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Francesco Ragazzi : « L’antiterrorisme affecte la liberté d’expression des musulmans »

Quatre ans après Charlie Hebdo, une enquête sur les effets de la lutte contre le terrorisme recommande de s’attaquer aux discriminations pour préserver la confiance des musulmans de France dans les institutions et garantir une lutte antiterroriste respectueuse des libertés
Un soldat français monte la garde devant la Grande Mosquée de Strasbourg, dans l’est de la France, pendant la prière du vendredi, le 20 novembre 2015 (AFP)

« Les effets de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation sur les populations musulmanes en France » est la première enquête fournissant des données quantitatives sur l’impact des politiques antiterroristes sur la population musulmane en France.

Menée par une équipe de chercheurs de l’Université de Leyde aux Pays-Bas, de l’École normale supérieure (ENS) de Paris, de l’Université de Genève et du Centre d’études sur les conflits, cette enquête s’est appuyée sur un échantillon de 927 entretiens, dont 426 effectués auprès de personnes se déclarant comme « musulmanes » et 501 auprès de personnes n’ayant pas de lien avec l’islam, et qui servent comme groupe de contrôle.

Francesco Ragazzi, chercheur associé au Centre d’études sur les conflits et coordinateur de l’enquête, évoque pour Middle East Eye l’impact de la lutte contre le terrorisme sur les musulmans de France et établit un lien entre la discrimination dont ils peuvent faire l’objet et la méfiance envers les institutions, notamment les forces de l’ordre et les médias. 

Middle East Eye : Votre enquête est la première enquête universitaire quantitative sur les effets de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation. Pourquoi avez-vous choisi d’enquêter en vous basant sur des chiffres ?

Francesco Ragazzi : En ce moment, dans le débat public en France, on a une quantité assez importante de rapports de tout type qui viennent informer le débat toujours dans la même direction : vers la peur de l’islam, en associant l’islam de France à la menace terroriste à travers notamment la question de la radicalisation.

On a une quantité assez importante de rapports de tout type qui viennent informer le débat toujours dans la même direction : vers la peur de l’islam, en associant l’islam de France à la menace terroriste à travers notamment la question de la radicalisation

Or, ces enquêtes sont souvent effectuées en faisant des choix méthodologiques très discutables. Elles choisissent généralement de présenter des points de vue spécifiques et masquent le fait que beaucoup d’autres musulmans, qui en sont absents, pensent tout à fait le contraire de ce qui y est dit.

En tant qu’universitaires, ce qui nous semblait important dans cette enquête était de faire deux choses : tout d’abord, adopter une méthodologie rigoureuse qui correspond aux standards des enquêtes en sciences sociales, et deuxièmement, fournir des données sur la représentativité des différentes positions des populations musulmanes en France – cela impliquait nécessairement de passer par des données chiffrées.

Grande mosquée de Paris pendant le Ramadan le 15 juin 2018 (AFP)

Bien sûr, il existe déjà un certain nombre de données statistiques, fournies notamment par des associations qui ont été actives pour mettre en évidence les problèmes liés à l’islamophobie. Mais ce qui nous a semblé important, c’est d’avoir une étude universitaire qui puisse informer le travail de plaidoyer de ces organisations et qui ne soit pas faite par une association qui est elle-même impliquée dans le plaidoyer.

Pouvoir utiliser des chiffres issus d’une enquête universitaire est important pour ces associations mais aussi pour les pouvoirs publics. Et effectivement, on se rend compte que les arguments des pouvoirs publics et ceux des ONG se retrouvent dans les résultats de l’enquête.

MEE : Au fil de l’enquête, vous apportez une nuance : les musulmans sont un groupe hétérogène. Pourriez-vous l’expliquer ?

FR : Dans les représentations communes du débat public en France, on a souvent tendance à associer les musulmans à une certaine image : une population marginalisée, reléguée aux banlieues des grandes métropoles, occupant le bas de la hiérarchie sociale. On a donc voulu déconstruire cette image commune dans cette enquête.

En effet, comme le montre notre échantillon, les musulmans de France occupent toute une série de positions différentes dans la société française : on y trouve des ingénieurs informatiques, des avocats, des employés, des dirigeants, etc.

MEE : En quoi la lutte contre la discrimination pourra-t-elle assurer une lutte contre le terrorisme respectueuse des libertés civiles ?

FR : Si on prend l’ensemble des facteurs, plus précisément les propriétés sociales des individus qu’on a interrogés, et qu’on pose la question suivante : pourquoi certains citoyens français ont moins confiance dans les institutions ou pourquoi ils vont réagir de façon plus significative aux politiques antiterroristes, on se rend compte que l’élément principal est l’expérience de la discrimination en général.

La population musulmane que l’on a interrogée est plus discriminée que la population de notre groupe de contrôle, et donc réagit plus négativement à la lutte antiterrorisme, non pas parce qu’elle est musulmane mais parce qu’elle a été victime de discrimination

C’est cet aspect qui va le plus influencer une réaction négative par rapport à la lutte antiterrorisme. Davantage, d’ailleurs, que la différence entre être musulman ou ne pas l’être.

La population musulmane que l’on a interrogée est plus discriminée que la population de notre groupe de contrôle, et donc réagit plus négativement à la lutte antiterrorisme, non pas parce qu’elle est musulmane mais parce qu’elle a été victime de discrimination. Il y a donc une étape supplémentaire qui se pose entre la lutte antiterroriste et ses effets, c’est l’effet des discriminations précédentes.

MEE : Votre enquête a démontré par des statistiques la confiance des musulmans dans les institutions de l’État malgré les discriminations qu’ils peuvent subir. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

FR : Notre enquête est une photographie instantanée de sentiments d’à peu près mille personnes, la moitié desquelles se déclare musulmane, vis-à-vis de toute une série de questions qu’on leur a posées. On y a tiré deux conclusions sur le sujet de la confiance. D’abord, la population musulmane, en moyenne, fait confiance presque de la même façon – voire un peu plus concernant certaines institutions – que l’ensemble du groupe de contrôle.

Statue centrale de Marianne sur la place de la République, où a eu lieu un rassemblement du souvenir après les attaques contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo et un supermarché juif en janvier 2015 (AFP)

Les musulmans et non musulmans ne se distinguent pratiquement pas sur la question de la confiance dans les institutions à deux exceptions près : la police et les médias. L’image qu’on pourrait avoir des musulmans exclus qui seraient en rupture avec les institutions de la République est complètement fausse.

Ensuite, on observe que ceux qui font moins confiance dans les institutions sont des personnes qui ont été victimes de discrimination. On peut donc faire le lien entre la discrimination et la méfiance envers les institutions.

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Notre enquête, en ce qui concerne ses implications politiques, met en évidence le fait que la discrimination génère une moindre confiance dans les institutions de l’État. Si les musulmans continuent à être discriminés, on risque donc d’aller vers une situation de méfiance envers les institutions. C’est l’une des peurs qu’on peut avoir pour le futur.

MEE : Vous recommandez de réfléchir sur une relation « apaisée » entre les forces de l’ordre et les populations musulmanes. Comment y parvenir ?

FR : Notre enquête permet de mettre en évidence deux points sur lesquels les populations musulmanes se sentent discriminées : la sélection et le traitement lors des interactions avec les forces de l’ordre. Les musulmans ont l’impression d’être choisis pour des contrôles policiers de façon discriminatoire et non pas d’une façon aléatoire.

Un manifestant porte une chandelle et un logo indiquant « Je suis Charlie » (AFP)

Concernant le traitement, les musulmans se sentent également moins bien traités que le groupe de contrôle. Nos données nous suggèrent donc de repenser la relation entre les populations musulmanes et les forces de l’ordre pour ce qui est de la sélection et du traitement.

MEE : Vous notez dans le rapport qu’« environ un-e musulman-e sur trois dit éviter de dire ce qu’il-elle pense sur les sujets controversés en lien avec la politique étrangère ». La lutte contre le terrorisme renforce-t-elle la censure parmi les populations musulmanes ?

FR : Ce qui apparaît assez clairement dans notre enquête est que l’impact le plus important de la lutte contre le terrorisme sur la population musulmane relève de tout ce qui est lié à la liberté d’expression, que ce soit à propos de la politique étrangère, de la politique intérieure ou d’autres sujets.

Notre enquête met donc en évidence l’appréhension des musulmans à prendre la parole en public. On remarque une sorte de repli pour éviter d’être trop exposé ou d’être discriminé pour ses opinions

Notre enquête met donc en évidence l’appréhension des musulmans à prendre la parole en public. On remarque une sorte de repli pour éviter d’être trop exposé ou d’être discriminé pour ses opinions, mais aussi pour le simple sentiment que dans une certaine atmosphère, comme celle post-attentats Charlie Hebdo, la montée du Front national ou certains discours islamophobes, les musulmans préfèrent être discrets.

Il faut noter que cette appréhension n’est pas seulement une caractéristique qui concerne les populations musulmanes puisque dans des proportions un peu moindre, on remarque que le groupe de contrôle fait face à ce même problème.

MEE : Certaines dérives de la lutte antiterrorisme pourront-elles avoir un impact psychologique sur les populations musulmanes ?

FR : L’ensemble des questions que l’on a posées sur le changement de comportement, sur la prise de parole publique ou encore sur la pratique de la religion montre qu’il y a effectivement des conséquences qui pourraient être d’ordre psychologique.

Il serait donc intéressant de travailler avec des psychologues pour questionner les effets psychologiques de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation.

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