Le sort d’Idleb a plus de chances d’être déterminé à Moscou qu’à Ankara
L’an dernier, quatre zones de désescalade ont été convenues dans l’ouest de la Syrie, orchestrées par la Russie avec des garants internationaux dans le but de geler efficacement le conflit entre les forces du président Bachar al-Assad et les rebelles.
Depuis lors, avec l’assistance russe et l’aide de l’indifférence occidentale, Assad a laissé tomber les accords, employant la violence et des tactiques de réconciliation pour replacer de force trois zones sous son contrôle. Aujourd’hui, les troupes gouvernementales, aux côtés de milices chiites soutenues par l’Iran, se sont rassemblées aux frontières de la dernière province tenue par les rebelles, celle d’Idleb, dans le nord-ouest.
Le largage de flyers incitant les combattants et les civils à se réconcilier avec le gouvernement laisse présager un assaut imminent. Toutefois, la région d’Idleb est plus grande, plus peuplée et plus complexe que les autres régions reconquises, ce qui complique sérieusement sa reconquête.
Sept années de rébellion
Assad a depuis longtemps déclaré son intention de reconquérir « chaque centimètre » de la Syrie perdu au cours des sept années de rébellion contre son régime et reconnaît que plus les régions resteront longtemps hors de son giron, plus il sera difficile de les réintégrer.
De larges pans du nord et de l’est du pays échappent encore à son contrôle, mais Idleb constitue la priorité logique. La région n’a pas de présence militaire étrangère importante, contrairement à l’est sous protection américaine et au nord sous contrôle turc. C’est la dernière partie de l’ouest plus densément peuplé du pays – parfois affublée du titre désobligeant de « Syrie utile » – qu’Assad n’a pas encore reprise.
Idleb abrite également des infrastructures essentielles, notamment les autoroutes M4 et M5 qui relient Alep à Lattaquié et Damas. Pour que l’économie syrienne ravagée par la guerre puisse se redresser, il est nécessaire de rouvrir ces routes et, avec elles, le commerce transfrontalier avec la Turquie et la Jordanie.
Lorsqu’Assad a reconquis le sud au cours de l’été, forçant le déplacement de 330 000 civils, les dirigeants occidentaux sont restés muets au lieu de le condamner et le président syrien pourrait penser qu’il a carte blanche
Pourtant, toute offensive comporte des risques. Certaines parties de la province d’Idleb sont montagneuses et pourraient se révéler difficiles à conquérir, alors que jusqu’à 70 000 combattants attendraient les forces d’Assad. Au moins 2,5 millions de civils y vivent aujourd’hui ; beaucoup ont été évacués après la prise d’autres zones rebelles par le gouvernement, ce qui fait craindre une nouvelle crise des réfugiés.
Cependant, lorsqu’Assad a reconquis le sud au cours de l’été, forçant le déplacement de 330 000 civils, les dirigeants occidentaux sont restés muets au lieu de le condamner et le président syrien pourrait penser qu’il a carte blanche. Les gouvernements occidentaux sont déjà partagés au sujet des rebelles d’Idleb. Leur soutien aux combattants modérés a pris fin, alors que les programmes humanitaires sont revus à la baisse.
Dans le même temps, ils classent Hayat Tahrir al-Sham, la milice liée à al-Qaïda qui domine Idleb, en tant que groupe terroriste et pourraient se féliciter en privé de sa destruction, à condition que le coût humanitaire reste faible.
La zone de désescalade d’Idleb
Le principal obstacle à l’attaque d’Assad n’est donc pas les gouvernements occidentaux, mais la Turquie, garante de la zone de désescalade d’Idleb. Après avoir renoncé dans les faits à un changement de régime à Damas, Ankara se focalise désormais sur trois régions en Syrie : l’est, où son but est d’empêcher la formation d’une enclave autonome kurde, le nord sous occupation turque effective et Idleb.
Bien que cette dernière région soit probablement la moins prioritaire, celle-ci reste importante. La Turquie craignait que l’effondrement d’Idleb ne permette à ses ennemis du Parti de l’union démocratique kurde (PYD) de gagner encore du territoire, mais cette menace a été écartée lorsque la Turquie a mis les Kurdes en déroute à Afrin début 2018. Depuis lors, la Turquie donne la priorité à la stabilité à Idleb et souhaite que les combattants d’Hayat Tahrir al-Sham et les 2,5 millions de réfugiés potentiels restent en Syrie et n’entrent pas en Turquie.
Pour y parvenir, la Turquie, en quête d’hégémonie sur la dernière province rebelle, cherche à unir les différentes factions rebelles, tend la main à Hayat Tahrir al-Sham et a construit douze postes d’observation tenus par un petit nombre de soldats turcs pour dissuader toute intrusion des forces d’Assad.
Cette méthode a eu un certain succès. Plusieurs factions rebelles se sont unies, tandis qu’un grand nombre ont rejoint l’« Armée nationale » formée par la Turquie. Certains observateurs constatent également un certain degré de modération de la part d’Hayat Tahrir al-sham en raison de la main tendue turque, bien que le groupe demeure farouchement indépendant : Abou Mohammed al-Joulani, son chef, a récemment déclaré qu’il ne s’attendait pas à une protection turque contre Assad.
Il pourrait avoir raison. Malgré la domination turque, le sort d’Idleb a plus de chances d’être déterminé à Moscou qu’à Ankara. La Turquie a fréquemment discuté de la province rebelle avec la Russie depuis la chute du sud, mais Moscou, dont la base aérienne de Hmeimim a été confrontée à des attaques occasionnelles d’Hayat Tahrir al-Sham depuis Idleb, semble de plus en plus favorable à un assaut.
Le président russe Vladimir Poutine détient la plupart des cartes. Les incursions turques en Syrie, à la fois au nord et à Idleb, ont eu lieu avec la permission de Moscou et la Russie n’a pas autorisé Ankara à étendre sa couverture aérienne. Recep Tayyip Erdoğan est particulièrement vulnérable aujourd’hui en raison de sa faiblesse économique et Moscou pourrait resserrer les vis financières si le président turc entravait toute attaque contre Idleb.
Des attaques contre des villes clés
Pourtant, Poutine attache de l’importance à sa relation avec Erdoğan et pourrait hésiter à humilier le président turc. Pour résoudre la quadrature du cercle, Moscou pourrait exhorter Assad à limiter cette série de combats. Des attaques contre des villes clés situées le long de la M5 et de la M4 – Maarrat al-Numan, Saraqeb et Jisr al-Choghour – permettraient à Assad de prendre le contrôle des principales autoroutes tout en contournant la ville d’Idleb. Le gouvernement pourrait s’emparer de liens infrastructurels essentiels sans chasser les réfugiés et les combattants d’Hayat Tahrir al-Sham de la capitale provinciale vers la Turquie.
Si un tel accord était conclu, les postes d’observation turcs pourraient être tranquillement contournés puis abandonnés et Assad s’arrêterait juste avant Idleb.
Poutine et Erdoğan doivent se rencontrer en Iran début septembre, un sommet qui laisse entendre que l’assaut, s’il commence avant cette date, pourrait être moins important que prévu.
À LIRE ► Va-t-on assister à un Suez syrien ?
Toutefois, si Assad et ses alliés iraniens sont persuadés par la Russie de limiter leur attaque, cela ne réglera pas le problème. Assad veut reconquérir toute la Syrie et n’acceptera pas qu’Idleb – ni, d’ailleurs, le nord et l’est de la Syrie – reste en permanence hors de son contrôle.
Bien qu’il ait conclu des ententes et des accords de réconciliation ailleurs et qu’il puisse rechercher quelque chose de similaire avec les Kurdes de l’est, peu sont ceux qui s’attendent à un compromis avec Hayat Tahrir al-Sham et les derniers rebelles d’Idleb.
Les accords russo-turcs pourraient limiter cette épreuve de force pour le moment, mais celle-ci finira par se produire et par apporter avec elle une crise humanitaire coûteuse.
- Christopher Phillips est maître de conférences en relations internationales à la Queen Mary University de Londres et chercheur associé au programme pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de Chatham House. Il est l’auteur de The Battle for Syria: International Rivalry in the new Middle East. Une nouvelle édition de poche mise à jour est disponible aux éditions Yale University Press.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des soldats russes et syriens montent la garde près d’affiches représentant le président syrien Bachar al-Assad et son homologue russe Vladimir Poutine, à l’extrémité est de la province d’Idleb, le 20 août 2018 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].