Papa Hédi, à la rencontre du Frank Sinatra tunisien
TUNIS – Il aura fallu vingt ans à Claire Belhassine pour découvrir qui était réellement son grand-père, et dix ans pour arriver à réaliser un film sur cette star tunisienne qui a écrit plus d’un millier de chansons.
Hédi Jouini, chanteur, auteur, compositeur et musicien, a marqué les années 1940 à 1990 avec ses ballades mélodieuses, hommages à l’amour et à la vie. Ses chansons telles que Samra ya Samra, Tah tel yassmina fellil, Hobbi yetbadel yetjaded, Lamouni ligharou meni, passent toujours en boucle sur les radios tunisiennes et dans les cafés.
Au détour de rues ou dans les cafés populaires de Tunis, il n’est pas rare de voir un portrait de l’artiste ou une photo en noir et blanc accrochée aux murs, en souvenir de l’icône de la musique tunisienne.
Claire Belhassine, elle, a surtout connu un grand-père. À l’âge de 15 ans, ses parents vivant en Angleterre, elle cesse d’aller en Tunisie. Ce n’est que vingt ans plus tard, en entendant dans un taxi parisien une chanson en arabe que Claire découvre que son grand-père était un chanteur connu.
« J’ai tout découvert dans le grenier. Je ne savais pas qui était mon grand-père »
- Claire Belhassine, réalisatrice et petite-fille de Hédi Jouini
« Ce film était très important pour moi, car c’est une histoire personnelle, celle d’un retour aux sources, à mes origines et pour la famille, c’était laisser aussi une sorte d’héritage » raconte-t-elle à Middle East Eye en évoquant le récit de cette famille et de l’influence de l’artiste sur ses enfants.
« Il ne chantait jamais à la maison et, en Angleterre, mon père n’a jamais passé un seul de ses disques. J’ai tout découvert dans le grenier. Je ne savais pas qui était mon grand-père », raconte Claire dans le documentaire.
Grâce à des films amateurs tournés pendant les vacances estivales durant lesquelles Claire vient rendre visite à sa famille, les spectateurs découvrent des images inédites du chanteur, en famille, très discret et adepte des réunions autour d’un repas.
« Il adorait son public et il lui donnait tout. Mais à la maison, il ne parlait pas de son travail ou de sa passion. Même quand on allumait la télévision et qu’il apparaissait dans un concert, il ne voulait pas regarder avec nous », témoigne dans le documentaire Afifa ben Hassine, l’une de ses filles.
Ce père souvent absent
Connu pour ses élégants costumes trois pièces et son raffinement, Hédi Jouini était aussi un homme élevé à la dure comme le révèle le documentaire qui raconte son enfance dans les quartiers de Tunis. Abandonné par ses parents à un très jeune âge et élevé par sa grand-mère, Hédi Jouini garde de son père le souvenir d’un homme sévère qui un jour, cassa son luth en lui disant : « Tu ne deviendras pas artiste ».
Dès l’âge de 16 ans, il commence à se former à la musique et fréquente des cafés où se retrouvent des poètes, pratique le oud et chante dès qu’il peut.
« Je pense que la force de ce film tient au fait que Hédi Jouini est l’une des rares personnalités qui rassemble tous les Tunisiens »
- Mohamed Frini, associé de la maison de distribution Hakka
La consécration arrivera progressivement avec un concert hebdomadaire à la radio tunisienne, une reconnaissance unanime dans le monde arabe et des apparitions dans des films en tant qu’acteur.
Le film raconte aussi ce père souvent absent, qui n’a pas encouragé la fibre artistique de la famille. Sa femme était pourtant chanteuse à ses débuts, et ses filles auraient voulu faire une carrière artistique. « Hédi était quelqu’un de très moderne, dans son attitude, dans sa musique, et en même temps, il restait sur certains aspects un père et un chef de famille un peu conservateur », témoigne Afifa ben Hassine.
Connu pour ses chansons qui « parlent aux Tunisiens », aux influences de musique andalouse et populaire, Hédi Jouini est aussi l’incarnation d’un patrimoine immatériel. N’importe quel Tunisien est capable de chanter une de ses chansons, comme le montre les entretiens réalisés à la volée au début du documentaire. Mais aucune rue ne porte son nom et aucun musée ne fait référence à l’artiste. « Il est partout et en même temps nulle part. C’est pour cela que c’était un travail de longue haleine de retracer son parcours, sa vie », explique Claire Belhassine à MEE.
« Je pense que la force de ce film tient au fait que Hédi Jouini est l’une des rares personnalités qui rassemble tous les Tunisiens. Et avoir ici en plus une histoire aussi personnelle, c’est très émouvant », souligne Mohamed Frini, l’un des associés de la maison de distribution Hakka, qui distribue le film en Tunisie.
Aucun financement public
« Le film montre également la diversité de la Tunisie à travers ce portrait intime. Comme on le voit, sa petite-fille est Anglaise, sa compagne [avec laquelle il ne s’est jamais marié] était juive tunisienne et lui-même s’inspirait de différentes cultures pour faire une musique différente de la musique traditionnelle arabe de l’époque », ajoute Mohamed Frini. Tout un patrimoine, qui aujourd’hui, laisse peu de traces.
« Le conflit familial dans la gestion de la musique de Hédi Jouini pourrait aussi être en partie responsable du manque de réel patrimoine autour de cet artiste », s’interroge Claire dans le documentaire. À travers la caméra subjective et son point de vue, la cinéaste est condamnée à recomposer le passé avec ses souvenirs et les témoignages de chacun pour mieux interroger le présent.
« Le conflit familial dans la gestion de la musique de Hédi Jouini pourrait aussi être en partie responsable du manque de réel patrimoine autour de cet artiste »
- Claire Belhassine
Mais le plus difficile pour la réalisatrice fut l’exécution du film qui, bien que traitant du patrimoine populaire, n’a pas été valorisé en Tunisie. La plupart des archives du film qui dessinent le Tunis de Hédi Jouini des années 1930 et 1940 ont été trouvées via des agences d’images à Londres et à l’Institut national de l’audiovisuel (INA, en France), Claire Belhassine n’ayant pas eu accès aux archives télévisuelles tunisiennes.
Le seul entretien de Hédi Jouini dans le film, réalisé par une télé locale, a été numérisé depuis sa version DVD.
Si le film a mis près de dix ans à se faire, c’est aussi par manque de financements. Sa finalisation et sa post-production ont été entièrement financées par la fondation privée Olfa Rambourg, basée à Tunis.
« Quand Claire m’a appelée, il y a trois ans, j’étais un peu son dernier espoir. J’étais sidérée par la façon dont elle avait été accueillie en Tunisie. Beaucoup la prenaient de haut et se demandaient que venait faire cette Anglaise qui voulait travailler sur Hédi Jouini », raconte à MEE Olfa Terras Rambourg, présidente de la fondation créée en 2011, qui finance des projets culturels et éducatifs en Tunisie.
« Pour moi, c’était vraiment important de financer ce film, car ce n’est pas un film commercial, c’est un film qui parle de ce qu’aiment les Tunisiens. Moi-même, j’ai été bercée toute mon enfance par sa musique. »
L’homme derrière l’artiste
Mis à part l’aide des siens pour retracer l’histoire familiale, compiler les photos et les archives gardées par quelques-uns, Claire n’a pas eu de soutien en Tunisie pour réaliser ce documentaire.
Le droit d’auteur n’existant pratiquement en Tunisie, c’est l’un des fils de Hédi Jouini qui, dès les années 1990, va s’occuper lui-même de produire des disques et leurs jaquettes, de les vendre et d’inscrire la musique de son père à la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) en France pour que la famille puisse toucher des royalties.
« Je pense que ce film arrive au bon moment. Il pose la question de l’identité et de la culture tunisienne, des questions que l’on se pose beaucoup depuis la révolution »
- Olfa Terras Rambourg, présidente de la fondation qui porte son nom
Car en Tunisie, les disques de Hédi Jouini se vendent pour quelques dinars dans les boutiques de DVD piratés et chacun utilise sa musique comme il veut, dans les génériques d’émission de télévision ou à la radio. « En grandissant, on s’est vraiment rendus compte qu’il ne nous appartenait pas, il appartenait à son public », admet Afifa ben Hassine.
Dans le film qui navigue entre trois histoires, celle de la découverte de Claire, celle de la famille, et celle de Hédi Jouini, les chansons de l’artiste ne sont qu’une histoire parmi d’autres, très intimes, qui dressent aussi un portrait complet de l’homme derrière l’artiste.
« Finalement, on peut dire que ce sont les enfants et les petits enfants d’Hédi Jouini qui ont aidé à préserver sa mémoire et qui lui ont montré leur reconnaissance. Pas vraiment les autorités culturelles tunisiennes… », conclut Afifa ben Hassine.
Le film doit être projeté pendant plusieurs semaines dans les salles tunisiennes. Le but de la fondation Rambourg est qu’il soit montré dans les écoles et dans les maisons de culture. « Je pense que ce film arrive au bon moment », souligne Olfa Rambourg. « Il pose la question de l’identité et de la culture tunisienne, des questions que l’on se pose beaucoup depuis la révolution. »
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