« La broderie n’est pas réservée aux femmes » : le passe-temps interdit des prisonniers palestiniens
Incarcéré dans un établissement pénitentiaire israélien à l’âge de 17 ans, Karam Maloukh a développé un savoir-faire qu’il n’aurait peut-être jamais acquis s’il n’avait pas connu la prison.
Pendant ses trois années derrière les barreaux, l’adolescent palestinien, curieux de nature, a appris le langage des fils, des perles et de la broderie.
Alors que la couture et la broderie sont des passe-temps traditionnellement associés aux femmes dans la région, Karam Maloukh, emprisonné entre 2004 et 2007, a découvert en prison une pratique courante qu’il ne s’attendait pas à trouver dans une cellule remplie d’hommes.
« Un homme avait été emprisonné avec moi la même nuit. Nous étions logés dans des tentes dans la prison d’Ofer. Il avait déjà été emprisonné à plusieurs reprises par le passé et avait de l’expérience en broderie. Il a commencé à dénouer les fils de la tente et à tresser des bracelets », se souvient Karam, aujourd’hui âgé de 31 ans.
« J’ai commencé à l’imiter et à apprendre à fabriquer des bracelets », a-t-il raconté à Middle East Eye dans le jardin du Musée palestinien de Birzeit, au nord de Ramallah, où il est employé comme agent de sécurité et où son travail est actuellement exposé.
Lorsque Karam Maloukh a été transféré dans la prison du Néguev, il y a trouvé une communauté de prisonniers politiques – dont certains étaient en prison depuis plus de 25 ans – passés maîtres dans l’art de la broderie et de la confection de cadeaux pour leurs proches. Ce passe-temps était apparu au fil des décennies dans le quotidien de prisonniers désireux d’exploiter leur créativité pour faire face aux difficultés de l’incarcération.
« J’ai appris à broder, à utiliser des perles, à coudre des écussons, à fabriquer des chapelets avec des noyaux d’olives ou encore des colliers avec des noyaux d’avocats »
- Karam Maloukh, ancien détenu
« C’était comme entrer dans une usine », décrit-il, évoquant l’étonnement qu’il a ressenti en apercevant les modèles de carton pour sacs, le dôme du rocher à Jérusalem et la carte de la Palestine.
Alors qu’à l’époque, les matériaux étaient apportés par les familles lors de leurs visites ou par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, les autorités pénitentiaires israéliennes ont désormais pratiquement empêché l’introduction de ces articles dans certaines prisons, ce qui rend la pratique de plus en plus difficile à exercer pour les prisonniers.
Selon le groupe de défense des droits des prisonniers palestiniens Addameer, bien qu’aucune décision spécifique n’ait été prise pour interdire les matériaux de fabrication artisanale, les autorités pénitentiaires ont progressivement commencé à en limiter l’entrée à partir des années 90, notamment après le déclenchement de la seconde Intifada en 2000, durant laquelle de nombreux Palestiniens ont été arrêtés.
« Les hommes encourageaient les nouveaux prisonniers à apprendre à improviser et à utiliser le peu de ressources dont ils disposaient », a indiqué à MEE Ihtiram Ghazawneh, coordinatrice de l’unité documentation et recherche d’Addameer et ancienne détenue.
« J’ai appris à broder, à utiliser des perles, à coudre des écussons, à fabriquer des chapelets avec des noyaux d’olives ou encore des colliers avec des noyaux d’avocats », raconte Karam Maloukh, qui est désormais père de deux garçons et d’une fille.
« Les hommes encourageaient les nouveaux prisonniers à apprendre à improviser et à utiliser le peu de ressources dont ils disposaient »
- Ihtiram Ghazawneh, ancienne détenue
En prison, il fabriquait des livres, des sacs à main et des bracelets pour sa fiancée. Son travail est actuellement présenté dans le cadre de l’exposition Labor of Love du Musée palestinien.
Jusqu’à la fin du mois de janvier, celle-ci examine certains aspects de la broderie palestinienne à travers des thèmes tels que le genre et la classe, offrant des perspectives alternatives à l’importance de la pratique dans l’histoire et la culture. Une grande variété de robes, d’accessoires, d’affiches, de peintures et de vidéos très instructives et saisissantes sur le plan visuel y est proposée.
Pour remonter le moral
« La broderie n’est pas réservée aux femmes », lance Karam Maloukh, le sourire aux lèvres.
« Les gens me demandaient : ‘’N’es-tu pas gêné de faire ce genre de travail ?’’ Je leur répondais : ‘’Pourquoi devrais-je être gêné ? Où est le problème à ce que des hommes créent des objets avec leur main ?’’ En fin de compte, c’est un savoir-faire, qui nous a en outre appris à développer notre patience. C’est un défi qui demande beaucoup de persévérance », estime-t-il.
Non seulement ce passe-temps exige une grande motricité fine, mais il nécessite également une bonne dose de créativité pour trouver des matériaux non-conventionnels afin de réaliser l’œuvre souhaitée en dépit des restrictions imposées par les autorités pénitentiaires.
Rachel Dedman, la commissaire de l’exposition, une experte indépendante basée à Beyrouth, a déclaré qu’au cours de ses quatre années de recherche pour le projet, elle avait découvert que le sentiment de « gêne disparai[ssait] et que les hommes brod[aient] avec fierté » en prison.
« Les gens me demandaient : ‘’N’es-tu pas gêné de faire ce genre de travail ?’’ Je leur répondais : ‘’Pourquoi devrais-je être gêné ? Où est le problème à ce que des hommes créent des objets avec leur main ?’’
- Karam Maloukh, ancien détenu
« Quand je posais la question aux femmes, elles me disaient souvent que leurs maris ou fils aimaient la broderie mais n’en parlaient jamais en public », ajoute-t-elle. « Dans l’espace incontestablement masculin de la prison, la broderie est devenue une pratique licite visant à lutter contre l’ennui, à résister à l’incarcération et à offrir des cadeaux à des êtres chers.
Selon Karam Maloukh, la broderie a eu un effet positif non seulement pour les prisonniers impliqués dans le travail créatif, mais également pour ceux qui demandaient à ce que quelque chose soit fabriqué pour eux.
« Nous faisions parfois entrer des cigarettes et ceux qui ne fumaient pas donnaient un paquet de cigarettes en échange d’un cadeau. Ce que nous fabriquions remontait le moral de nos familles », se souvient-il.
« Pas un droit »
La situation actuelle est toutefois très différente, et l’activité risque de devenir obsolète.
Ihtiram Ghazawneh, d’Addameer, a déclaré à MEE qu’au cours de la dernière décennie, les autorités pénitentiaires avaient rendu plus difficile la pratique de ces activités.
« La pratique était beaucoup plus répandue avant. Il n’y a pas de décision claire interdisant l’entrée de matériel artisanal, mais les autorités pénitentiaires ont commencé à considérer cette activité comme une forme de traitement spécial et non comme un droit des prisonniers », a-t-elle indiqué.
« J’aimais recevoir ces cadeaux car je pouvais sentir sur eux l’odeur de sa peau. C’était très personnel »
- Nawal al-Araj, mère de détenu
Elle a ajouté qu’Addameer, dont les avocats se rendent régulièrement dans les prisons, « recevait de nombreux cadeaux créatifs », mais que cela est devenu « très rare ces jours-ci ».
Hatem al-Araj, dont les œuvres sont également exposées au Musée palestinien, a été emprisonné en 2003, à l’âge de 18 ans, et est toujours derrière les barreaux.
Sa mère, Nawal, a indiqué que Hatem n’avait pas été en mesure de lui offrir quoi que ce soit depuis des années.
« Avant, [les autorités pénitentiaires] laissaient entrer du velours, de la soie et des perles. À présent, elles ne leur permettent pratiquement plus de créer quoi que ce soit », a-t-elle déclaré à Middle East Eye dans la ville d’al-Walaja, au nord-ouest de Bethléem.
Les cadeaux fabriqués par les prisonniers ont une grande valeur émotionnelle pour leurs familles, suscitant un sentiment de proximité.
« Les pièces qu’il a créées sont tout pour moi. Je ne les échangerais contre rien au monde », a confié Nawal. « J’aimais recevoir ces cadeaux car je pouvais sentir sur eux l’odeur de sa peau. C’était très personnel. »
Traduit de l’anglais (original).
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