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Adieu à Sadiq al-Azm, marxiste syrien solitaire contre le régime d’Assad

Il était marxiste et l’un des plus virulents détracteurs des islamistes, mais jusqu’à la fin, al-Azm a défendu les soulèvements arabes et soutenu ses principes

Le professeur Sadiq Jalal al-Azm, marxiste syrien par son travail intellectuel et démocrate par sa politique, qui a provoqué une tempête quand il a publié son Naqd al Fikar al-Dini en 1969, est décédé dimanche à Berlin.

J’ai eu le privilège de parler à al-Azm pendant son séjour en Allemagne – où je l’ai rencontré en décembre 2012 – lorsqu’il est venu recevoir le prix Ibn Rushd au nom de la révolutionnaire féministe syrienne Razan Zaitouneh. Dans sa conclusion, le professeur Sadiq avait cité Razan en disant : « Ce prix honore tous les Syriens qui ont rêvé de la liberté. »

Les forces de gauche qui s’opposaient à la « guerre contre le terrorisme » américaine ont opportunément et aveuglément soutenu cette même logique erronée pour la guerre russe contre le terrorisme en Syrie

Dans la vie intellectuelle et militante de Sadiq Jalal al-Azm, on peut lire l’histoire de la trahison des marxistes arabes et du monde qui se sont rangés du côté d’un régime tyrannique et ont justifié tout ce à quoi les marxistes s’opposaient à tout prix par le passé. Cependant, le professeur Sadiq Jalal al-Azm, bien que marxiste et l’un des plus virulents détracteurs des islamistes, a honoré les principes et valeurs auxquels il croyait et qu’il a défendus toute sa vie.

Cette triste histoire de trahison et d’opportunisme des marxistes arabes et du monde a fait de Sadiq al-Azm une voix isolée parmi les marxistes qui, initialement, ont été déconcertés quant à la façon de réagir au soulèvement arabe après que les protestations pacifiques contre Bachar al-Assad ont éclaté partout en Syrie et se sont retrouvés à soutenir directement ou indirectement ce régime brutal.

On peut aisément voir les marxistes, toujours occidentaux, Slavoj Žižek et Noam Chomsky, discréditer les violations les plus graves des droits de l’homme par le régime d’Assad et ses alliés. Žižek a été jusqu’à plaider pour restreindre les contours de la lutte syrienne à une lutte pour la justice sociale et économique. Sa position contre les immigrés arabes était aussi alarmiste et peut-être aussi xénophobe dans ses conséquences que pourrait l’être la position d’un intellectuel de droite.

Souscrivant à tous les discours iraniens sur la crise syrienne qu’il a aussi approuvés, Noam Chomsky a qualifié l’ensemble du spectre de l’opposition syrienne de djihadistes dans sa conférence à Harvard en 2015. Ici, on peut s’étonner que les forces de gauche qui s’opposaient à la « guerre contre le terrorisme » américaine ont opportunément et aveuglément soutenu cette même logique erronée pour la guerre russe contre le terrorisme en Syrie.

Pas une guerre civile

Sadiq Jalal al-Azm, contrairement à la plupart des marxistes occidentaux et orientaux, était le seul à défendre le soulèvement arabe et la révolution syrienne qui s’en est suivie laquelle était, selon lui, la continuation du printemps de Damas en 2000.

Il a problématisé l’ensemble de la crise et en a conclu que la démocratisation exige une politique inclusive en laquelle le régime d’Assad et ses alliés ne croient pas sérieusement

Son soutien à la révolution contre Assad ne reposait pas seulement sur son affiliation à l’opposition syrienne. Il a problématisé l’ensemble de la crise et en a conclu que la démocratisation, sur les plans théorique et normatif, exige une politique inclusive en laquelle le régime d’Assad et ses alliés ne croient pas sérieusement.

Il n’a jamais souscrit à l’expression « guerre civile » pour parler de la crise syrienne, mais a plutôt expliqué qu’il s’agissait d’une guerre unilatérale contre l’opposition. La Syrie, où la plupart des groupes sont restés unis contre le régime d’Assad, est complètement différente de ce qui s’est produit au cours de la guerre civile libanaise où toutes les factions et tous les groupes ethniques se sont combattus.

Pour al-Azm, le régime d’Assad était « un régime minoritaire très militarisé dépendant d’une forte forme de solidarité confessionnelle de la part de personnes qui ont beaucoup à perdre si elles se retrouvent chassées du pouvoir qui réprime une révolte de la majorité numérique sunnite ».

Depuis l’initiative du printemps de Damas en 2000, il est resté cohérent dans sa conviction selon laquelle les islamistes ne devraient pas être empêchés de rejoindre un quelconque processus démocratique laïc, de la Palestine à l’Égypte en passant par la Syrie. Dans le même temps, il est resté un fervent laïc persuadé que la religion ne devrait pas dicter la politique.

La gauche prise dans le « jeu des nations »

Il y a deux questions sur lesquelles la politique de la gauche était très confuse et indécise. Tout d’abord, comment s’engager avec des partis politiques religieux, en particulier avec des partis islamistes puisque la gauche n’a jamais eu de problèmes avec l’engagement auprès de partis politiques religieux non islamiques en Europe ou ailleurs.

« Pourquoi est-ce que je ne m’associerais pas à cette importante révolution populaire contre cette forme de tyrannie et d’oppression, quelle que soit la nature de mes convictions, qu’elles soient gauchistes, marxistes, modérées ou même de droite ? » – Sadiq al-Azm

Al-Azm a exprimé son opinion sur comment et dans quel contexte les victoires électorales des forces islamistes en Turquie, en Égypte ou ailleurs ne représentaient pas forcément un danger. Sachant très bien que les Frères musulmans constituent toujours une faction politique et religieuse dominante contre le régime d’Assad, le mouvement de gauche et la société civile associée à la gauche ont progressivement abandonné cette cause ou plutôt ont adhéré à la politique antirévolutionnaire. Pour al-Azm, c’était un opportunisme embrassé par la gauche partout après la politique de la guerre froide.

Al-Azm était fortement en désaccord avec l’argument selon lequel les révolutions arabes ne peuvent pas être soutenues parce qu’elles ont été détournées par les islamistes. Au contraire, il a continué à défendre avec force et sans remords la révolution syrienne contre Assad.

« Pourquoi est-ce que je ne m’associerais pas à cette importante révolution populaire contre cette forme de tyrannie et d’oppression, quelle que soit la nature de mes convictions, qu’elles soient gauchistes, marxistes, modérées ou même de droite ? », demandait-il.

La deuxième question est de savoir comment réagir aux soulèvements arabes après que ceux-ci ont défié les régimes autoritaires dits laïcs et socialistes comme celui de Bachar al-Assad. Une majorité de penseurs de gauche ne reconnaissent même pas ces événements comme des soulèvements. Ils n’ont pas cessé de décrire cette lutte comme l’extension d’un dessein impérialiste ou du terrorisme djihadiste.

Sadiq soutenait que la gauche qui se servait de l’argument d’une conspiration anti-impérialiste n’avait « aucun problème à sacrifier la Syrie si cela conduisait à une victoire de son camp international et de sa “géopolitique” qui veut une victoire mondiale dans le “jeu des nations”. Sa principale priorité n’est pas la Syrie ou son peuple en révolte pour rétablir la république, sa liberté et sa dignité, mais le jeu des nations au niveau international et le côté qu’elle veut voir gagner ».

La démocratie comme terrain neutre

Pourquoi la gauche a-t-elle choisi cette voie ? Selon Sadiq, la raison remonterait à la fin de la guerre froide, lorsque la plupart des gauchistes et leur parti politique sont revenus à « leurs loyautés primordiales et plus primitives, surtout religieuses, confessionnelles et doctrinales ». En conséquence, ils ont réagi à la révolution syrienne, soutenait al-Azm, en la qualifiant de « complot impérialiste contre le seul régime qui résiste encore à Israël et reste un obstacle à la domination occidentale du Moyen-Orient ».

Ils vont tellement loin dans leur théorie du « jeu des nations » qu’ils ont fini par développer « la même nature que les talibans-djihadistes ou des sectaires dogmatiques et étroits d’esprit, ou même des “Ben Ladenistes” terroristes dans leur défi aveugle de l’Occident, du capitalisme global (un capitalisme mondial dont la Russie et la Chine font désormais partie) et de l’impérialisme ». Il soulignait qu’ils sont les plus hostiles à la révolution syrienne et les plus proches dans leur défense du « tyrannique régime familial, sécuritaire et militaire ».

Le plus grand succès intellectuel d’al-Azm et sa contribution à la cause du processus démocratique arabe, c’est qu’il a évité à la laïcité et à la démocratie d’être détournées par la laïcité fondamentaliste pratiquée par Joseph Staline, Mustafa Kemal Atatürk, Habib Bourguiba et les Assad en Syrie.

Espérons qu’on se souviendra de lui et qu’il sera vénéré de la même manière par ses amis laïcs et ses adversaires islamistes pour avoir clairement défini la laïcité et la « démocratie comme un terrain neutre pour la rencontre des diverses doctrines et croyances religieuses où elles peuvent interagir dans l’espace public, l’arène nationale et le paysage politique ».

Omair Anas, titulaire d’un doctorat en études de l’Asie occidentale, est un analyste basé à Delhi. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @omairanas

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Portrait de Sadiq Jalal al-Azm pris à Berlin en octobre 2012 (MEE/Omair Anas)

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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