La Turquie a de bonnes raisons de se méfier d’un retrait américain de Syrie
Lorsque les États-Unis ont annoncé leur retrait de Syrie, cela semblait être une bonne nouvelle pour la Turquie : cela lui permettrait de se mesurer aux Unités de protection du peuple (YPG) kurdes dans le nord-est de la Syrie.
Cet avantage supposé pour la Turquie a été souligné par l’approbation américaine de la vente éventuelle d’un système de missiles Patriot d’une valeur de 3,5 milliards de dollars à la Turquie, dans le but de contrer un accord d’armement entre Ankara et Moscou.
Selon certaines informations, la décision du président américain Donald Trump concernant la Syrie serait intervenue après un appel avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan, apparaissant ainsi comme une concession aux intérêts de la Turquie. Cependant, il a été depuis établi que la Turquie a obtenu beaucoup plus que ce qu’elle voulait.
Quelques jours après l’annonce, des responsables américains et turcs non identifiés ont annoncé qu’Erdoğan avait, en effet, été pris au dépourvu par la décision soudaine de Trump et qu’il l’avait en fait mis en garde contre un retrait hâtif lors de leur conversation téléphonique.
Erdoğan cherchait à obtenir certaines concessions de Trump et à faire pression sur les États-Unis afin qu’ils retirent leur soutien aux YPG et aux Forces démocratiques syriennes (SDF).
Une riposte aux demandes américaines
L’objectif d’Ankara n’était pas un retrait total, même avec des fonds et un soutien militaire conséquents pour aider la Turquie à reprendre le rôle que jouaient jadis les États-Unis. Même la dernière déclaration de la Turquie selon laquelle elle avancera sur le nord-est indépendamment du retrait américain ne signifie pas qu’un retrait total et immédiat des États-Unis était le résultat souhaité pour Ankara. Cette menace est davantage une riposte aux demandes américaines concernant la protection des forces kurdes après leur retrait.
La Turquie a de bonnes raisons de se méfier d’un retrait américain. Elle serait alors confrontée à la perspective de faire face seule à un État islamique (EI) renaissant. Et au lieu de lutter contre des YPG et des FDS affaiblis et démoralisés, il semblerait que la Turquie sera confrontée à un conflit direct avec le régime syrien, entraînant les forces turques de plus en plus loin en territoire syrien.
La Turquie est peut-être toujours dans le camp anti-Assad – pour le moment – mais elle n’est certainement pas intéressée par une confrontation militaire avec le régime syrien
Le 28 décembre, les YPG ont invité l’armée syrienne à entrer au nord pour contrecarrer l’incursion turque, notamment à Manbij. Avec ce développement, l’avantage du retrait américain pour la Turquie n’est plus aussi évident.
La Turquie est peut-être toujours dans le camp anti-Assad – pour le moment – mais elle n’est certainement pas intéressée par une confrontation militaire avec le régime syrien.
La Turquie fait partie de l’alliance anti-Assad depuis le début du conflit, mais sa position est désormais plus modérée.
Au début, Ankara appelait vivement à la destitution du président Bachar al-Assad et s’est montré l’un des plus fervents partisans de l’intervention militaire américaine après l’attaque chimique sur la Ghouta en 2013. La Turquie est également la plus grande base pour les membres de l’opposition syrienne en fuite, Gaziantep, dans le sud-est turc, étant le quartier général de facto de l’opposition.
Une opportunité pour la Russie
La porosité accrue de la frontière entre la Turquie et la Syrie a contribué à la propagation du conflit sur le territoire turc. Au plus fort de la crise, l’EI attaquait la Turquie sur son territoire avec une régularité alarmante, l’attentat terroriste le plus dévastateur ayant été celui de l’aéroport Atatürk d’Istanbul en juin 2016.
Cette situation faisait suite à un autre casse-tête en matière de relations internationales pour la Turquie, qui avait abattu un avion russe dans son espace aérien, déclenchant un boycott diplomatique et économique temporaire de la Russie.
Alors que le soutien des États-Unis à l’opposition diminuait et que le soutien de la Russie redynamisait de plus en plus le régime syrien, la position anti-Assad de la Turquie s’est affaiblie. Les affrontements avec la Russie, les attaques de l’EI et la colère accrue dans le pays ont exacerbé la lassitude de la Turquie face au conflit.
La Russie a saisi cette opportunité. Comme lors de la crise internationale qui a suivi les attentats de la Ghouta en 2013, elle a réussi à transformer la confrontation en une issue diplomatique favorable à l’alliance pro-régime.
Fin 2016, la Russie, l’Iran et la Turquie ont entamé les pourparlers d’Astana, qui incluaient les trois acteurs, ainsi que le régime syrien et divers groupes d’opposition syriens, à l’exception des États-Unis et de leurs alliés en Syrie, les FDS et les YPG.
Une question demeure : avec le renforcement de ses liens avec la Russie, la Turquie peut-elle être sûre que la Russie privilégiera les intérêts turcs par rapport à ceux de ses nouveaux partenaires kurdes ?
Désormais, avec l’annonce du retrait des États-Unis, les options de la Turquie sont devenues plus étroites et plus claires. Si les États-Unis se retirent, malgré les messages contradictoires du conseiller à la sécurité nationale John Bolton, il est peu probable que la Turquie soit en mesure de tenir militairement le territoire contre l’État islamique et une coalition russo-syrienne.
Elle y gagnerait très peu, réalisant simplement les objectifs américains au lieu des siens. Cela n’entamerait pas le pouvoir d’Assad, un objectif en voie de disparition, et n’éliminerait pas la menace kurde, compte tenu du rapprochement récent de ces derniers avec la Russie et la Syrie. Ce serait une situation doublement perdante pour la Turquie.
Relancer le processus d’Astana
L’idée que la Turquie constitue l’un des rares obstacles qui subsistent pour le régime syrien, avec un affrontement potentiel à Afrin sous contrôle turc, est compréhensible mais de plus en plus improbable. La Turquie préfère suivre une voie politique pour atteindre ses objectifs, même si cela implique une coopération plus étroite avec le régime syrien et ses alliés.
À elle seule, sans la présence des États-Unis, la Turquie ne représente aucune menace pour Assad ou ses alliés. Par exemple, la Turquie a réagi aux patrouilles russes à Manbij en demandant un engagement conjoint – un moyen de surveiller les Kurdes sans défier les Russes.
Erdoğan et le président russe Vladimir Poutine ont récemment annoncé qu’ils se rencontreraient en personne ce mois-ci pour relancer le processus d’Astana. Cela, ajouté au refus d’Erdoğan de rencontrer Bolton lors de sa visite en Turquie, est clairement un affront pour les États-Unis.
Les changements politiques intervenus dans la position turque – certains imposés par les problèmes de sécurité intérieure de la Turquie et dus à sa frustration face au manque de fiabilité des États-Unis – pourraient finalement avoir le dernier mot dans la direction prise par le conflit en Syrie
La Turquie semble également apaiser ses relations avec l’Iran et a organisé la visite officielle d’une délégation iranienne fin décembre avec une chaleur délibérée. Même avant cet événement, la Turquie avait défié les sanctions américaines contre l’Iran, reprenant notamment la semaine dernière les importations de pétrole iranien.
Une question demeure : avec le renforcement de ses liens avec la Russie, la Turquie peut-elle être sûre que la Russie privilégiera les intérêts turcs par rapport à ceux de ses nouveaux partenaires kurdes ? Après tout, la Turquie a déjà été déçue par les États-Unis sur ce front.
Marginaliser les Kurdes
La Turquie prend certes un risque calculé, mais elle reconnaît que l’autonomie des Kurdes n’est pas non plus dans l’intérêt du régime syrien.
Le réalignement de la Turquie sur la Russie, s’éloignant ainsi des États-Unis, constitue un trophée important pour Poutine sur la scène internationale ; tous deux ont quelque chose à gagner de ce dernier développement. Tant qu’elle sera présente à la table des négociations, la Turquie espère que les Kurdes seront finalement marginalisés dans toute future solution.
À LIRE ► Turquie-Russie : un rapprochement qui pourrait isoler Ankara
Outre les États-Unis et la Russie, le rôle de la Turquie dans le conflit syrien a été décisif, plus que d’autres alliés de l’opposition, tels que l’Arabie saoudite ou le Qatar. La Turquie était non seulement le soutien le plus actif, mais elle était également mieux équipée pour fournir une aide logistique et organisationnelle aux groupes anti-Assad compte tenu de sa frontière commune et du fait qu’elle accueillait le plus grand nombre de réfugiés syriens.
Les changements politiques intervenus dans sa position – certains imposés par les problèmes de sécurité intérieure de la Turquie et dus à sa frustration face au manque de fiabilité des États-Unis – pourraient finalement avoir le dernier mot dans la direction prise par le conflit en Syrie, qui dure depuis huit ans aujourd’hui.
- Jasmine Gani est maître de conférences en relations internationales à l’Université de St Andrews, en Écosse, et directrice associée du Centre for Syrian Studies. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @JKGani.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des chars et des troupes de l’armée turque se rassemblent près de Hassa, dans la province de Hatay, pour pénétrer en Syrie (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].