Manifestations à Ramallah : l’Autorité palestinienne se soucie-t-elle réellement des Palestiniens ?
En sortant dans la rue Rukab, l’une des artères principales de Ramallah, j’ai entendu crier : « Attention aux gaz ! »
La manifestation de mercredi soir, organisée par la campagne pour la levée des sanctions de l’Autorité palestinienne (AP) sur Gaza, venait à peine de commencer, que les forces de sécurité tiraient déjà des grenades assourdissantes et lacrymogènes directement sur la foule qui, vingt secondes plus tôt, brandissait des banderoles pour demander la levée des sanctions contre Gaza et scandait : « En esprit, dans le sang, nous vous reprendrons Gaza. »
Tout le monde a semblé calme pendant un moment : de nombreux manifestants étaient dispersés dans différentes zones autour du centre de Ramallah. La tension alourdissait l’air tandis que les gens restaient figés sur les trottoirs et dans les rues, fixant les forces envoyées par le gouvernement.
Cela donnait l’impression que l’Autorité palestinienne avait envoyé l’ensemble de ses forces de sécurité pour cet événement, y compris le service de sécurité nationale, la police palestinienne (y compris la police antiémeute), le service des renseignements généraux et le service de sécurité préventive.
« Je ne sais même pas s’il y aura une manifestation », m’a dit un ami. Les inquiétudes des gens ont été réprimées avant même d’avoir pu être exprimées
Il y avait aussi une bande franchement terrifiante de membres du Fatah, fidèles au président de l’AP, Mahmoud Abbas. Certains transportaient du spray au poivre. Chacun portait une coiffe blanche. Tous rôdaient autour des manifestants rassemblés.
Mardi, à la veille de la manifestation, l’AP avait appelé à une contre-manifestation. Cela, tout le monde le savait, annonçait un désastre.
« Je ne sais même pas s’il y aura une manifestation », m’a dit un ami. Les inquiétudes des gens ont été réprimées avant même d’avoir pu être exprimées.
Le simple message des manifestants visait l’AP, qui, il y a plus d’un mois, a réduit de moitié les salaires d’environ 50 000 employés du gouvernement à Gaza, laissant ces travailleurs incapables de subvenir aux besoins de leurs familles.
Cette baisse de salaire est survenue après que l’AP a également cessé de payer l’électricité de Gaza l’an dernier, limitant davantage l’accès des habitants à l’énergie et paralysant l’industrie et les services publics essentiels, y compris les hôpitaux et les écoles.
Le Conseil national palestinien, l’organe législatif de l’AP, ainsi que des factions au sein de l’AP ont tous demandé à ce que les sanctions soient levées. Cette responsabilité est endossée en grande partie par Abbas, ses détracteurs l’accusant d’essayer de renverser le Hamas à Gaza, où il gouverne le territoire, tout en utilisant les deux millions d’habitants de Gaza comme des pions politiques.
Gaza a été prise dans une terrible crise humanitaire, entre le blocus israélien de la bande d’un côté et de l’autre, l’approche punitive de l’Autorité palestinienne, dont les actions ont été tellement extrêmes que même les habitants de Ramallah, siège du gouvernement de l’Autorité palestinienne, se sont élevés contre les autorités et ont appelé à la levée des sanctions.
L’AP utilise les mêmes tactiques qu’Israël
Des photos légendées circulant sur les réseaux sociaux suggèrent que des milliers de personnes étaient présentes, bien qu’il soit difficile de faire la différence entre les manifestants, les passants et les policiers infiltrés.
J’ai essayé d’avancer au plus près de ce qui se passait pour prendre des photos, même si j’avais été avertie une demi-heure plus tôt qu’il était interdit de prendre des photos et des vidéos.
J’ai également été avertie que la police essayait de casser les appareils et de confisquer les cartes mémoire. Pour moi, c’est l’un des premiers signes qu’un gouvernement peut donner pour montrer qu’il s’agit en fait d’un régime oppressif. Cette nuit-là, l’Autorité palestinienne a fait tout ce qui était en son pouvoir pour restreindre la libre circulation de l’information.
Toute la scène était un chaos. Dans un secteur, les forces de sécurité ont lancé des bombes assourdissantes. Les policiers antiémeute ont commencé à courir dans une autre rue pour essayer de bloquer toute entrée à al-Manara, la place principale de Ramallah. Et parmi la foule se trouvaient des membres du Fatah à la coiffe blanche, dont certains étaient des agents en civil prenant les choses en main et battant les manifestants, le tout sous l’œil vigilant de la police.
Une amie qui travaille pour une chaîne de télévision palestinienne locale m’a dit qu’environ 2 000 policiers infiltrés se trouvaient dans la zone. Quelqu’un d’autre m’a dit qu’un des agents sous couverture avait pointé un pistolet sur la tête d’une manifestante. Elle n’arrivait pas à parler après, en raison de l’état de choc dans lequel elle se trouvait.
C’était comme si ces policiers infiltrés imitaient la tactique utilisée par le mustarabeenisraélien, l’unité d’infiltration entraînée à ressembler et à agir comme des Arabes.
En déployant tant de policiers en civil, les autorités ont cherché non seulement à maximiser le nombre d’arrestations mais aussi à démanteler tout réseau de confiance entre les civils, et à détruire la solidarité, un outil nécessaire contre tout régime oppressif.
Parmi la foule se trouvaient des membres du Fatah, dont certains étaient des agents en civil prenant les choses en main et battant les manifestants
L’objectif de l’occupation israélienne a toujours été de rompre l’unité de la Palestine historique, y compris le mouvement de et vers Gaza, en utilisant la construction de colonies illégales, les restrictions d’accès aux zones d’avant 1948 de Cisjordanie et le projet de loi sur le Grand Jérusalem.
Désormais, c’est ouvertement que l’AP, dirigée par le Fatah, est prête à anéantir la cause et l’unité palestiniennes pour conserver le pouvoir sur la population palestinienne.
Les forces infiltrées ont procédé à la majorité des arrestations, qui s’élevaient à plus de 60 à la fin de la nuit. J’ai vu des gens, y compris des femmes et des jeunes filles, frappées à coups de pied, de poing et de matraque. Les gens ont été tirés de tous les côtés alors qu’ils étaient emmenés par au moins cinq hommes vers un parking clôturé, où la police antiémeute montait la garde, attendant que les camionnettes emmènent leurs derniers prisonniers.
Besoin d’être témoin de cette brutalité
Je savais que je devais essayer de documenter cette brutalité. Mais moins de dix minutes après mon arrivée à la manifestation, j’avais déjà été sévèrement prévenue par un policier sous couverture de ne pas prendre de photos.
Finalement, j’ai réussi à grimper sur le rond-point à al-Manara. Debout sur l’une des statues de lion, j’avais un point de vue dégagé sur le nombre de personnes dans les rues et les rixes qui se déroulaient en contrebas.
Peu après, j’ai entendu quelqu’un me crier dessus, puis j’ai réalisé que plusieurs personnes me pointaient du doigt et commençaient à courir dans ma direction. Je me suis précipitée au bas de la statue en sortant la carte mémoire de mon appareil photo et en la cachant dans mon pantalon.
Au moment où j’ai sauté, des policiers en civil et en uniforme avaient déjà franchi la barrière. J’étais prise au piège. Ils m’ont attrapé par les bras pendant qu’un autre essayait de prendre mon appareil photo. J’étais persuadée qu’ils allaient le casser. Je continuais à crier et à leur hurler dessus, leur disant de me laisser partir et d’attendre que je puisse leur « prouver » que je n’avais pas de photos.
Ils m’ont ensuite remise à trois policières. L’une d’elles tenait mon bras et me disait de me taire et de me calmer. Je lui ai vivement rétorqué : « Comment diable pourrais-je me calmer quand vous essayez de m’arrêter et de casser mon appareil ? »
Le bruit provoqué par cette agitation commençait à tourner en ma faveur, quand une Palestinienne âgée est venue et a commencé à s’excuser pour ce qui se passait. Un homme habillé en civil s’est avancé et a déclaré qu’il était policier. J’ai répondu qu’il devrait porter un uniforme.
Je voulais leur crier qu’ils n’étaient pas de vrais Palestiniens ; qu’ils appartenaient uniquement à une seule faction, le Fatah, et étaient simplement des employés du gouvernement ; qu’ils se fichaient des Palestiniens de Gaza ; qu’ils se fichaient des Palestiniens de Ramallah qu’ils frappaient ; qu’ils se fichaient des Palestiniens qui avaient fait le trajet de Haïfa en bus pour manifester aux côtés de leurs frères et sœurs ; et que les personnes vivant sous les dictatures à travers les Territoires palestiniens ne représentaient rien à leurs yeux.
Pourquoi l’Autorité Palestinienne agit-elle ainsi ?
Finalement, j’ai été libérée et j’ai trouvé mon amie. Elle était hors d’elle parce que les forces en civil avaient pris la carte mémoire de son cameraman pendant qu’elle effectuait en direct un reportage critiquant l’AP. Elle était persuadée qu’elle serait arrêtée le lendemain. Elle était terrifiée.
Tout le monde était terrifié. Lorsque tout le monde autour de vous, vous y compris, a davantage peur des forces palestiniennes que de l’armée israélienne et des forces des frontières, cela vous laisse une impression étrange.
Le problème était que les forces de sécurité palestiniennes étaient complètement animées par l’émotion. Ajoutez à cela le fait qu’elles n’avaient pas assez d’expérience pour faire face à une telle foule et que cela signifiait que leur utilisation d’armes était un désastre.
Lorsque tout le monde autour de vous, vous y compris, a davantage peur des forces palestiniennes que de l’armée israélienne et des forces des frontières, cela vous laisse une impression étrange
À un moment donné, un agent de sécurité, tenant une bombe assourdissante dans sa main, s’est battu avec un manifestant. Pendant la bagarre, la bombe a explosé. On avait l’impression que toutes les actions des forces de sécurité étaient motivées par des impulsions plutôt que par des ordres de leurs supérieurs.
Des cas de harcèlement sexuel ont également été signalés, perpétrés par les hommes portant ces coiffes du Fatah. Une femme a été poursuivie dans une rue latérale et abusée sexuellement avant d’être sauvée par des personnes qu’elle connaissait.
Beaucoup de partisans du Fatah sont eux-mêmes issus de familles de martyrs ou de prisonniers politiques. D’autres Palestiniens n’arrivent pas à comprendre comment ils ont pu agir de la sorte lors d’une manifestation de soutien à leurs frères et sœurs de Gaza. Essaient-ils de créer un conflit entre les différentes factions ?
Les manifestants et les habitants sont toujours totalement en état de choc et d’épuisement physique et mental. La nuit qui a suivi la manifestation, les personnes présentes étaient encore trop effrayées pour arpenter les rues ou aller dans les espaces publics de crainte d’être arrêtées ou tabassées.
Des personnes sans lien avec les manifestations étaient prises pour cibles simplement parce qu’elles étaient dans la rue. J’ai vu plusieurs familles et femmes avec des bébés, qui essayaient de rentrer chez elles, désorientées par les cris de la garde présidentielle.
Pourquoi les manifestations vont continuer
Une autre manifestation est déjà prévue pour mercredi. Quelle sorte d’excuse l’Autorité palestinienne utilisera-t-elle alors pour réprimer la liberté d’expression et de réunion des gens en dehors des célébrations de l’Aïd ? Vont-ils trouver de nouveaux motifs pour interdire et criminaliser les manifestations ?
Le Fatah et Abbas ont montré leur vrai visage au peuple palestinien cette semaine, tout en s’aliénant certains partisans de leur propre parti. La manifestation qui s’est tenue mercredi soir dernier n’a pas été organisée pour faire tomber l’AP ou pour renverser Abbas.
Le Fatah et Abbas ont montré leur vrai visage au peuple palestinien cette semaine, tout en s’aliénant certains partisans de leur propre parti
Elle était en faveur d’une autre population palestinienne persécutée, qui pourrait vivre sous la domination séparée du Hamas à Gaza, mais dont le sort a été aggravé davantage par le régime qui contrôle la Cisjordanie.
Cependant, si la levée des sanctions contre Gaza n’intervient pas en temps voulu, ne soyez pas surpris si ceux qui vivent en Cisjordanie concentrent leur énergie sur le renversement des chefs du gouvernement. Vendredi, 70 organisations de la société civile et syndicats en Palestine ont appelé au limogeage de Rami al-Hamdallah, Premier ministre palestinien et ministre de l’Intérieur.
Émotionnellement épuisés, les activistes récupèrent, s’occupent de leurs blessures, sont libérés de prison et se tournent vers leurs réseaux de soutien pour se rétablir.
Espérons que l’organisation et l’unité des Palestiniens ne seront que renforcées, tandis que leur combat pour leurs frères et sœurs à Gaza est encouragé par la brutalité à laquelle ont été confrontés les manifestants de Ramallah.
- Tessa Fox est une journaliste indépendante, photographe et réalisatrice spécialisée dans la guerre et les conflits, les affaires indigènes et l’environnement. Elle a travaillé, entre autres, pour Al Jazeera, Deutsche Welle, Al-Monitor, The Independent (Royaume-Uni), Holistic News (Pologne), Mail & Guardian (Afrique du Sud), Knack (Belgique), Australian Broadcasting Corporation, SBS World News, New Matilda, VICE et Crikey. Fox a également été finaliste du prix Asie Pacifique du Dart Center for Journalism and Trauma (Centre Dart pour le journalisme et le traumatisme) et, en tant que correspondante, a fait des reportages sur la Turquie, le Myanmar, l’Éthiopie, la Russie, le Vanuatu, les Îles Salomon, l’Australie ou encore l’UE.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Manifestation appelant le président Mahmoud Abbas à mettre fin aux sanctions financières contre les Palestiniens de Gaza, le 14 juin 2018 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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