Feurat Alani : « L’histoire de l’Irak est peu connue en France »
Tout commence en 2016, quand le grand reporter Feurat Alani, qui a couvert la guerre et l’après-guerre en Irak pour des médias français, belges, suisses et canadiens, se libère de son objectivité journalistique pour raconter à coup de tweets ses vacances d’enfance dans le pays de ses parents, de façon intime et avec un regard singulier.
Son récit, qui mêle la terreur du régime de Saddam Hussein au doux parfum abricot des glaces irakiennes, rencontre un vif succès sur Twitter. Il inspire aujourd’hui Le Parfum d’Irak, un recueil sorti le 3 octobre, ainsi qu’une web-série du même nom disponible dès le 11 octobre sur arte.tv.
Produite par Nova Production et mise en image par le dessinateur français Leonard Cohen, l’œuvre revient sur le lien qu’entretient Feurat Alani, qui est né et a grandi en France, avec son pays d’origine.
Middle East Eye : Des tweets, puis une web-série et un roman graphique : pourquoi ce choix de dupliquer les formats ? Le dessin permet-il de raconter des choses qui échappent à l’écrit ?
Feurat Alani : Je pense que le message doit être véhiculé par différents médiums. Que ce soit pour atteindre un maximum de personnes, ou bien par souci de raconter une histoire sous une autre forme.
Plutôt que de me contenter des habituelles dépêches évoquant uniquement le nombre de morts, je veux m’attarder sur l’histoire de ces mêmes victimes. Qui étaient-elles ? Quelle était leur vie avant la guerre ? Pendant la guerre ?
Le dessin accentue certains passages, sentiments ou faits et, parfois même, exprime des choses nouvelles.
Par exemple, je décris la dictature du régime de Saddam Hussein avec des émotions alors que le dessin choisi par Léonard Cohen pour illustrer Saddam est un cyclope façon Big Brother de 1984, qui contrôle tout.
Le dessin permet aussi de se projeter au-delà des mots et des descriptions.
Dans cette série animée, souvent les personnages n’ont pas de visages terminés, sauf quand ils s’expriment. Le dessin respecte l’aspect onirique de l’exercice premier : mes souvenirs.
MEE : Vous évoquez les repas de famille, le goût de votre glace préférée et les bruits qui traversent l’Irak : des images qui se démarquent des visions chaotiques relayées par les médias occidentaux. Souhaitiez-vous montrer une autre facette de l’Irak que celle répandue en Europe ?
FA : Oui, c’est même la base de ma démarche, qui est d’équilibrer l’information sur l’Irak, rendue froide par les analyses chiffrées. Plutôt que de me contenter des habituelles dépêches évoquant uniquement le nombre de morts, je veux m’attarder sur l’histoire de ces mêmes victimes. Qui étaient-elles ? Quelle était leur vie avant la guerre ? Pendant la guerre ?
Par cette démarche, oui, je montre un autre visage, plus humain, plus quotidien du pays meurtri qu’est devenu l’Irak. Je tiens à préciser qu’il faut aussi des analyses et des dépêches informatives sur l’Irak. Je ne mets pas mon travail en opposition à cela, mais en parallèle, pour contrebalancer.
MEE : La web-série comporte des images d’archives, notamment de journaux télévisés. Qu’apportent ces images à l’œuvre ? Pensez-vous que l’histoire irakienne est méconnue en France ?
FA : Ces images donnent un crédit réaliste à cette série basée sur mes souvenirs d’enfant, puis d’adolescent et enfin d’adulte. Elles permettent aussi de contextualiser l’Irak à chaque époque.
Mes relations avec la France, avec l’autorité, avec l’école étaient différentes par nature
L’histoire de l’Irak est peu connue en France, d’abord parce que nous n’avons pas d’histoire coloniale avec l’Irak, comme c’est le cas pour l’Algérie par exemple. On entend parler de l’Irak depuis des années, voire des décennies, ce n’est pas un pays inconnu, mais effectivement méconnu.
MEE : Après une remarque désobligeante d’un de vos camarades de classe, vous déclarez : « je m’attendais à être soutenu par mes frères arabes ». Avez-vous perçu une différence entre votre vécu en tant que fils d’un exilé politique irakien et celui d’autres enfants issus de migrations extra-européennes en France, notamment maghrébines ?
FA : Oui, nos histoires étaient différentes. La plupart étaient des enfants d’ouvriers venus travailler dans les mines ou accomplir d’autres tâches très difficiles. La raison de leur arrivée en France était liée à une situation économique et à des rapports compliqués dus à l’époque coloniale.
De mon côté, j’étais l’enfant d’un opposant politique qui avait suivi des études supérieures. Son arrivée en France avait une raison politique. Et puis les Irakiens allaient quasiment tous à Londres pour des raisons liées à l’histoire, le Royaume-Uni ayant occupé l’Irak.
Du coup, mes relations avec la France, avec l’autorité, avec l’école étaient différentes par nature. En même temps, je me suis identifié à la population maghrébine lorsque j’ai compris que j’étais de culture musulmane. C’était naturel.
MEE : On distingue deux grands temps dans la web-série : celui de l’enfance, marqué par la fin de la guerre Iran/Irak et le début de l’embargo en 1990, et le temps adulte, symbolisé par vos débuts dans le journalisme et l’invasion américaine de 2003. Avez-vous l’impression d’avoir évolué en même temps que votre pays d’origine ?
FA : Oui, ce sont deux époques très différentes pour moi. L’enfance heureuse, comme l’Irak heureux, même si cela fut court. Puis la période adulte de la chute du pays.
Plus je grandissais, plus je me rendais compte de l’injustice sur place. Cela a forgé ma personnalité
Oui, j’ai évolué en parallèle, en fonction de la situation que je voyais sur le terrain en Irak. Plus je grandissais, plus je me rendais compte de l’injustice sur place. Cela a forgé ma personnalité jusqu’à faire le choix du journalisme à cause de l’Irak. J’avais d’abord envie de témoigner de ce que j’avais vu et allais voir ensuite.
MEE : Avec l’exposition « Bagdad mon amour », le prix de littérature arabe décerné en 2016 à l’auteure et journaliste irakienne Inaam Kachachi ou encore la prochaine exposition de l’Institut du monde arabe dédiée, en partie, au patrimoine irakien, de plus en plus de manifestations culturelles sont consacrées à l’histoire irakienne. Autrefois, nous n’avions droit qu’à la perception américaine. Pensez-vous que les choses changent ?
FA : Je l’espère. Sur le plan culturel, il y a toujours eu des événements liés à l’Irak puisque la civilisation de ce pays remonte au moins au temps des Sumériens, il y a 7 000 ans. Il suffisait d’aller au Louvre pour voir les œuvres mésopotamiennes.
Le changement commence à mon sens par la démarche de raconter quelque chose d’autre du pays. C’est ce que j’essaie de faire
Ce qui a changé, c’est l’intérêt politique et la recherche d’une nouvelle perception de l’Irak, un pays qui est traité dans nos médias uniquement sous le prisme de la guerre. Le changement commence à mon sens par la démarche de raconter quelque chose d’autre du pays. C’est ce que j’essaie de faire.
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