droits de l’homme et membre du Conseil national des droits de l’homme, explique à MEE que le Conseil ne dispose actuellement d’aucun programme de réhabilitation pour les prisonniers politiques ou criminels après leur sortie de prison.
« Cela sera peut-être pris en compte dans le nouveau plan lors de la réforme du conseil municipal », précise-t-elle sans préciser quand cela aura lieu.
Selon elle, il n’existe pas de statistiques officielles indiquant le nombre de prisonniers politiques.
Mohamed Zaree, le directeur pour l’Égypte à l’Institut du Caire pour les études des droits de l’homme, a déclaré qu’il existait deux ONG en Égypte, pionnières de la réhabilitation des prisonniers politiques : le centre Al-Nadeem pour la réhabilitation des victimes de la violence et Nazra for Feminist Studies.
« Je ne peux pas avoir d’avenir ici et j’ai perdu tout espoir ou désir de vivre ici »
- Ahmed Mostafa, ancien prisonnier politique
Le centre Al-Nadeem a été fermé le 9 février 2017 pour avoir cessé de fournir des services médicaux afin de défendre les droits de l’homme, ce qui constitue une violation du permis de travail du centre. Bien que la décision ait été révoquée par le Conseil d’État, il est toujours fermé.
Les actifs de Nazra for Feminist Studies et de sa directrice exécutive Mozn Hassan ont été gelés par une décision de justice le 11 janvier 2017. Ils ont été reconnus coupables d’avoir reçu des fonds étrangers dans le but de mettre en péril la sécurité nationale, dans une affaire impliquant de nombreuses autres ONG et qui remonte à 2011.
En décembre, le ministre adjoint des Affaires étrangères pour les droits de l’homme, Ahmed Ehab, a déclaré lors d’une conférence de presse que l’Égypte devait atteindre « un équilibre entre la campagne contre le terrorisme et les droits de l’homme ».
Selon Mostafa, les accusations de terrorisme sont utilisées pour violer les droits de l’homme.
« J’ai été traité comme un criminel malgré mon acquittement », explique-t-il. « Je ne peux pas avoir d’avenir ici et j’ai perdu tout espoir ou désir de vivre ici. »
* Les noms des anciens prisonniers politiques ont été modifiés pour des raisons de sécurité.
Traduit de l'anglais (original) par VECTranslation.
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