La Tunisie se livre à un subtil exercice d’équilibriste avec l’OTAN
Pendant de nombreuses années, la Tunisie a manifesté sa volonté de renforcer sa coopération en matière de sécurité avec l’OTAN qui n’a pas hésité à s’engager davantage avec une jeune démocratie qu’elle soutient officiellement.
En 2014, trois ans après la chute de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali, la Tunisie a signé un accord de partenariat et de coopération avec l’OTAN visant à lutter contre le terrorisme et pour la sécurisation de ses frontières avec l’Algérie et la Libye. Grâce à cet accord, la Tunisie a pu bénéficier de formation, de prêts d’équipement dans le cadre d’une coopération dans la recherche et le développement, et du financement par les forces extérieures de location-bail de matériel de défense militaire.
Les partenaires européens et occidentaux de la Tunisie, liés par des intérêts militaires ou diplomatiques, oublient parfois de prendre en compte le contexte plus large de l’opinion publique arabe et tunisienne
Ce rapprochement n’a pas été favorablement accueilli par Alger, venue en aide à la Tunisie pour faire face à la vague de terrorisme qui a déferlé sur le pays au lendemain du soulèvement de 2011. L’Algérie s’est retrouvée coincée entre deux pays – le Maroc et la Tunisie – dont les liens avec l’OTAN sont devenus de plus en plus étroits.
Lorsque le ministre de la Défense tunisien Abdelkarim Zbidi révéla récemment lors d’une commission parlementaire que son ministère avait refusé une subvention de trois millions d’euros (3,4 millions de dollars) destinée à financer un centre de commandement conjoint dans la ville portuaire de Gabès, des observateurs occidentaux exprimèrent leur étonnement. Après tout, lorsque l’ancien Premier ministre Habib Essid s’était rendu au siège de l’OTAN en 2015, il semblait acquis que les deux acteurs étaient engagés sur la voie d’une coopération de plus en plus étroite.
Tourisme et investissements étrangers
La proposition de créer un centre de renseignement conjoint – qui aurait impliqué que des organismes militaires et civils partagent des renseignements et concentrent leurs efforts sur le phénomène des « combattants étrangers » tunisiens – demeure une question délicate pour plusieurs raisons.
Pour certains, le nombre de Tunisiens estimé qui a rejoint le groupe État islamique (EI) varie en fonction de la source. Combien sont retournés dans leur pays ? Combien sont toujours dispersés dans le Moyen-Orient ? Personne ne le sait. Et les responsables tunisiens n’apprécient guère d’entendre des commentateurs exagérer les risques sans comprendre réellement le contexte régional.
Les politiques et les médias européens qui commentent le sujet à tout-va peuvent ternir la réputation du pays et son attractivité auprès des touristes et des investisseurs étrangers. C’est un élément important, au moment où les touristes étrangers affluent de nouveau dans les stations balnéaires de la zone côtière tunisienne, trois ans après les attentats de 2015. Les difficultés économiques du pays contribuent déjà à dissuader les investisseurs étrangers ; toute nouvelle menace terroriste serait une raison de plus de ne pas investir.
La Tunisie a proposé son soutien pour certaines missions ponctuelles menées par l’OTAN et les États-Unis en Libye, notamment pour participer aux combats de 2016 destinés à libérer Syrte des combattants de l’EI. Les États-Unis étaient en mesure de conduire des opérations de surveillance à l’aide de drones depuis une base implantée dans la base aérienne tunisienne, située dans le port de Bizerte au nord de la Tunisie.
Les autorités tunisiennes se sont trouvées profondément embarrassées lorsque la nouvelle a filtré dans la presse, car la présence de troupes étrangères – notamment américaines – n’est pas populaire au sein des partis politiques et de la société civile, toutes classes sociales confondues.
Les autorités militaires du pays qui ont tout d’abord nié la présence de militaires américains, ont été rapidement mises face à leur contradiction par le président Béji Caïd Essebsi. L’Algérie s’est offusquée que la Tunisie n’ait pas fait part de son intention d’autoriser les États-Unis à établir une base militaire.
Au-delà des questions de sécurité, la Tunisie accueille des millions de touristes algériens chaque année et exporte de nombreux produits vers ses voisins de l’ouest, comme les gazoducs qui vont jusqu’en Italie et sont pour la Tunisie une source précieuse de gaz naturel. De plus, de nombreux ressortissants libyens résident en Tunisie, et les Tunisiens continuent de voyager et d’investir en Libye.
L’opinion publique nationale
Les partenaires européens et occidentaux de la Tunisie, liés par des intérêts militaires ou diplomatiques, oublient parfois de prendre en compte le contexte plus large de l’opinion publique arabe et tunisienne. L’opposition de l’Algérie à une présence accrue de l’OTAN a certainement contribué à la décision de la Tunisie concernant le port de Gabès, mais l’opinion publique nationale pèse également dans la balance.
Lorsque le Département d’État américain a déclaré en 2015 que l’accord de partenariat avec l’OTAN était « un signe fort montrant notre soutien à la décision de la Tunisie de rejoindre les démocraties du monde entier », la plupart des Tunisiens ont réagi avec un certain cynisme. Depuis quand l’OTAN œuvre en faveur de la démocratie dans les pays du sud du bassin méditerranéen ?
La Tunisie a beau être un partenaire de l’OTAN bon gré, mal gré, la coopération bilatérale avec les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne a toujours été cordiale. Après les attentats de 2015, la Grande-Bretagne a aidé à renforcer la sécurité des aéroports, alors que les États-Unis et l’Allemagne ont contribué à consolider la politique en matière de lutte contre le terrorisme. Ce sont des équipements allemands qui servent à améliorer la surveillance à la frontière libyenne depuis l’attentat de l’EI en 2016 sur la ville de Ben Guerdane.
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Depuis 2011, la Tunisie et l’Algérie ont établi de solides relations sur les questions de sécurité, et les forces et les équipements algériens sont souvent venus à l’aide des forces tunisiennes sous-équipées. Après les émeutes de 2011, le soutien de l’Algérie pour lutter contre le terrorisme a devancé toutes les offres de l’OTAN et des pays européens. L’Algérie a également proposé une aide financière plus importante que l’Europe.
L’Algérie est profondément hostile à la présence militaire occidentale au nord-ouest de l’Afrique et porte un regard inquiet sur la présence accrue des États-Unis au Mali et au Niger, où les Américains ont établi une base de drones. La militarisation croissante du Sahel ne semble pas réduire les menaces en matière de sécurité, bien au contraire.
Depuis 2011, le soutien de l’Algérie est un gage de sécurité de facto pour son voisin, ce qui conforte certainement les forces militaires tunisiennes dans leur volonté de rester discrètes sur leur coopération avec les États-Unis et les autres puissances occidentales. D’après Akram Kharief, spécialiste algérien des questions de défense : « L’Algérie ne souhaite pas voir les capacités en matière de [surveillance aérienne] se renforcer proche de ses frontières. L’usage de drones armés est, pour elle, une limite infranchissable - quel qu’en soit l’auteur ».
Des paramètres complexes à prendre en compte
Plusieurs facteurs garantissent la sécurité de la Tunisie : les réformes économiques et l’accélération de la croissance pour assurer une certaine stabilité dans le pays, la garantie de stabilité que lui assure l’Algérie, et le soutien financier et sécuritaire des États-Unis et de l’Europe. L’OTAN doit avoir conscience que la partie qui se joue est plus vaste et extrêmement complexe. Béji Caïd Essebsi a réussi un exercice d’équilibriste avec habilité et astuce : aussi efficaces que soient les liens avec l’OTAN, l’étroite coopération avec l’Algérie est indéniable.
La politique menée par les États-Unis au Moyen-Orient n’a pas pour vocation de rassurer la Tunisie. Elle est au contraire perçue par la population comme irresponsable - une vision que partage l’Algérie. Le mépris de plus en plus affiché à l’encontre du président américain Donald Trump ne rend guère plus attractive l’offre d’une coopération davantage assumée et étroite avec l’OTAN. Pour Tunis et Alger, comme pour certaines capitales européennes, la diplomatie américaine au Moyen-Orient fait des ravages.
Les dirigeants tunisiens veulent éviter de prendre part à des combats qui n’ont pas pour vocation de renforcer leur propre sécurité. Cette stratégie risque de créer un équilibre précaire
Les dirigeants tunisiens veulent éviter de prendre part à des combats qui n’ont pas pour vocation de renforcer leur propre sécurité. Cette stratégie risque de créer un équilibre précaire.
L’OTAN a apporté son soutien dans les combats qui ont permis de renverser l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, mais la France, le Royaume-Uni et les États-Unis se sont contentés de quitter la Libye à l’automne 2011, laissant la Tunisie face à un afflux massif de réfugiés. Ils ont abandonné un État défaillant et ont laissé des caches d’armes modernes en grande quantité qui ont fini par s’écouler dans les pays voisins.
À une période où la Tunisie avait un réel besoin d’argent, la menace du terrorisme l’a obligée à consacrer un budget croissant au maintien de sa sécurité. Un renforcement de la militarisation dans la région n’est pas une solution pérenne.
La Tunisie est une nation qui cherche à préserver sa souveraineté - ce qui n’est pas une mince affaire dans une région aussi instable, surtout lorsqu’elle doit relever un défi de taille : s’assurer que la jeune démocratie prend racine malgré des difficultés économiques et sociales nationales.
L’OTAN doit se montrer prudente en Afrique du Nord et doit prendre en compte la manière dont une nation comme la Tunisie - si petite soit-elle - envisage sa propre sécurité. Si l’on se place du côté de l’Algérie, un rapide coup d’œil à la carte permet de comprendre facilement que la Tunisie et l’OTAN doivent prendre en compte sa vision.
- Francis Ghilès est l’un des principaux spécialistes européens du Maghreb. Chercheur associé auprès du Centre d’affaires internationales de Barcelone, Francis Ghilès est expert des questions sur la sécurité, l’énergie, et les tendances politiques en Afrique du Nord et en Méditerranée occidentale.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président tunisien Béji Caïd Essebsi écoute l’hymne national au cours de la cérémonie du 60e anniversaire de l’indépendance de la Tunisie qui s’est déroulée à Tunis le 20 mars 2016 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.
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