« Le shah est parti » : 40 ans plus tard, retour sur la révolution iranienne
«Shah raft ». « Le shah est parti ». Le bandeau, identique, qui traverse les unes des journaux Kayhan et Ettela’at en ce 16 janvier 1979 symbolise la victoire de la révolution. Dans les minutes qui suivent l’annonce du départ du shah par la radio publique, les rues de Téhéran se remplissent d’une foule qui exulte. La dynastie Pahlavi vient de s’effondrer, entraînant la fin du régime impérial en Iran.
L’histoire de la révolution iranienne semble être connue. Elle est, toutefois, enfermée dans une reconstruction a posteriori qui finit par la dénaturer. Entre instrumentalisations et oublis, la mémoire – voire les mémoires – de la révolution de 1979 reflète avant tout les positions contemporaines des différents émetteurs.
La « surprise » révolutionnaire
Loin d’avoir été anticipée, la révolution iranienne survient au moment où le pouvoir du shah connaît son apogée. La décennie des années 1970 se présente en effet sous les meilleurs auspices pour le régime impérial. Le soutien des États-Unis et les revenus du pétrole permettent à Mohammad Reza Pahlavi d’assurer sa politique de puissance et de grandeur.
Cependant, après 1975, la chute des revenus pétroliers plombe le budget iranien. Face à la montée de l’inflation et à l’incapacité du pouvoir de rembourser ses crédits, la situation économique se dégrade.
La rupture avec des valeurs conservatrices considérées comme des références ainsi que l’alignement sur les standards occidentaux sapent un pouvoir perçu comme déconnecté de la réalité
En outre, la modernisation voulue par le shah déstabilise une partie de la population. L’Iran connaît un bond en avant qui se réalise trop rapidement, laissant nombre d’Iraniens en proie aux doutes. La rupture avec des valeurs conservatrices considérées comme des références ainsi que l’alignement sur les standards occidentaux sapent un pouvoir perçu comme déconnecté de la réalité.
Enfin, l’élection de Jimmy Carter à la présidence des États-Unis, en novembre 1976, amène l’émergence du discours affirmant l’universalité des droits de l’homme. Afin de continuer à plaire à Washington, le régime impérial accepte, dès lors, de desserrer l’étau autoritaire.
La première conséquence de ce relâchement de l’autoritarisme est l’émergence d’une parole critique, certes modérée, mais ouvrant des débats jusqu’alors inconnus dans le pays. La majorité des opposants n’aspirent qu’à un relâchement de la répression exercée par le régime ainsi qu’à une indépendance plus marquée face à l’allié américain.
C’est ainsi que, dans un premier temps, les remontrances adressées par divers intellectuels et associations restent respectueuses de l’autorité impériale. D’abord tolérant, le régime cherche cependant à éviter que les divers mouvements d’opposition ne s’allient.
Pensant y parvenir en discréditant le clergé, le pouvoir en place finit cependant par provoquer ce qu’il redoute. En janvier 1978, la publication dans le quotidien Ettela’at, proche du pouvoir en place, d’un article injurieux à l’égard de l’ayatollah Rouhollah Khomeini, alors leader le plus influent de l’opposition au shah, met le feu aux poudres. À partir de ce moment, débutent des manifestations populaires, de plus en plus massives, connectant progressivement les groupes qui s’opposent au pouvoir, tandis que la répression va croissant.
Face aux violences, constatant que les manifestations prennent de plus en plus d’ampleur en-dehors de tout encadrement, islamistes, libéraux et marxistes décident de s’allier. La dynamique de contestation est lancée, renforcée par les provocations du gouvernement impérial et les victimes des rassemblements.
Ce sont les politiques de répression des manifestations par le régime impérial qui enclenchent le processus révolutionnaire
À la fin de l’été 1978, après plusieurs mois de mobilisation aussi bien dans le bazar que dans les mosquées, le shah se retrouve forcé de procéder à des réformes afin de tenter de calmer les esprits.
Cependant, bien qu’il s’engage à réduire la répression et à libérer des prisonniers politiques, le pouvoir impérial a déjà perdu le contrôle. Les différentes mesures, loin de restaurer l’ordre, renforcent les opposants dans leurs mobilisations. Pour les révolutionnaires, les différentes promesses ont mis en évidence le retrait du pouvoir en place et la possibilité du changement social.
En septembre 1978, les manifestants exigent dorénavant le départ du shah et le retour de Khomeini de son exil en France. Le 8 septembre, le massacre du « vendredi noir » achève de délégitimer le pouvoir impérial. Quatre-vingt-huit manifestants tombent sous les balles de l’armée. Le pouvoir impérial a perdu la main. Incapable de rétablir l’ordre, dépassé par des manifestations qui, malgré tout, restent pacifiques, le shah voit son autorité progressivement se disloquer.
Perdant le contrôle des grandes villes, contrôlées dorénavant par des comités, voyant de nombreux dignitaires quitter le pays, lâché par les États-Unis et poussé dehors par son dernier Premier ministre, Shapour Bakhtiar, le shah décide, le 16 janvier 1979, de quitter l’Iran et de prendre le chemin de l’exil.
Révolution islamique ou révolution iranienne ?
La chute du régime impérial n’aura guère été anticipée par nombre d’experts et de politiques. L’exemple le plus symbolique reste le discours du président américain Carter, le 31 décembre 1978, décrivant l’Iran comme un « îlot de stabilité dans une région tumultueuse et agitée ».
L’interprétation de la révolution reste, également, sujette à plusieurs lectures, parfois superficielles. La révolution de 1979 fut-elle une révolution islamique ou une révolution iranienne ?
Pour comprendre comment débute la révolution de 1979, il est nécessaire de contextualiser. Loin d’avoir été le fait du seul clergé chiite, la révolution iranienne trouve ses origines dans des mouvements de protestation et de contestation initiés par les cercles intellectuels à la suite de l’assouplissement du contrôle de la société par le pouvoir dès 1977.
En alliant défense des valeurs traditionnelles, via l’islam chiite, et « résistance » de la nation face à un régime considéré comme soumis à l’Occident, les religieux parviendront à s’affirmer comme la principale force d’opposition légitime
Mais ce sont les politiques de répression des manifestations par le régime impérial qui enclenchent le processus révolutionnaire. La violence du régime change le rapport cognitif. Les réformes demandées par les opposants deviennent obsolètes face à un usage démesuré de la force militaire. C’est à ce moment que la révolution devient « pensable », le basculement étant la connexion susceptible de s’opérer entre différents mouvements.
Le motif principal d’unité reste l’unanimité autour du départ du shah. Cette unanimité ne porte guère un projet politique alternatif faisant consensus. Le clergé, déjà, ne se retrouve pas uni derrière le projet de Khomeini. De même, libéraux et marxistes sont loin de s’accorder sur l’après-révolution.
Les révolutionnaires vont cependant s’unir autour de plusieurs éléments. Le soulèvement s’appuie à la fois sur le religieux et sur l’identité nationale. Islam chiite, nationalisme et marxisme sont les composantes qui organisent la contre-société iranienne dans les dernières décennies du régime impérial, autour notamment d’écrits d’intellectuels comme Jalal Al-e Ahmad et Ali Shariati.
De tous les groupes d’opposition, ce sera le clergé qui parviendra à mieux incarner ce modèle. En alliant défense des valeurs traditionnelles, via l’islam chiite, et « résistance » de la nation face à un régime considéré comme soumis à l’Occident, les religieux parviendront à s’affirmer comme la principale force d’opposition légitime.
Cette force se voit renforcée par un ancrage local supérieur à celui des autres mouvements d’opposition, comme les libéraux voire les communistes, ainsi que par les qualités de leader de l’ayatollah Khomeini, qui parvient à galvaniser la population.
De la révolution à la République islamique
Cet esprit révolutionnaire ne durera guère. Si, dans un premier temps, c’est l’exaltation qui l’emporte, assez rapidement les désillusions prendront le dessus au fur et à mesure de la répression et de l’élimination progressive des forces d’opposition non-islamiques. L’utopie révolutionnaire se voit vite sacrifiée.
Si, dans un premier temps, c’est l’exaltation qui l’emporte, assez rapidement les désillusions prendront le dessus au fur et à mesure de la répression et de l’élimination progressive des forces d’opposition non-islamiques
Dans les mois qui suivent le renversement du régime impérial, l’Iran s’engage dans plusieurs conflits, à la fois interne et externe, qui entraîneront une longue instabilité. Les révolutionnaires entreront dans une lutte fratricide, où seul le clergé rassemblé autour de Khomeini sortira vainqueur.
La répression s’accompagne, en outre, d’une rupture radicale avec l’ancien allié américain, dont la crise des otages sera le symbole. À l’extérieur, le début du conflit avec l’Irak, en septembre 1980, renforce l’assise nationaliste du nouveau régime autour de la « défense sacrée » à assurer. Enfin, la promotion de l’islam révolutionnaire amène le nouveau régime dans une dimension inédite, en ayant notamment recours aux moyens terroristes et au fondamentalisme religieux.
Même si la guerre Iran-Irak représente le pilier principal ayant permis à la République islamique de construire sa rhétorique, le souvenir de la révolution reste un élément fondamental de la posture de l’Iran.
L’instrumentalisation de l’histoire par la République islamique l’amène à réécrire la période prérévolutionnaire ainsi que la révolution de 1979 à son profit. Ce sont les religieux, seuls, qui sont mis en avant et présentés comme ceux ayant réussi à faire tomber le shah. Les récits historiques et les lieux de mémoire seront progressivement organisés autour de ce discours. Malgré ce détournement de l’histoire, la révolution iranienne demeure un moment capital du XXe siècle, dont les influences bouleverseront nombre d’acteurs régionaux et mondiaux.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le shah d’Iran, Mohammed Reza Pahlavi, en 1971, et l’ayatollah Khomeini en 1980 (AFP).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].