Pourquoi l'Amérique ne peut pas comprendre le Moyen-Orient
Un récent éditorial du Washington Post, écrit par David Ignatius, offre un brillant exemple de la difficulté des États-Unis à comprendre le monde d'aujourd'hui et le monde arabe tout particulièrement.
Ignatius manifeste une réelle préoccupation à l’égard des « conséquences intempestives du désengagement des États-Unis au Moyen-Orient », et cite les propos inquiets d'un membre de l'élite arabe alliée des États-Unis.
Le journaliste exprime son malaise de voir que « la puissance et les valeurs américaines n'auront bientôt plus autant d'importance que par le passé ». Sa position s'enracine dans le milieu intellectuel typique de l’exceptionnalisme américain, vision basée sur l'hypothèse que la condition d'une existence idéale et d'un ordre mondial stable n'est remplie que lorsque la puissance et les valeurs américaines sont fortes et partagées.
Pensée binaire
L'article souligne qu'à l'heure actuelle, il n'existerait « ... plus aux États-Unis aucun partisan pour une politique plus active au Moyen-Orient ». Ce désengagement présumé, qui remonterait apparemment à l'administration Obama, est maintenant largement imputé et reproché à Trump. Abstraction faite que, au regard de l'histoire récente, une partie importante de la population du Moyen-Orient s'opposerait à voir les « États-Unis en faire plus au Moyen-Orient », ce qui suit est vraiment stupéfiant.
Reprenant la même source arabe, Ignatius affirme que le désengagement des États-Unis pourrait impliquer que les nations arabes devront se débrouiller toutes seules. Jusqu'à présent, rien de mal à ça, si ce n'est qu'Ignatius et sa source redoutent que livrer les nations arabes à elles-mêmes n’entraîne qu'une seule conséquence, inéluctable : « des relations plus étroites avec la Russie et la Chine ». Encore un autre exemple aussi affligeant que déprimant de la pensée binaire occidentale.
Ce qui ne va pas dans cette approche d'Ignatius et, plus inquiétant encore, celle de Washington, c'est que, précisément, sa nature « impériale » inacceptable pousse certaines nations à envisager une alternative à l'ordre dirigé par les États-Unis
On pourrait soutenir que la conclusion du chroniqueur relève du néocolonialisme, de l'orientalisme ou d'un paternalisme exacerbés. Ce qui semble incontestable en tous cas, c'est qu'elle trahit une totale absence de confiance dans la volonté et les aptitudes des Arabes à mener seuls leur propre politique étrangère, dans leur propre région comme dans le reste du monde. Son corollaire géopolitique incontournable semble être que s'éloigner des États-Unis n'a qu'une seule implication possible : un ralliement à la Russie et/ou la Chine. Aucune alternative, aucune voie médiane.
Encore un peu de patience, le plus beau reste à venir.
Si absurde
Le chroniqueur américain ajoute : « Je suis peut-être un dinosaure en politique étrangère. Mais je persiste à rêver d'un Moyen-Orient en voie de modernisation, qui partage les valeurs de l'Amérique, et je regrette notre perte d'influence – et plus encore, la manière dont les personnes et les idées honorables souffrent lorsque le parapluie de l'hégémonie américaine est replié et abandonné… J'ai vu de nouveaux exemples de décisions funestes quand les dirigeants décident que l'Oncle Sam ne compte pas. »
Cette collection de déclarations est tellement absurde qu'elle mérite d'être analysée, phrase par phrase. « Je suis peut-être un dinosaure de la politique étrangère ». Au moins, Ignatius semble assailli par le doute. C'est probablement la phrase la plus exacte de tout son article.
« Je persiste à rêver d'un Moyen-Orient en voie de modernisation qui partage les valeurs de l'Amérique... ». Encore une fois, fidèle au principe de l'exceptionnalisme américain, l'auteur donne l'impression que le Moyen-Orient ne pourra se moderniser que s'il adopte les valeurs américaines.
« Je regrette notre perte d'influence – et plus encore, la manière dont les personnes et les idées honorables souffrent lorsque le parapluie de l'hégémonie américaine est replié et abandonné... ». La perte d'influence fait partie d'un cycle historique qui s'est répété dans toutes les grandes nations. Ce processus tend à s'accélérer lorsque cette influence est mal – ou imprudemment – utilisée, comme cela semble être le cas des États-Unis ces vingt-cinq dernières années.
Le concept selon lequel les personnes et les idées honorables pâtissent de l'absence du parapluie américain est énoncé comme s’il s’agissait d’un principe scientifique, un dogme. Or, il s'agit, encore une fois, de la manifestation de l'exceptionnalisme américain, qui ne mérite pas qu’on s’y attarde. Néanmoins, la franchise d'Ignatius vaut d'être reconnue. Il recourt au concept d'hégémonie américaine. Il n'essaie même pas de déployer l’expression rebattue de « leadership américain » qui, dans de tels cas, procure l’emballage politiquement correct dont l'impérialisme américain a tant besoin pour légitimer l'extension de la politique impériale américaine au monde entier.
« J'ai vu de nouveaux exemples de décisions funestes quand les dirigeants décident que l'Oncle Sam ne compte pas ». C'est tout simplement incroyable, car voici le corollaire évident : lorsque l'Oncle Sam n'est pas là, on ne prend que de mauvaises décisions.
Pourtant, le plus incroyable c'est encore l'un des exemples qu'Ignatius utilise pour justifier sa grotesque déclaration : la série d'erreurs commises en fin de compte par le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS).
Il mentionne spécifiquement la crise que MBS a provoquée avec le Canada, à la suite de la répression de féministes, bien qu'il ait formellement autorisé aux Saoudiennes à conduire. À cette liste pourrait s’ajouter sa sanglante mésaventure au Yémen ou la détention l'année dernière de nombreux hommes d'affaires saoudiens – libérés sous condition du versement d'une rançon de milliardaire.
Une vérité qui dérange
La vérité qui dérange, c'est que ces mauvaises décisions n'ont pas été prises par MBS parce que l'Oncle Sam ne compte pas, mais précisément pour la raison opposée. C'est le soutien inconditionnel que le prince héritier saoudien a reçu de la part de Washington qui l'a incité à agir avec tant de témérité.
Peut-être le temps est-il arrivé de ménager une pause dans la destinée manifeste des États-Unis qui consiste à transformer en Américains tous les habitants de la planète Terre
Les administrations américaines, sous Obama et maintenant Trump, ont fourni, et fournissent toujours soutien logistique et renseignement aux forces aériennes saoudiennes au Yémen, sans tenir compte le moins du monde des effets dévastateurs de cette campagne de bombardements. Riyad fut la première capitale étrangère à être visitée par Donald Trump, dont l'administration a observé un silence assourdissant pendant l'emprisonnement des hommes d'affaires saoudiens et la répression à l'encontre des militantes féministes.
Tout indique que ces mauvaises décisions sont prises non parce que les présidents russe ou chinois sont pris pour des modèles à suivre, comme semble le suggérer l'article d'Ignatius, mais simplement parce que, clairement, l'oncle Sam compte ou compte trop.
Si un chroniqueur américain, aussi sérieux, expérimenté, cultivé et réfléchi que David Ignatius, en vient à interpréter de façon aussi foncièrement erronée les événements au Moyen-Orient, quel espoir reste-t-il de voir les États-Unis adopter une attitude différente dans cette région et le reste du monde ?
Cependant, c'est la conclusion arrogante que tire Ignatius qui reflète le mieux la difficulté croissante qu'ont les Américains à comprendre et traiter avec presque n'importe qui au-delà leurs propres frontières : « Mais, vous savez, même dans un monde où la puissance militaire et diplomatique des États-Unis semble en repli, l'un des aspects de l'ordre conduit par les États-Unis se renforce plus que jamais – notre domination de l'économie mondiale... Dans l'économie (encore) mondialisée, il n'est pas vraiment possible de faire cavalier seul, mesdames et messieurs ».
En d'autres termes, si vous n'êtes pas d'accord avec nous, il nous suffira simplement de vous imposer des sanctions draconiennes qui ruineront votre économie.
Le problème américain
Ce qui ne va pas dans cette approche d'Ignatius et, plus inquiétant encore, celle de Washington, c'est que, précisément, sa nature « impériale » inacceptable pousse certaines nations à envisager une alternative à l'ordre dirigé par les États-Unis.
Le problème n'est pas seulement le ralliement à la Russie ou la Chine dans une coalition improbable, mais que toute tentative de faire cavalier seul nous semble intolérable. Cette vision erronée n'est pas seulement celle de Trump et de certains de ses partisans, mais elle est largement partagée par la majorité de l'establishment américain.
C'est la propension américaine à appliquer des sanctions à quiconque n'est pas d'accord avec sa vision du monde et sa volonté d'utiliser son levier financier, basé sur la monnaie mondiale de réserve – le dollar –, qui en incite d'autres (y compris certains Européens) à réfléchir sérieusement au coût du maintien, dans les conditions actuelles, de leurs relations avec les États-Unis d'Amérique.
C'est en définitive le refus obstiné de l'Amérique d'accepter que tous les habitants de cette planète puissent refuser de se conformer au modèle américain qui déclenche ces malentendus, de plus en plus nombreux, et qui creuse le fossé actuel.
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Bien que les valeurs américaines et occidentales soient probablement les meilleures à la disposition de l'humanité, le moment est peut-être venu de mettre un terme à la destinée manifeste des États-Unis visant à transformer en Américains tous les habitants de la planète Terre. On pourrait découvrir, par exemple, que si l'Amérique cesse un instant d'essayer d'imposer son propre mode de vie à toute la planète, il ne se produira rien de catastrophique.
Au contraire, les nations qui contestent ou abandonnent l'ordre dirigé par les États-Unis sont trop rapidement étiquetées comme un danger et trop légèrement taxées de menace à la sécurité nationale ; tout événement est trop facilement présenté comme une conspiration contre l'Occident et son ordre libéral – par les suspects habituels : Russie, Chine et Iran.
- Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et aux Nations unies. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des manifestants brandissent des pancartes lors d’une manifestation contre la guerre, après le lancement par le président Donald Trump de frappes aériennes en Syrie, le 15 avril 2018 à New York (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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