L’Iran assiégé prépare un budget de défense pour des jours plus sombres
Ce n’est un secret pour personne : Mike Pompeo a un problème avec l’Iran. Au Caire, dans le cadre de la troisième étape d’une tournée au Moyen-Orient visant à rassurer les alliés américains suite à la décision de retirer des troupes de Syrie, le secrétaire d’État américain a consacré une partie considérable de son discours à convaincre son auditoire régional de l’importance d’affronter l’Iran.
« Les pays comprennent de plus en plus que nous devons affronter les ayatollahs, pas les dorloter. Les nations se rallient à nous pour affronter le régime comme jamais auparavant », a-t-il déclaré.
Un jour plus tard, le 11 janvier, Pompéo a annoncé que les États-Unis prévoyaient d’organiser conjointement, en Pologne les 13 et 14 février, une conférence mondiale sur le Moyen-Orient, et en particulier l’Iran. Naturellement, l’annonce a été faite lors d’un entretien avec Fox News.
De hauts responsables du Pentagone ont récemment averti que la position anti-iranienne belliqueuse du conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, pourrait précipiter les États-Unis dans un conflit militaire avec la République islamique.
Alors que des milices soutenues par l’Iran avaient pris pour cible les locaux de l’ambassade des États-Unis à Bagdad (avec tirs de mortiers et roquettes) en septembre dernier, Bolton a exigé que le Pentagone propose des tactiques pour riposter en Iran. Cette demande a alarmé James Mattis, alors secrétaire à la Défense.
C’est dans ce contexte géopolitique qu’est apparu le nouveau budget iranien pour les « affaires de défense et de sécurité ». Présenté au Parlement par le président Hassan Rohani fin décembre, il reflète l’escalade des tensions, l’insécurité économique de l’Iran et la face obscure du conflit actuel.
Réduction des dépenses de défense
Le budget militaire annuel de la République comprend les dépenses du corps des Gardiens de la révolution islamique (GRI), de l’armée régulière (Artesh), de la Force de résistance à la mobilisation (Basij), du ministère de la Défense, du ministère du Renseignement, de l’état-major général des forces armées et de la force publique (police).
Comparées à l’année perse actuelle (1397), qui s’étend du 21 mars 2018 au 20 mars 2019, les dépenses de défense et de sécurité de l’année prochaine, qui s’élèvent à 14,8 milliards de dollars, sont amputées de 16 % et nettement en dessous du budget militaire de 70 milliards de dollars environ en 2017, selon le SIPRI (institut international saoudien pour la paix).
La réduction des dépenses de défense reflète principalement la gouvernance dans le cadre des sanctions nucléaires américaines contre l’industrie pétrolière et le secteur bancaire de l’Iran
La réduction des dépenses de défense reflète principalement l’impact des sanctions nucléaires américaines contre l’industrie pétrolière et le secteur bancaire iranien, rétablies quelques mois après la sortie de Washington du pacte nucléaire multilatéral en mai, à l’initiative de Donald Trump.
Brian Hook, le représentant spécial pour l’Iran au département d’État américain, a déclaré, lors d’une conférence aux Émirats arabes unis, que Washington n’accorderait plus de « dérogations ou exemptions » – qui expirent en mai 2019 – aux importations de pétrole iranien, accordées à huit grands acheteurs de brut, dont la Chine, l’Inde, la Corée du Sud et le Japon.
En novembre, les exportations de pétrole brut de Téhéran ont chuté à moins d’un million de barils par jour (b/j) par rapport aux niveaux habituels, soit environ 2,5 millions b/j avant le retrait américain du traité nucléaire, également connu sous l’abréviation JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action).
Une réponse agressive d’Israël et des États-Unis possible
Alors que les menaces extérieures ne cessent d’augmenter, cette amputation a alerté la plupart des cercles décisionnels à Téhéran. Pour apaiser ces inquiétudes, la Commission de la sécurité nationale et de la politique étrangère du Parlement iranien a proposé une rallonge d’environ 5 milliards de dollars au budget de la défense et de la sécurité pour l’année prochaine.
Tandis que les dépenses militaires de la République islamique d’Iran pour l’année perse à venir – du 21 mars 2019 au 20 mars 2020 – ont subi une contraction considérable, les ressources financières du ministère du Renseignement, des gardiens de la révolution et du Khatam al Anbia (société d’ingénierie iranienne contrôlée par les Gardiens de la révolution) ont augmenté par rapport à l’année passée, respectivement de 31 %, 26 % et 13 %.
L’augmentation massive des dépenses prévues pour la direction du ministère du Renseignement à l’étranger donne à penser qu’il est prévu d’intensifier la campagne de sécurité
D’autre part, le budget envisagé pour le ministère de la Défense, ainsi que pour l’état-major général des forces armées, dirigé par le général de division Mohammad Baqeri, a toutefois considérablement diminué. Compte tenu des augmentations ciblées et des fonctions spéciales de leurs destinataires, il semble que l’Iran se prépare à une longue période d’espionnage et de guerre du renseignement, de dissuasion asymétrique et de défense aérienne.
Le raisonnement stratégique s’explique en partie ainsi : les dirigeants iraniens s’attendent à ce que l’accord nucléaire s’effondre dans un avenir proche, les obligeant à reprendre des activités nucléaires sensibles, ce qui pourrait, en retour, susciter une réponse agressive d’Israël et des États-Unis.
Ali Shamkhani, secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale de l’Iran, a déclaré devant un auditoire international à Téhéran début janvier que l’Europe avait manqué l’occasion de sauver l’accord nucléaire iranien. « La possibilité pour les Européens d’honorer leurs engagements envers notre pays dans le cadre du JCPOA, et en particulier le réseau financier spécial, a pris fin », a-t-il déploré.
Moyens non conventionnels
L’organe militaire le plus puissant et le mieux financé de la République islamique, les Gardiens de la révolution, ont développé au cours des dernières décennies, une capacité spéciale pour défendre les intérêts régionaux de Téhéran et étendre son influence par des moyens non conventionnels. Il s’agit notamment d’encourager des groupes non étatiques et des mandataires partageant les mêmes idées dans l’ensemble du Moyen-Orient, de l’Afghanistan au Yémen, et de créer ainsi une « profondeur stratégique » pour l’Iran qui servirait à la dissuasion fiable d’une agression extérieure.
Plus récemment, des Houthis soutenus par le Gardiens de la révolution ont attaqué avec un drone chargé de bombes un défilé militaire à la base aérienne d’Al-Anad près d’Aden, tuant au moins six personnes, dont le général de division Mohammed Saleh Tammah, chef du renseignement militaire du Yémen, décédé dimanche dernier, des suites de ses blessures.
Le drone « Qasef 1 » utilisé par les Houthis lors de l’assaut meurtrier serait une variante de l’avion sans pilote « Ababil II » de conception iranienne. Cette tactique de basse technologie mais de haute performance avait été déployée par le principal mandataire régional de l’Iran, le Hezbollah, dans sa guerre de 2006 avec Israël.
Les attaques israéliennes contre la présence militaire iranienne en Syrie augmentant rapidement, les Gardiens de la révolution auraient récemment cherché à créer une capacité offensive en Irak en transférant des missiles balistiques à ses milices alliées et en prévoyant d’y développer une capacité de production de missiles.
Selon le chef du renseignement militaire israélien, Tamir Hayman, la République islamique peut utiliser cette infrastructure en constante évolution pour menacer Israël lorsqu’un conflit éclatera entre les deux ennemis régionaux.
Parallèlement, l’augmentation massive des dépenses proposées pour la direction du ministère du Renseignement à l’étranger suggère une intensification de la campagne de sécurité contre l’« infiltration » et l’espionnage étrangers, d’une part, et une opposition iranienne de plus en plus vigoureuse en faveur du « changement de régime », d’autre part.
Une opposition unie
Fait significatif, l’opposition a été revigorée par le déclenchement de protestations généralisées contre l’État, en raison de la détérioration rapide des conditions de vie dans tout le pays.
Dans une allocution prononcée devant le Parlement le 18 décembre, le ministre iranien du Renseignement, Mahmoud Alavi, a averti que les forces d’opposition et les dissidents iraniens tentent d’atteindre « convergence et synergie » et « d’unifier leurs rangs contre la République islamique ».
« Au cours des deux dernières années, divers groupes ethniques et antirévolutionnaires ont tenu au moins 64 conventions et rassemblements pour parvenir à une seule et même ligne », a-t-il indiqué, faisant référence aux groupes basés outremer opposés à la révolution de 1979, qui avait établi un régime religieux en Iran.
L’un de ces groupes, le Mouvement arabe de lutte pour la libération d’Ahvaz (ASMLA), cherche à créer un État indépendant pour les Arabes de souche dans la province, riche en pétrole, du Khouzistan, au sud-ouest de l’Iran.
Yacoub Hor Altostari, porte-parole du groupe, a revendiqué – puis nié par la suite – la responsabilité d’un attentat terroriste contre un défilé militaire à Ahvaz le 22 septembre. L’attaque fit 25 morts – dont des civils – et environ 70 blessés.
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Plus d’un mois plus tard, Finn Borch Andersen, chef du Service danois de sécurité et de renseignement (PET), a annoncé le 30 octobre que le Danemark avait déjoué un complot visant à assassiner Habib Jabor, dirigeant de l’ASMLA à Copenhague. De même, au début du mois d’octobre, la France avait déclaré que Téhéran était à l’origine des tentatives d’un certain nombre d’Iraniens – dont un diplomate – de bombarder une réunion du Conseil national de la Résistance iranienne (CNRI), également connu sous le nom de Mujahedin-e Khalq (MeK), tenue à Paris en juin dernier.
En conséquence, début janvier, l’UE a adopté des sanctions à l’encontre d’une unité du ministère du renseignement, gelant ses avoirs et mettant sur liste noire deux de ses cadres supérieurs.
Alors que le fossé politique entre Union européenne et États-Unis au sujet de l’Iran se rétrécit, le sort de l’accord nucléaire semble de plus en plus préoccupant.
Dans ces circonstances, la curieuse composition du budget iranien de la défense et de la sécurité pour l’année prochaine reflète l’anticipation d’une escalade des tensions, voire d’une confrontation ouverte, avec le monde extérieur dans un avenir proche.
- Maysam Behravesh est doctorant au Département de sciences politiques de l’Université de Lund et chercheur au Centre d’études du Moyen-Orient (CMES) de l’université. Il a été rédacteur en chef de la revue Asian Politics & Policy publiée par Wiley et assistant éditorial pour le trimestriel Cooperation and Conflict, publié par SAGE. Maysam contribue aussi régulièrement à des médias en langue persane, dont BBC Persian. Suivez-le sur Twitter : @behmash.
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Photo : cette photo, distribuée par le bureau de l’armée iranienne, montre un missile Sayyad tiré à partir du système de missiles Talash lors d’un exercice de défense aérienne à un endroit secret en Iran, le 5 novembre 2018 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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