Le gouvernement populiste italien face aux flux migratoires
Le tournant politique qu’a constitué l’entrée en fonctions, le 1er juin 2018, du gouvernement italien de coalition entre la Ligue du nord (LN) et le Mouvement 5 étoiles (M5S) marque un moment fort de la progression des populismes en Europe.
Davantage que le président du Conseil des ministres, l’économiste Giuseppe Conte, c’est le ministre de l’Intérieur Matteo Salvini, chef de la Ligue, qui donne le cap politique, défini par l’euroscepticisme, le refus de la société multiculturelle et la volonté de fermer les frontières du pays à toute nouvelle arrivée de migrants comme de réfugiés extra-européens, ainsi que l’a récemment illustré le refus d’accorder un refuge portuaire aux 629 passagers de l’Aquarius.
Pour comprendre cette orientation, qui situe l’actuel gouvernement bien à la droite de ceux dirigés par Berlusconi, dans lesquels participaient déjà la LN et les anciens fascistes de l’Alliance nationale, il est utile de rappeler certains points récents de l’histoire politique italienne, peu souvent évoqués.
La Ligue du nord, du séparatisme à l’OPA sur le nationalisme italien
Tout d’abord, la droite italienne est en situation d’instabilité chronique depuis l’implosion, entre 1987 et 1993, de la Démocratie chrétienne (DC), qui avait monopolisé le pouvoir depuis 1945. La DC était née d’un idéal politique, avait une colonne vertébrale idéologique : c’était une droite catholique promouvant la doctrine sociale de l’Église, anticommuniste mais aussi antifasciste, pro-européenne.
Salvini a compris que pour devenir la force dominante de la droite, il fallait faire de la Ligue un parti nationaliste italien, d’autant plus audible au sud que les flux migratoires comme ceux des réfugiés arrivent d’abord par cette partie du pays, la plus pauvre, la plus périphérique, la plus encline à accumuler les griefs envers « Bruxelles » et les élites italiennes
Quand elle est devenue un parti-État miné par la corruption et qu’elle a cessé de servir de rempart au danger constitué par le puissant Parti communiste, elle s’est effondrée en laissant un espace béant qu’a occupé Silvio Berlusconi, celui-là même qui, en 1994, a fait entrer la Ligue dans son gouvernement.
Homme d’affaires libéral mais sans convictions profondes, Berlusconi a cru que les léghistes ne seraient qu’une force d’appoint parce que leur agenda politique d’alors, l’indépendance du nord de l’Italie, n’était pas recevable au sud d’un axe allant de la Ligurie à Milan et à Venise.
Il n’a pas vu venir Matteo Salvini qui, en fin stratège, a compris que pour devenir la force dominante de la droite, il fallait faire de la Ligue un parti nationaliste italien, d’autant plus audible au sud que les flux migratoires comme ceux des réfugiés arrivent d’abord par cette partie du pays, la plus pauvre, la plus périphérique, la plus encline à accumuler les griefs envers « Bruxelles » et les élites italiennes.
Salvini a eu une autre chance : l’effondrement des « post- fascistes » de l’ancien Mouvement social italien (MSI), devenu Alliance nationale. Leur dirigeant, Gianfranco Fini, s’est tellement démené pour rompre avec le passé fasciste de son mouvement que celui-ci a perdu son attrait.
Or, le fascisme italien n’a pas la même charge répulsive que le nazisme. Sa « politique sociale », ses « grands travaux », sa mystique de la grandeur nationale et de l’unité territoriale dans ce pays qui ne s’est définitivement construit qu’en 1860-70 (lorsque Venise puis enfin Rome, jusqu’alors contrôlée par le pape, rejoignent le royaume d’Italie proclamé en 1861) continuent à imprégner une fraction de la population qui, sans en être totalement nostalgique, voit d’un bon œil l’émergence d’une droite nationaliste calquant son programme sur celui du Front national français.
Car il existe bien un axe idéologique entre le FN et la Ligue, en particulier sur la question identitaire. De même qu’il existe des liens entre Marion Maréchal et la droite italienne, comme le montre le fait que l’ancienne députée FN du Vaucluse intervenait le 12 juillet dernier sur le thème des « Invasions barbares : souveraineté et pouvoir », lors d’un débat organisé par la région Ligurie, auquel participaient des représentants de Forza Italia (le parti de Berlusconi) et de la Ligue.
Une tradition populiste née dès 1945
Évoquer la question de l’attitude du gouvernement italien actuel sur l’identité et l’immigration oblige aussi à revenir sur l’émergence très rapide, après la guerre, d’un populisme virulent, axé sur la défense classique des « petits » contre les « gros », dans une veine proche de celle utilisée en France par le poujadisme : ce fut, de 1946 à 1948, le bref épisode qui vit la percée électorale du parti de l’Uomo Qualunque, c’est-à-dire de « l’homme quelconque ». Un parti essentiellement antipolitique, idéologiquement transverse, maniant l’humour et la satire comme le fait aujourd’hui Beppe Grillo, l’homme de scène devenu figure de proue du M5S.
Le fascisme italien n’a pas la même charge répulsive que le nazisme. Sa « politique sociale », ses « grands travaux », sa mystique de la grandeur nationale et de l’unité territoriale […] continuent à imprégner une fraction de la population
On trouvait d’ailleurs chez l’Homme quelconque les thèmes majeurs du Mouvement 5 étoiles : la détestation des partis et de la « politique professionnelle », le côté libertarien d’un État qui se mêle du moins possible de choses, l’antifiscalisme en même temps qu’une aversion certaine pour le capitalisme de la grande entreprise, celui qui semble anonyme et non identifiable en terme d’identité nationale.
Or ce populisme-là fait sens, aujourd’hui, pour une partie de la classe moyenne italienne, pour les nouveaux entrepreneurs, les intellectuels, les cadres, qui veulent réduire la place d’un appareil étatique pléthorique, rongé par le clientélisme, la prévarication et les liens claniques qui entravent l’efficacité de gestion comme l’ascension sociale au mérite, tout en augmentant la dette publique.
Derrière le refus des migrants, les souvenirs de la colonisation
Il faut enfin se rappeler, puisque les migrants viennent d’outre-Méditerranée et qu’ils sont souvent musulmans, que l’Italie fut une puissance coloniale en Libye, Somalie, Érythrée puis Éthiopie, où sa présence précéda chronologiquement l’avènement du fascisme. Elle disputa la Tunisie à la France, contrôla le Fezzan, partie de la Libye reprise par les Forces françaises libres et, jusqu’en 1814, Malte appartenait au royaume de Sicile.
Cette colonisation, qui ne fut pas de peuplement, fit face à une double difficulté : d’une part, l’opposition à la France comme à la Grande-Bretagne, peu enclines à laisser une part à l’Italie, d’où sans doute quelque animosité qui subsiste envers son voisin transalpin ; d’autre part, la perte de ce petit Empire – et des ressources énergétiques qui s’y trouvaient – avec la défaite du fascisme.
Une sorte d’équivalent du traumatisme de la guerre d’Algérie qui, en Italie comme en France, nous fait considérer le colonisé d’hier comme le colonisateur d’aujourd’hui et le « sauvage » qu’hier on voulait « civiliser » comme le nouveau barbare venu détruire notre civilisation, chez nous
En outre, les relations entre l’Italie et l’Afrique ont été pensées en termes de géopolitique, donc de volonté de puissance et d’influence. Dans les années 1930, autour de la revue Geopolitica, a été imaginé le concept d’Eurafrique – l’union politico-économique des deux continents dans le but d’assurer à l’Italie les matières premières lui faisant défaut et, surtout, d’asseoir sa domination sur le pourtour méditerranéen – qui a migré après-guerre dans divers milieux d’extrême-droite européens.
Une partie du milieu des universitaires géographes italiens, acquise aux idées fascistes, l’a imaginé pour légitimer la colonisation et envisager une entreprise plus large encore de soumission de l’Afrique à une sorte de condominium italo-allemand évinçant les Français comme les Anglais. Ernesto Massi (1909-97), l’un des pères de la géopolitique italienne et de la doctrine Eurafrique, réintégra l’université de Milan en 1959 tout en poursuivant une carrière politique dans le parti néo-fasciste MSI, preuve que ses idées n’étaient pas totalement tombées en désuétude.
Dans l’après-guerre, avec un point culminant dans les années 60 et jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Khadafi en Libye (1969), l’Italie mit en place une véritable politique arabe par le biais de l’entreprise pétrolière ENI, dirigée par le célèbre Enrico Mattei, mort en 1962 dans un accident d’avion qui ne devait rien au hasard et qui permit aux grandes compagnies rivales d’éliminer un concurrent capable d’élever l’Italie au rang de puissance pétrolière mais aussi politique en Afrique du nord, voire au-delà.
Quel rapport avec la politique de fermeture à l’immigration et la désignation des musulmans (moyen-orientaux, nord-africains ou d’Afrique subsaharienne) comme ennemis ? Simplement, une volonté de revanche sur cette histoire de puissance coloniale éphémère et secondaire, que les autres nations européennes et les États-Unis n’ont jamais laissé se développer à la hauteur des espérances d’un pays qui misait sur sa vitalité démographique et sa volonté de puissance, au besoin exprimée par la force comme lors de l’invasion de l’Éthiopie par les troupes fascistes en 1935-36.
Une sorte d’équivalent du traumatisme de la guerre d’Algérie qui, en Italie comme en France, nous fait considérer le colonisé d’hier comme le colonisateur d’aujourd’hui et le « sauvage » qu’hier on voulait « civiliser » comme le nouveau barbare venu détruire notre civilisation, chez nous.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le ministre de l’Intérieur italien, Matteo Salvini, donne un discours à Pontida, dans le nord-ouest de l’Italie, le 1er juillet (AFP).
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