Droits de l’homme : 70 ans après la Déclaration universelle, le bilan catastrophique du monde arabe
Il est difficile de parler de « droits de l’homme » dans le monde arabe dans un contexte aussi tragique : entre une guerre syrienne qui a fait tant de morts, de déplacés et de réfugiés et une guerre au Yémen qui affame des dizaines d’enfants chaque jour.
Il est aussi difficile d’en parler à peine quelques semaines après l’assassinat digne d’un film d’horreur d’un journaliste, Jamal Khashoggi, dont le commanditaire présumé n’est autre que le prince héritier de la monarchie saoudienne.
Pourtant, dans cette jeune institution qu’est l’Organisation des Nations unies, le 10 décembre 1948, quelques États arabes sont déjà là, parmi les 58 États qui composent alors l’Assemblée générale.
Devant la résolution porteuse de la Déclaration, ils sont divisés : certains sont pour (l’Égypte, l’Irak, le Liban, la Syrie), d’autres s’abstiennent ou refusent de prendre part au vote (l’Arabie saoudite et le Yémen). Rappelons que la plupart des pays arabes ne sont pas encore indépendants.
La Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), dont l’un des auteurs est le juriste français René Cassin, est le produit d’un contexte très particulier.
Certes, la Seconde Guerre mondiale et ses excès sont encore dans tous les esprits. Mais la guerre froide a déjà commencé et la DUDH en est le premier théâtre symbolique. On peut affirmer ainsi que dès 1948, les droits de l’homme sont affaire de rapports de force politiques.
L’un des objectifs poursuivis par les rédacteurs de la Déclaration est de trouver un consensus entre la vision libérale (« occidentale ») des droits de l’homme et la vision marxiste
En effet, l’un des objectifs poursuivis par les rédacteurs de la Déclaration est de trouver un consensus entre la vision libérale (« occidentale ») des droits de l’homme et la vision marxiste. Ceci explique quelques contradictions : entre la formule « l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres » (préambule), compatible avec la doctrine marxiste et la formule « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » (article premier), héritée de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, davantage compatible avec un jusnaturalisme moderne et « occidental ».
Cela explique aussi quelques ambiguïtés : « Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété » (article 17), une formulation censée satisfaire à la fois la vision collectiviste et la vision individualiste. En dépit de ces contradictions et de ces ambiguïtés, le consensus n’est pas atteint et l’Union soviétique (de même que la Tchécoslovaquie et la Pologne) refuse de voter en faveur de la résolution.
Si la DUDH n’a pas de valeur juridique (en tant que résolution de l’Assemblée générale des Nations unies), elle est le texte fondateur d’un droit international relatif aux droits de l’homme. Un texte qui inspire deux pactes qui s’appliquent aux États qui consentent à les ratifier : le pacte international relatif aux droits civils et politiques et le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (16 décembre 1966).
Les droits de l’homme et les États arabes
La DUDH ne peut être considérée comme un véritable tournant dans le monde arabe tout simplement parce qu’elle n’évoque aucunement la colonisation. Ce sont les pactes de 1966 (la décolonisation est passée par là et de nouveaux États ont émergé et rejoint une Assemblée générale des Nations unies de moins en moins « occidentale ») qui viendront condamner le colonialisme.
Dès 1948, l’idée de passer des droits de l’homme à l’échelle nationale à une conception supranationale rencontre quelques difficultés. L’Arabie saoudite refuse d’adhérer à un texte qui évoque « la liberté de changer de religion » (article 18). L’universalisme se heurte au relativisme culturel.
Dès 1948, l’idée de passer des droits de l’homme à l’échelle nationale à une conception supranationale rencontre quelques difficultés
Mais au-delà du cas saoudien, il faut bien avouer que les ambitions exprimées dans cette Déclaration se heurtent à des politiques nationales peu soucieuses des droits de l’homme. Cela concerne les pays « occidentaux », les pays du bloc communiste et les pays issus des décolonisations. La torture (condamnée par l’article 5) sera pratiquée en Algérie quelques années à peine après la DUDH.
Dans le monde arabe, où les droits de l’homme sont souvent perçus comme un concept extérieur (au mieux) ou une menace étrangère (au pire), force est d’admettre qu’ils sont bafoués souvent et partout, en dépit de l’adoption d’une Charte arabe des droits de l’homme en 1994, puis en 2004.
Du Maroc au golfe Persique, la torture a été allègrement pratiquée par différents pouvoirs arabes pendant des décennies, les discriminations sont nombreuses et la liberté d’opinion et d’expression est souvent méprisée.
Au moment des premiers soulèvements dans le monde arabe (fin 2010-2011), notamment en Tunisie et en Égypte, la question des droits de l’homme s’est rapidement posée. Les répressions sanglantes sont en effet une atteinte évidente aux droits de l’homme, de même que les arrestations arbitraires.
Nous avons rappelé plus haut que la DUDH était déjà l’objet d’un rapport de force politique entre libéraux et marxistes. Rappelons aussi que les droits de l’homme, comme l’a été la lutte contre l’esclavage au XIXe siècle pour justifier la domination coloniale, sont souvent utilisés comme un outil rhétorique destiné à légitimer certaines actions militaires (qui constituent à leur tour une menace pour les droits de l’homme).
La guerre en Libye et l’invocation d’une « responsabilité de protéger » (qui n’est pas une véritable avancée juridique puisque le Conseil de sécurité demeure l’organe qui décide des actions armées) illustrent bien certaines dérives : au nom des droits de l’homme, on décide de renverser un régime politique donné.
En somme, le droit du plus fort au nom des droits de l’homme. L’exemple libyen est tristement ironique puisque le chaos succédant à l’intervention militaire a engendré de nouvelles atteintes : le retour de l’esclavage, par exemple.
L’islam politique, l’autre grande contradiction
L’autre grande contradiction concerne l’islam politique. Au lendemain de la révolte tunisienne, l’alliance entre l’ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (Moncef Marzouki) et le parti d’obédience islamique Ennahdha a étonné bien des observateurs.
La relation entre islamisme et droits de l’homme est en effet complexe. D’un côté, les opposants islamistes pâtissent souvent des pires exactions. De l’autre, leurs adversaires se sentent menacés par l’idée de se faire imposer un dogme religieux qui laisse peu de place au débat démocratique ou à la liberté de conscience.
C’est précisément à cause de cette difficulté que les membres fondateurs de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme se sont affrontés sur le sort du Front islamique du salut (FIS) dans les années 1990 : certains l’ont défendu contre les dérives de l’armée algérienne, d’autres l’ont combattu au nom de la laïcité et de la démocratie.
Enfin, il nous faut rappeler que parmi les droits de l’homme, les droits civils et politiques ont beaucoup plus de succès que les droits économiques et sociaux (qui nécessitent beaucoup de moyens). Dans la Constitution tunisienne, jugée exemplaire dans le monde arabe, les « droits de l’homme » apparaissent une dizaine de fois.
C’est assurément une bonne chose dans un monde arabe qui les a souvent délaissés. Mais très peu a été fait contre la pauvreté et les inégalités qui sont pourtant à l’origine des soulèvements.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : photo prise le 22 septembre 1948, au Palais de Chaillot à Paris, de la troisième Assemblée générale des Nations-Unies, à l'issue de laquelle fut adoptée, le 10 décembre 1948, la Déclaration universelle des droits de l'homme (AFP).
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