Dans l’Égypte affligée par l’austérité, la tradition du kahk demeure un incontournable de l’Aïd
GIZEH, Égypte – Oum Karima tient soigneusement en équilibre sur sa tête quatre plaques de biscuits tandis qu’elle pénètre dans une petite boulangerie d’une rue animée de Gizeh, située à deux pas de chez elle.
Sur la plaque sont disposés des kahk, des sablés au beurre traditionnels qui constituent un aliment de base lors des célébrations de l’Aïd el-Fitr, qui marquent la fin du mois sacré du Ramadan, au cours duquel les musulmans jeûnent de l’aube au crépuscule.
Un employé de la boulangerie prend les plaques de biscuits une par une et les place dans le four.
« Ne les mangez pas », plaisante Oum Karima avec les employés de la boulangerie en partant. « Je ne peux pas le promettre », lui répond l’un d’eux.
Ils s’arrangent pour qu’elle revienne chercher ses kahk tôt le lendemain matin.
Préparer des kahk est une tradition très ancienne qui, selon certains égyptologues, remonterait même au temps des Pharaons.
De nombreux Égyptiens appellent même la fête qui marque la fin du Ramadan l’Aïd el-Kahk. La pâte à kahk peut être fourrée avec des dattes, des noix, des pistaches, du malban (similaire au loukoum), de l’agameya (un mélange de miel et de noix), ou même servie nature, selon les goûts de chacun.
« Quand j’étais enfant, ma mère m’asseyait avec mes sœurs et nous l’aidions à préparer les kahk, à les façonner soigneusement et à les placer sur la plaque avant de les cuire dans le four en terre que nous avions à l’époque »
- Oum Karima, mère de famille
« Nous avions l’habitude de les faire cuire au four à la maison », a déclaré cette mère de cinq enfants âgée de 34 ans à Middle East Eye, « mais c’est désormais trop cher de le faire. La bouteille de gaz coûte 60 livres égyptiennes [2,90 euros]. »
Au lieu de faire cuire les siens chez elle, Oum Karima sollicite l’aide de la boulangerie locale, qui les cuit pour 10 livres (0,50 euro) par plaque. L’année dernière, la même boulangerie facturait 8 livres (0,40 euro) pour la même plaque de kahk.
Oum Karima a cessé de faire cuire ses kahk à la maison depuis que le gouvernement a fait fluctuer sa monnaie en 2016, entraînant une hausse des prix qui a fait des ravages dans tous les secteurs de la société. Les traditions et coutumes locales n’y ont pas échappé.
Pourtant, son Aïd serait imparfait sans kahk. Elle raconte avoir aidé sa mère enfant lorsqu’ils habitaient dans le gouvernorat de Beni Souef, au sud du Caire.
« Cela a toujours été ainsi. Quand j’étais enfant, ma mère m’asseyait avec mes sœurs et nous l’aidions à préparer les kahk, à les façonner soigneusement et à les placer sur la plaque avant de les cuire dans le four en terre que nous avions à l’époque.
« L’année dernière, nous avons préparé dix kilos [de kahk], mais cette année, nous n’avons pu faire que cinq kilos », a-t-elle déploré.
Les morsures de l’austérité
Les Égyptiens continuent de lutter pour joindre les deux bouts alors qu’ils sont aux prises avec une nouvelle série de mesures d’austérité, malgré une baisse de l’inflation à 11,5 % en mai contre 12,9 % en avril, selon l’agence nationale égyptienne de statistiques.
Cette semaine, le gouvernement a annoncé une diminution de 26 % des subventions pour l’électricité à partir de juillet. Plus tôt ce mois-ci, le prix des services d’eau potable et d’assainissement a également augmenté de 46 %. Le mois dernier, le gouvernement a augmenté le prix des tickets de métro, faisant plus que tripler certains tarifs, suscitant de vives et sporadiques protestations. Ces mesures font partie d’un programme de prêts du Fonds monétaire international de 12 milliards de dollars.
Ramadan, un employé de la boulangerie qui doit son nom au mois sacré, a déclaré à Middle East Eye que cette année, ils vendaient le kilo de kahk farcis aux dattes et au malban à 160 livres (7,75 euros).
Manar, l’une des clientes de la boulangerie, ramasse soigneusement les kahk de l’une des plaques avant de les placer dans une boîte en carton doré. Bien qu’elle ait acheté cinq kilos de kahk l’année dernière dans une autre boulangerie qui les vendaient moins chers, elle ne peut pas en acheter plus de trois cette année car la boulangerie où elle allait est fermée, a-t-elle confié à MEE. « [Les prix] ont affecté tout et tout le monde. »
« Les prix ont affecté tout et tout le monde »
- Manar, cliente de la boulangerie
« Je ne sais pas comment les préparer moi-même », a déclaré Manar à MEE. « Je ne connais personne qui les fasse encore soi-même. La plupart des gens pensent que c’est trop de travail et que ça ne vaut pas la légère différence de coût. »
À La Poire, une pâtisserie haut de gamme populaire au Caire et à Gizeh, un kilo de kahk nature coûte 195 livres (9,45 euros), le kahk farci aux dattes coûte 225 livres (10,90 euros) tandis que le kahk farci aux pistaches coûte 340 livres (16,50 euros).
Un employé de la boutique dispose des desserts tendance du Ramadan, tels que le kunafa, auquel est ajoutée une touche moderne de mangue, de Nutella ou de garniture de red velvet. Il confirme à MEE que les prix ont augmenté cette année, mais n’a pas su préciser de combien.
Un idéal
Randa Maher, 27 ans, berce son fils de neuf mois et regarde courir sa fille de cinq ans devant sa modeste maison située dans la ville du 6 octobre, dans le gouvernorat de Gizeh.
La jeune femme n’a jamais acheté de kahk tout-prêt et s’est promis de ne jamais le faire, mais elle a remarqué que le nombre d’amis qui préparaient des kahk maison avait diminué au cours des dernières années.
« Oui, c’est moins cher de les faire à la maison, mais pour de nombreuses personnes, la différence de prix ne vaut pas l’effort et le temps », a-t-elle déclaré à MEE. « Je connais de nombreuses personnes qui ont cessé de les faire maison, en particulier les jeunes générations. »
« La préparation des kahk est une tradition et je ne peux pas m’en passer. Je veux que mes enfants éprouvent le même bonheur que j’ai éprouvé enfant »
- Randa Maher, mère de deux enfants
Cependant, pour Randa Maher, il est hors de question de faire l’impasse sur cette tradition de l’Aïd.
« Je me souviens avoir vu ma mère préparer des kahk chaque année une semaine avant l’Aïd », a-t-elle raconté à MEE. « Elle écrasait et pétrissait la pâte, et mon frère et moi la moulions et la façonnions.
« Je la regardais mettre la levure sur la farine et ensuite ajouter du beurre au mélange. Elle ajoutait un soupçon d’essence de vanille, de lait mélangé à du sucre, un peu d’eau de rose, d’orange ou d’essence de banane, ou autre chose, pour que les kahk sentent bon.
« [La préparation des kahk] est une tradition et je ne peux pas m’en passer. Je veux que mes enfants éprouvent le même bonheur que j’ai éprouvé enfant. C’est quelque chose que nous avons l’habitude de faire à la maison ; sans ça, il semblerait que quelque chose manque », a-t-elle déclaré à MEE.
La meilleure partie de tout le processus, ajoute-t-elle avec un sourire, est le « bonheur qui allait avec ».
Les prix élevés ont conduit sa famille à diminuer également l’achat de produits de boulangerie. « Il y a quelques années, nous en préparions environ douze kilos, cette année nous n’en avons fait que quatre. »
Les familles égyptiennes ont tendance à faire des kahk en abondance pour les partager avec leurs amis proches et voisins, et les offrir en cadeau à leurs invités.
Beurre et ghi
La hausse des prix de chacun des ingrédients a affecté la production de kahk dans différentes maisons, mais le ghi (un beurre clarifié originaire du sous-continent indien) et le beurre ont connu les hausses de prix les plus spectaculaires.
Habituellement, un kilo de farine doit être mélangé avec un demi-kilo de beurre ou de ghi pour préparer un kilo de ces riches biscuits.
« Un kilo de ghi peut maintenant coûter 90 livres [4,36 euros], voire plus. Il coûtait 35 livres [1,70 euro] avant l’inflation et 16 livres [moins de 1 euro] quelques années auparavant », a déclaré Oum Karima à Middle East Eye.
Randa Maher a indiqué avoir acheté une marque de beurre de qualité inférieure parce qu’elle est moins chère que la marque importée qu’elle achète habituellement et qui lui coûte plus de 140 livres (6,80 euros). Elle a dépensé 37 livres (1,80 euro) en ghi par kilo de kahk.
« Certaines marques sont si mauvaises qu’elles vous donnent l’impression de ne plus manger de vrai kahk », a-t-elle déploré.
Coutumes de l’Aïd
Nadia Ahmed, 52 ans, ajoute et mélange les ingrédients du kahk dans son appartement. Elle semble le faire les yeux fermés.
Elle a indiqué à MEE que l’an dernier, elle avait préparé dix kilos de kahk avec sa famille mais que cette année, les hausses générales des prix les avaient conduits à en faire la moitié.
Ahmed a trois filles et un fils, et elle précise que toute la famille se réunit pour cuisiner.
« Ce n’est pas n’importe quel jour, il a sa propre joie »
- Nadia Ahmed, mère de famille
« Ce n’est pas n’importe quel jour, il a sa propre joie. » Après avoir fini de tout préparer, Nadia et ses enfants transportent toutes les plaques jusqu’à la boulangerie au bout de la rue, où il faut débourser 10 livres (0,50 euro) par plaque à mettre au four.
Malgré tout, les Égyptiennes insistent sur la préservation des coutumes et des traditions de l’Aïd.
« Il s’agit surtout de se réunir et de faire quelque chose ensemble », a déclaré Randa Maher, qui a quitté sa ville natale de Fayoum, au sud-ouest du Caire, il y a deux ans, pour venir vivre à Gizeh. Cette année, son frère aîné et sa femme sont venus passer la journée à cuisiner avec elle.
« À Fayoum, tous nos parents et voisins se réunissaient pour faire le kahk. Nous nous relayions et aidions chaque famille à cuisiner chaque jour de la semaine », se souvient-elle avec nostalgie.
Pour Nadia Ahmed, le processus de préparation du kahk est comme un acte plein de « bénédictions » pour elle. « Par exemple, si une de nos voisines est fatiguée ou malade cette année, nous nous assurons tous de faire cuire une fournée de kahk pour elle. C’est le cœur même de cette tradition.
« Je suis heureuse de perpétuer [cette tradition] pour mes enfants », a-t-elle déclaré.
Traduit de l’anglais (original).
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