Bochra Belhaj Hmida : « La société change, que nous le voulions ou non »
TUNIS – Députée indépendante à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et cofondatrice de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) dont elle a été présidente de 1995 à 2001, Bochra Belhaj Hmida est connue pour son engagement militant et ses positions en faveur du droit des femmes.
Mais c’est son mandat en tant que présidente de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE) qui l’a mise sous le feu des projecteurs cette année. Lancée par le président de la République Béji Caïd Essebsi après son discours du 13 août 2017 dans lequel il préconisait l’égalité dans l’héritage, la COLIBE a eu pour mission de contribuer à l’état des libertés individuelles en Tunisie à travers la préparation d’un projet de réforme.
Dès sa publication, le 12 juin, le rapport élaboré par la commission a fait polémique. Parmi les propositions les plus importantes du rapport : une égalité dans l’héritage par défaut, avec la possibilité de déclarer ou non la volonté de choisir un héritage musulman, la décriminalisation de l’homosexualité, l’abolition de la peine de mort, la fin de la distinction entre les enfants légitimes et ceux nés hors mariage, l’actualisation de plusieurs points du code pénal sur la réglementation des mœurs, la fin de l’obligation de la dot lors d’un mariage, et la réforme du Code du statut personnel.
Au-delà des propositions juridiques pour réformer les lois actuelles, le rapport de la COLIBE propose aussi un code des libertés, base pour garantir les libertés individuelles.
Pour les membres de la COLIBE, le débat actuel, qui semble diviser certains Tunisiens, n’était pas celui espéré
Plusieurs imams, des représentants de la mosquée Zitouna (grande mosquée de Tunis et école religieuse) ou encore des membres d’Ennahdha, se sont exprimés contre.
Alors que le 11 août, une manifestation a réuni plus de 2 000 personnes sur la place du Bardo à Tunis contre la COLIBE, le discours du 13 août 2018 de Béji Caïd Essebsi sur l’initiative d’un projet de loi en faveur de l’héritage a un peu plus accentué les divisions.
Pour les membres de la COLIBE, le débat actuel, qui semble diviser certains Tunisiens, n’était pas celui espéré. Bochra Belhaj Hmida s’explique.
Middle East Eye : Après les polémiques et les insultes dans la rue et sur les réseaux sociaux, comment vous sentez-vous ?
Bochra Belhaj Hmida : Je vis sous garde rapprochée. Cela m’a été imposé par le ministère de l’Intérieur depuis un mois et demi. Être entravée dans ma liberté de circulation me dérange, bien sûr, mais ce qui me révolte le plus, c’est la violence que je vois aujourd’hui dans la société.
Cette violence, nous n’arrivons pas vraiment à l’encadrer. Il n’y a pas de travail sérieux sur les cause de cette violence et de cette haine, et nous ne savons pas encore comment l’endiguer et régler les problèmes qui vont avec.
Être entravée dans ma liberté de circulation me dérange, bien sûr, mais ce qui me révolte le plus, c’est la violence que je vois aujourd’hui dans la société
Aujourd’hui, deux questions se posent : comment éviter que cette période de transition démocratique, qui a des chances de réussir, échoue, et comment rendre le débat entre Tunisiens et Tunisiennes, quelles que soient leurs positions, serein, paisible et intéressant ?
Actuellement, les gens parlent de tous ces problèmes et c’est intéressant, mais cela le serait encore plus de pouvoir débattre ensemble sans se sentir menacé ou diabolisé.
MEE : Avant même la publication du rapport, vous parliez de l’importance d’un débat autour de la liberté et de l’égalité. Pourquoi selon vous, le débat n’a-t-il pas pris ou a-t-il mal pris ?
BBH : Nous voulions susciter un débat et c’est pour cela que nous avons publié le rapport alors que nous n’étions pas obligés de le faire. Nous voulions un débat dynamique, avec des oppositions, mais pas à ce point violent.
La mission de la COLIBE a pris fin à la remise du rapport, donc nous n’avons pas pu sensibiliser la société civile, mais elle doit s’emparer de ce débat et aider à la compréhension du texte.
MEE : C’est vrai qu’il y a beaucoup d’incompréhension : certains ont dénoncé un rapport qui veut pénaliser la circoncision ou encore entériner le mariage homosexuel…
BBH : Ce sont des interprétations fausses. Concernant la question de la circoncision, c’est un chroniqueur de la chaîne de télévision religieuse Zitouna qui a lu la réforme que nous proposons autour de la définition de la responsabilité de la torture comme un risque pour ceux qui font circoncire leurs enfants.
Il n’a pas pris en compte le fait que dans l’acte de la torture et dans sa définition juridique, la question de la motivation est fondamentale. Cela n’a donc rien à voir avec la circoncision. Soit il a mal interprété, soit il a manipulé le texte dans un objectif bien défini.
Concernant l’autorisation du mariage homosexuel, que nous ne proposons pas dans le rapport, les conservateurs estiment, et certains membres du parti Ennahdha aussi, que la dépénalisation est un pas en avant vers la légalisation du mariage gay.
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MEE : Pourquoi le débat se focalise-t-il autour de votre personne ?
BBH : Je suis connue et je suis la présidente de la commission. Il est donc plus facile de s’attaquer à ma personne qu’aux idées développées dans le rapport.
Si les propositions de la COLIBE étaient débattues sereinement, beaucoup passeraient sans problème et une grande partie des Tunisiens y adhéreraient sans difficulté.
Il y a des questions qui ne sont pas forcément consensuelles, mais il y a aussi d’autres sujets qui sont pratiquement acquis, notamment en ce qui concerne les libertés, comme le droit de circuler librement, le droit à la vie privée, la liberté de conscience ou la protection du sacré.
Que Béji Caïd Essebsi veuille laisser sa marque, c’est son droit. Et si cela passe par l’entérinement des droits de l’homme, tant mieux
MEE : Pourquoi le président de la République a-t-il surtout retenu l’égalité dans l’héritage ?
BBH : Il n’a pas exclu les autres questions. Il a bien dit que le rapport devait être une référence. Il a également parlé du code des libertés que nous proposons dans le rapport.
Pour moi, son message est que ce rapport ne va pas rester dans les tiroirs. Soit il sera envoyé au ministère de la Justice qui planche actuellement sur la réforme du code pénal. Soit le président prendra d’autres initiatives de projets de lois.
MEE : Certains accusent le président de vouloir utiliser ce rapport et le thème de l’égalité dans l’héritage pour détourner l’attention des problèmes socio-économiques mais aussi laisser sa marque, à la façon de Bourguiba. Qu’en pensez-vous ?
BBH : C’est son droit de vouloir laisser sa marque. Et si cela passe par l’entérinement des droits de l’homme, tant mieux.
MEE : Mais il a souvent tenu des propos peu encourageants sur la dépénalisation de l’homosexualité et s’est montré conservateur. Pensez-vous qu’il soit réellement réformateur ?
BBH : Je pense qu’il croit dans ce qu’il fait. Pour lui, la Constitution constitue le fondement de notre République et même s’il émet des réserves sur certaines questions, c’est normal.
Il vient d’une école réformatrice mais pas forcément révolutionnaire. Il y a donc des réformes auxquelles il croit pleinement mais il est forcément imprégné par toute une génération qui n’était pas dans la rupture.
Et d’ailleurs, ce sont les nouvelles générations qui ont posé la question de l’homosexualité, alors même que notre génération avait du mal à en parler.
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MEE : Que pensez-vous de la position d’Ennahdha sur la COLIBE ? Certains membres du parti se sont exprimés contre l’égalité dans l’héritage et globalement, le parti a peu soutenu la commission…
BBH : Je pense qu’il y a des divergences au sein du parti sur le contenu de ce rapport, mais j’ai aussi entendu des dirigeants dire que c’est un coup politique dirigé contre eux, pour les mettre au pied du mur.
Ce que je peux dire, c’est qu’ils sont ambigus. Lorsque je vois un haut responsable du parti [Abdelhamid Jelassi] reprendre les rumeurs à mon sujet postées sur Facebook, selon lesquelles j’aurais dénigré le Prophète, je me pose des questions. Comment un dirigeant d’un parti politique, qui a tous les moyens de recouper ses informations, peut-il tomber dans cette manipulation ?
Au sein d’Ennahdha, beaucoup considèrent que le Coran a tranché sur la question de l’héritage et que, de toute façon, le moment est mal choisi pour débattre de cela
MEE : D’autres membre d’Ennahdha se sont exprimés en faveur d’un débat sur certaines propositions, à l’instar de celle sur l’abolition de la peine de mort, mais restent gênés sur la question de l’héritage…
BBH : Au sein d’Ennahdha, beaucoup considèrent que le Coran a tranché sur la question de l’héritage et que, de toute façon, le moment est mal choisi pour débattre de cela.
On me dit aussi : « Si seulement vous aviez présenté seulement le code en faveur des libertés, nous aurions pu arriver à un débat et à des solutions ». Donc, il est clair que pour eux, c’est la question de l’héritage qui a faussé le débat.
MEE : Est-ce que le moment est mal choisi ? L’argument est aussi souvent avancé dès qu’il s’agit des droits des femmes.
BBH : La question à poser est plutôt : quel est le bon moment ? Nous avons déjà retardé la publication du rapport à après les élections municipales, que pouvions-nous faire de plus ?
Même avant la révolution, les progressistes – et je dis bien les progressistes – nous disaient « le moment est mal choisi pour parler de l’égalité » ou des violences à l’égard des femmes. Donc concrètement, quel est le bon moment ?
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MEE : Vous focaliser sur l’aspect juridique et les réformes législatives, était-ce un parti-pris ?
BBH : C’était un choix clair, car nous avons discuté de l’approche. Nous nous sommes demandés ce qui pouvait ou ne pouvait pas passer. Après, nous avons finalement voulu aller dans le sens des droits humains et des valeurs universelles reprises dans la Constitution, sans prendre en considération les blocages politiques ou sociologiques susceptibles d’entraver cette dynamique.
À partir du moment où l’on parle de droits humains et d’égalité, nous ne faisons pas de compromis. Les compromis, nous les laissons aux politiques. C’est aux politiques de faire passer ou non les lois. C’est ce que nous avons répété inlassablement, même si beaucoup de gens nous ont accusés de vouloir forcer les choses.
À partir du moment où l’on parle de droits humains et d’égalité, nous ne faisons pas de compromis. Les compromis, nous les laissons aux politiques
MEE : On vous accuse aussi de « toucher au sacré » et de vouloir « changer la société tunisienne »…
BBH : Je ne pense pas que nous touchons au sacré. Au contraire dans notre rapport, nous avons pénalisé toute atteinte au sacré. Nous avons aussi respecté la Constitution qui parle de Maqassed, c’est-à-dire « l’enseignement de l’islam et ses finalités caractérisé par l’ouverture et la tolérance ainsi que ses valeurs humaines », qui se trouve dans le préambule de la Constitution.
Ce n’est pas nous qui voulons changer la société. Elle change, que nous le voulions ou non. Et ces gens qui s’en prennent à nous sont ceux qui veulent freiner le changement.
On le voit dans la famille, on ne parle plus d’une famille patriarcale mais d’une famille nucléaire. Des études montrent par ailleurs que les jeunes ont besoin de plus de libertés dans leur famille – notamment d’échapper aux pressions sur le choix de carrière. Et ces études concluent que si les jeunes sont toujours attachés à leur famille, ils veulent avoir une marge de liberté pour décider de leur destin. Pour moi, ce qu’il faut retenir, c’est que la liberté, on en jouit quand on veut. Ceux qui ne veulent pas jouir de ces libertés sont libres de le faire, mais ils n’ont pas le droit d’empêcher ceux qui veulent en jouir.
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MEE : Le débat touche aussi l’interprétation de la Constitution. Comment conjuguer, dans l’esprit des lois, l’article 1erqui déclare l’islam comme religion de la Tunisie et la définition du pays comme État civil ?
BBH : La Constitution est le fruit d’un consensus et jusqu'à aujourd'hui, le débat autour de ce consensus continue.
Tout le monde est d’accord sur la définition de la Tunisie comme État civil, sauf ceux qui veulent encore un État islamique. Un État civil est un État qui ne se base pas sur la charia. En même temps, nul ne peut nier que la majorité des Tunisiens sont musulmans et que la Tunisie a une identité arabo-musulmane même si le pays n’est pas seulement arabe et musulman : c’est ce qui a été inscrit dans la Constitution.
Toute la force et le grand défi des lois tunisiennes, c’est de pouvoir garder intacte la nature civile de l’État et en même temps, de respecter la majorité des Tunisiens et les minorités. Et le rapport de la COLIBE est la bonne occasion pour en débattre.
Toute la force et le grand défi des lois tunisiennes, c’est de pouvoir garder intacte la nature civile de l’État et en même temps, de respecter la majorité des Tunisiens et les minorités
MEE : En parlant de la mise en application de la Constitution, le fait que le Parlement bloque la mise en place et l’élection des membres d’une cour constitutionnelle n’est-il pas un problème ?
BBH : C’est l’un des plus gros problèmes. Les partis politiques ne se rendent pas compte qu’ils ne resteront pas au pouvoir à vie. Ils veulent choisir les membres en fonction des personnes et de leur allégeance et non pas sur la base de la compétence de l'indépendance politique. Or seules des personnes neutres et intègres peuvent garantir le respect de la Constitution.
Nous avons vu ce qu’il s’est passé avec l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) et l’Instance vérité et dignité (IVD) ou les débats sans fin sur l’élection des membres. On ne peut pas se permettre de terminer ce mandat au Parlement, en tant que députés, sans cour constitutionnelle. Mais le blocage risque de durer car chacun veut avoir de son côté ceux qui assureront leur propre interprétation des textes juridiques. Si la cour constitutionnelle passe du côté des conservateurs, cela mettrait en péril le projet de loi sur l’héritage et les textes relevant des libertés.
MEE : La rentrée parlementaire pourrait commencer avec la proposition de loi sur l’égalité dans l’héritage. Êtes-vous confiante sur le débat au sein de l’assemblée ?
BBH : Ce sont les débats internes au sein des partis qui vont réellement faire le poids. Certains partis comme le Front populaire (FP), Afek Tounes ou le Courant démocrate se sont exprimés pour. Pour l’instant, Ennahdha est contre. Quant aux autres, on connaîtra leurs positions quand le projet arrivera au Parlement.
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