14 juillet 1953 : le massacre doublement occulté des travailleurs algériens à Paris
En juillet 2017, une plaque fut inaugurée à Paris, place de la Nation, à la mémoire de six militants algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) et d’un syndicaliste français de la Confédération générale du travail (CGT), tombés sous les balles de la police soixante-quatre ans plus tôt.
Cette commémoration faisait suite au vœu déposé en mars 2016 au Conseil de Paris par Nicolas Bonnet Oulaldj qui y préside le groupe communiste-Front de gauche.
Le 14 juillet 1953, plusieurs milliers de travailleurs algériens répondirent à l’appel du MTLD, la principale organisation nationaliste dirigée par Messali Hadj, afin de participer à la manifestation organisée par la CGT et le Parti communiste français (PCF) dont la banderole de tête proclamait : « Union pour la défense des libertés républicaines ». En queue de cortège, les Algériens quittaient la Bastille avec leur service d’ordre autonome et leurs propres mots d’ordre consacrés à la lutte contre la répression colonialiste et raciste.
« Il s’ensuivit une petite bousculade et l’on vit alors les policiers se regrouper brusquement sur un ordre, sortir leurs armes et se mettre à tirer sur les Algériens »
- Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, 1953
Malgré le respect des consignes données par le préfet de police concernant « l’organisation du défilé, le rassemblement, le parcours et la circulation », la dislocation du cortège, arrivé à la place de la Nation, donna lieu à une charge des forces de l’ordre contre les manifestants et le portrait de Messali.
Selon la déclaration du MTLD du 29 juillet 1953, « il s’ensuivit une petite bousculade et l’on vit alors les policiers se regrouper brusquement sur un ordre, sortir leurs armes et se mettre à tirer sur les Algériens. »
La progressive réactivation de la mémoire du massacre
Ainsi, Abdallah Bacha, Larbi Daoui, Abdelkader Draris, Mouhoub Illoul, Maurice Lurot, Tahar Madjène et Amar Tadjadit perdirent la vie lors de cette manifestation censée célébrer la révolution française et l’union entre les classes ouvrières des deux rives de la Méditerranée.
Il a fallu plus de six décennies pour que ce drame soit reconnu localement – sans que les responsables ne soient condamnés par la justice française – tandis que les familles des victimes n’ont pas été soutenues collectivement par les autorités algériennes.
Par conséquent, il convient de s’interroger sur les raisons de cette double occultation, en France comme en Algérie, pour comprendre par quels biais la mémoire de ce massacre a été progressivement réactivée par des intellectuels, militants ou artistes.
Il a fallu plus de six décennies pour que ce drame soit reconnu localement – sans que les responsables ne soient condamnés par la justice française
En effet, en dépit d’une historiographie assez réduite, on dispose tout de même des travaux de Danielle Tartakowsky, de l’ouvrage de Maurice Rajsfus, 1953, un 14 juillet sanglant – le premier consacré à l’événement, paru en 2003 – et des recherches d’Emmanuel Blanchard.
On peut mentionner la lettre du fils de Maurice Lurot, parue dans L’Humanité dimanche en septembre 1995, pour qui le père était chaque année « de nouveau assassiné par les camarades [communistes], par leur oubli ».
Mais c’est surtout grâce au film de Daniel Kupferstein, Les balles du 14 juillet 1953, réalisé en 2014, suivi de son livre publié en 2017, que le massacre a acquis une nouvelle visibilité, au-delà des milieux informés – surtout libertaires et trotskistes – qui avaient réservé un bon accueil au texte de Maurice Rajsfus.
Ce fut en travaillant sur ses films consacrés à deux autres massacres – 17 octobre 1961. Dissimulation d’un massacre et Mourir à Charonne, pourquoi ?, réalisés en 2001 et en 2010 – que Daniel Kupferstein prit connaissance du 14 juillet 1953.
Danielle Tartakowsky lui conseilla d’y consacrer un film. Cette démarche répondit, en un sens, à la volonté de « faire lien », soulignée par Alain Dewerpe qui rappelait les tendances à mettre en concurrence le 17 octobre et Charonne malgré la volonté de rapprocher les mémoires, surtout à gauche.
Les raisons d’une double occultation
Pour la partie algérienne, Emmanuel Blanchard explique l’occultation du 14 juillet 1953 par « les conflits internes et les évolutions du nationalisme algérien ».
S’il est indéniable que la crise du MTLD de 1953-1954, suivie de l’émergence du Front de libération nationale (FLN), ont participé de ce phénomène, il convient toutefois de revenir sur ce refoulement en attendant un travail plus systématique sur cet événement à la manière de Jim House et Neil MacMaster sur le 17 octobre 1961.
Lors du congrès du MTLD, ouvert le 14 juillet 1954 par les partisans de Messali Hadj, « une minute de recueillement est observée à la mémoire des six Algériens victimes de la fusillade » selon L’Algérie libre du 6 août 1954. En outre, en décembre 1954, le premier numéro de La Voix du Peuple, organe du Mouvement national algérien (MNA), estimait que le 14 juillet 1953 « scella dans le sang la solidarité des deux peuples français et algériens, malgré la campagne raciste déclenchée par les feuilles à gages de la colonisation. »
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Le MNA édita un tract à l’occasion du deuxième anniversaire de la tragédie. Alors que la répression colonialiste s’intensifiait en Algérie, le parti messaliste affirmait que la tuerie de 1953 marquait « la volonté impérialiste d’interdire à l’émigration algérienne en France de revendiquer son droit à la liberté et à l’indépendance comme le firent les révolutionnaires de 1789 ». Dénonçant « l’assassinat de nos sept frères » et l’interdiction des manifestations en France, le MNA se prononça en faveur d’une constituante algérienne souveraine.
Le reflux du MNA de Messali Hadj au profit du FLN marqua une rupture au sein du mouvement indépendantiste dont le courant le plus radical se développa d’abord dans l’émigration, au contact des organisations ouvrières françaises.
Le parti messaliste affirmait que la tuerie de 1953 marquait « la volonté impérialiste d’interdire à l’émigration algérienne en France de revendiquer son droit à la liberté et à l’indépendance »
L’effacement de cette tradition soucieuse de préserver des rapports fraternels avec le peuple français fut la conséquence de l’intensification de la répression, de la compétition entre FLN et MNA ainsi que de l’attitude des principaux partis de gauche, à commencer par le PCF.
Les rapports tumultueux entre nationalisme algérien et gauche française
Pour la partie française, Akram Belkaïd explique l’oubli du massacre par l’ambiguïté des appareils de la gauche au sujet de l’anticolonialisme. C’est là une piste pertinente mais il convient de revenir davantage sur le contexte, surtout quand on connaît les rapports tumultueux entre nationalisme algérien et gauche française.
Par exemple, Danielle Tartakowsky faisait entendre des voix critiques – comme André Marty –, déplorant l’attitude de la direction du PCF qui isola les militants algériens dans le cortège ou les abandonna.
On peut aussi s’étonner de l’absence d’article consacré à l’événement dans des périodiques à l’anticolonialisme plus constant. Le journal trotskiste La Vérité exprima son soutien au mouvement de grèves en France mais les « six massacrés algériens du 14 juillet » ne furent évoqués qu’à travers la dénonciation de la répression anti-ouvrière. La Révolution prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire, mentionna le bilan de la tuerie mais publia des textes sur la déposition du sultan marocain ou l’insurrection ouvrière de Berlin-Est.
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Ainsi, l’actualité des luttes sociales parut sans doute plus urgente à traiter chez certains révolutionnaires. Pourtant, Le Libertaire, hebdomadaire de la Fédération anarchiste, ne manqua pas de faire sa « une », et à deux reprises, sur le massacre de la place de la Nation.
En outre, ce journal reproduisit la déclaration du MTLD en solidarité avec le mouvement de grèves des travailleurs français. En dépit de sa surface limitée, Le Libertairearticula sans doute le plus explicitement anticapitalisme, anticolonialisme et antiracisme.
« Les victimes du 14 juillet ont été un peu tuées aussi par un racisme qui n’ose pas dire son nom »
- Albert Camus
Des hommes de lettres, natifs d’Algérie, exprimèrent une indignation à la contemporanéité troublante. À la lettre d’Albert Camus pour qui « les victimes du 14 juillet ont été un peu tuées aussi par un racisme qui n’ose pas dire son nom », répondit le poème de Jean Sénac :
« Ô Paris comme tu es triste
Le sang cacté couvre la Seine
Paris de la Beauté de la justice de la peine
Comme tu es triste et sévère pour les exilés ! »
- Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique (Université Panthéon-Sorbonne) et auteur de La Fabrique du Musulman (Libertalia, 2017). Il a enseigné dans plusieurs établissements supérieurs en France et publié de nombreux articles scientifiques ou politiques.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : les corps des victimes du 14 juillet 1953 exposés à la Maison des Métallos. Paris 22 juillet 1953. (Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis)
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