Du siège de Diyarbakır au Parlement : l’histoire de Remziye Tosun
DIYARBAKIR, Turquie – Petite taille, voile blanc couvrant les cheveux, Remziye Tosun, 37 ans, fraîchement élue au Parlement turc dans le cadre de la liste présentée par le parti pro-kurde HDP (Parti démocratique des peuples), est l’une de ces personnes que l’on ne remarquerait pas forcément au sein d’une foule. Ses gestes sont lents, elle parle d’une voix douce – mais ce dont elle parle, c’est l’un des épisodes les plus sanglants de l’histoire récente de la Turquie.
À la fin de 2015, suite à l’arrêt du processus de paix entamé début 2013 entre l’État turc et le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), organisation considérée comme terroriste par Ankara et une bonne partie de la communauté internationale, de nombreuses révoltes ont éclaté un peu partout dans le sud-est de la Turquie à majorité kurde, donnant lieu à la rupture d’un cessez-le-feu de deux ans en juillet et à des conflits armés.
Traditionnellement limités aux zones rurales et de montagne, ces nouveaux affrontements entre des factions armées proches du PKK et les forces d’intervention turques se sont déployés au cœur même des zones urbaines, dans les villes de Cizre, Diyarbakır et Şırnak ainsi que dans de nombreux villages de la région.
« Par la suite, j’ai essayé de m’enfuir, mais c’était impossible à cause des combats »
- Remziye Tosun, députée du HDP
Selon la Fondation pour les droits de l’homme de Turquie, au moins 321 civils, dont 79 enfants, ont perdu la vie au cours de ce conflit, entre la fin de 2015 et l’été 2016.
Remziye Tosun vient de l’une de ces zones, plus précisément de Sur, un conglomérat de quartiers à grande valeur historique de Diyarbakır, capitale informelle des Kurdes dans le sud-est du pays. Elle y vivait avec ses deux filles, à l’époque âgées de 14 mois et 9 ans.
Des tanks dans les ruelles
Les ruelles et les maisons en basalte noir de Sur racontent une histoire vieille de plus de 2 000 ans. Des dizaines de peuples ont partagé ces espaces étroits, ces murs anciens : ici ont vécu des Arméniens, des juifs, des Arabes, des Perses. Les racines de ses remparts remontent jusqu’aux Romains. Le quartier, d’ailleurs, longe la forteresse de Diyarbakır et les jardins de l’Hevsel, classés au patrimoine de l’UNESCO.
Espaces étroits, ruelles : prometteur terrain de guérilla. Lorsque la révolte éclate, et que les déclarations d’autonomie se multiplient dans les villes kurdes, les militants armés de Sur s’y barricadent. Un affront impardonnable, du point de vue de l’État turc.
Le premier couvre-feu imposé par ce dernier sur les quartiers de Sur date de septembre 2015. En décembre, il devient permanent, tandis que les positions se durcissent. Face aux AK-47 des groupes armés kurdes, l’État déploie les tanks et l’artillerie lourde.
Traduction : Tank déployé à Diyarbakır alors que la Turquie intensifie son combat contre le PKK »
« On attendait, jour après jour, semaine après semaine », que cessent les combats, se rappelle Remziye Tosun, « mais ils ont continué ». Ignorant les conseils de ses voisins, elle décide de rester dans le quartier.
Si certaines zones de la vieille ville de Sur sont plus ou moins épargnées, d’autres sont le théâtre d’échanges nourris, de fenêtre à fenêtre. Comme celui de Fatih Paşa, où habitait Remziye.
« Je suis pauvre. Je ne voulais pas perdre ma maison », explique-t-elle. « Par la suite, j’ai essayé de m’enfuir, mais c’était impossible à cause des combats. »
« Tous mes voisins ont perdu leurs maisons… des demeures historiques. Certaines familles y vivaient depuis des siècles »
Entretemps, dans les quartiers voisins de Sur, lesquels, selon Human Rights Watch, n’ont pas non plus été épargnés par l’armée turque, les habitants ramassent leurs affaires et quittent la ville : plus de 24 000 déplacés ont été recensés, selon un rapport d’Amnesty International.
C’est avec les tanks qu’« ils ont détruit ma maison », raconte la nouvelle élue du HDP. « Tous mes voisins ont perdu leurs maisons… des demeures historiques. Certaines familles y vivaient depuis des siècles. »
Au cours des quatre mois de guerre, Remziye Tosun change de maison sept fois. La plupart de ses voisins ont par la suite déménagé dans d’autres zones de Diyarbakır.
Un quartier rasé au sol
À la fin des hostilités, la maison de Remziye Tosun n’est plus qu’un tas de ruines. Bientôt, le tout est rasé : aujourd’hui, les vieux quartiers de Sur ne sont plus qu’une friche sauvage habitée par des pelleteuses engagées dans une reconstruction contestée, et ne portent aucune trace du drame qui s’est déroulé il y a à peine deux ans.
En 2016, le gouvernement commence à offrir aux familles des quartiers concernés une compensation monétaire pour qu’ils trouvent une maison dans une autre zone de Diyarbakır, explique Remziye Tosun.
« On m’a offert 5 000 livres turques [environ 900 euro], alors que la valeur des maisons détruites était autour de 30 000 livres [5 500 euro] », précise-t-elle. Dans son rapport, Amnesty International évoque le chiffre de 40 000 livres turques.
« Sans argent » et avec deux enfants à charge, elle souhaite d’abord accepter cette proposition. Mais les solutions proposées par les autorités prévoient qu’elle paie un loyer d’environ 600 livres, dans un pays où le revenu moyen des femmes pauvres atteint à peine 1 200 livres en 2014, selon l’Institut de statistique turc.
De la guerre au Parlement, en passant par la prison
Comme la très grande majorité des familles de Sur, Remziye Tosun refuse la compensation des autorités turques. C’est à ce moment-là qu’elle est arrêtée, accusée de faire partie des groupes combattants.
« Le gouvernement pense que je suis une terroriste, et ne veut pas me rendre [mes enfants]… parfois, je peux les voir, ils vont bien »
« [La police] pensait qu’une personne qui était restée si longuement au sein du quartier pendant le conflit devait forcément avoir des liens avec les groupes armées », explique-t-elle. « C’est pour cela que j’ai été jugée. » Des accusations que la jeune femme rejette totalement, affirmant qu’elle ne faisait « qu’essayer de maintenir en vie [s]es enfants et [elle]-même ».
« Cela n’a pas marché », constate-t-elle. Elle ne regagne la liberté qu’en juin 2017, après quinze mois de détention.
Dès l’instant de sa condamnation, les autorités lui ôtent en outre la garde de ses enfants. « C’est une autre famille qui les garde maintenant », déplore-t-elle, « le gouvernement pense que je suis une terroriste, et ne veut pas me les rendre… parfois, je peux les voir, ils vont bien. »
Pendant son séjour en prison, les anciens voisins de Remziye Tosun, devenue entretemps une figure de référence dans le quartier, ne cessent de lui écrire, lui décrivant leurs condition de vie. Elle s’en souvient : « ils étaient à la rue, tout était extrêmement difficile, en particulier pour les femmes ».
Déjà avant le conflit à Sur, Remziye Tosun était engagée au sein du HDP : « à Fatih Paşa, je contribuais aux groupes de soutien aux femmes ». Mais elle n’était pas « réellement engagée », précise-t-elle.
« C’est grâce à ce que j’ai vécu que j’ai compris une chose : personne ne peut vivre décemment dans ce pays s’il n’y a pas de démocratie. Et cela est d’autant plus vrai pour les femmes »
Ce n’est qu’une fois sortie de prison que le HDP lui propose de se présenter aux élections. « Ils ont du respect pour le fait que sois restée au sein du quartier, avec mes proches, mes voisins, mes enfants », commente la députée.
« C’est grâce à ce que j’ai vécu que j’ai compris une chose : personne ne peut vivre décemment dans ce pays s’il n’y a pas de démocratie. Et cela est d’autant plus vrai pour les femmes. »
Remziye Tosun se veut désormais la « porte-parole des habitants de son quartier », dont les conditions de vie, indique-t-elle, « ne cessent de s’aggraver » en raison du manque de logements et de la dégradation des services. Mais elle entend aussi « lutter pour [s]es enfants. Je veux qu’ils reviennent avec moi ».
À présent, les portes du Parlement s’ouvrent à elle, et son premier discours à l’hémicycle, elle affirme vouloir le donner en habit traditionnel kurde.
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