Algérie : l’ombre de la présidentielle de 2019 plane sur les élections locales
Mais qu’est-ce qui les fait courir ? Pourquoi tant d’engouement ? Alors que le pays subit une vague de désaffection remarquée envers la chose politique, 165 000 Algériens se sont portés candidats pour les élections municipales de ce jeudi 23 novembre 2017, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur.
Cela donne une moyenne de 113 candidats pour chacune des 1 541 communes que compte le pays, alors que les municipalités ont été pratiquement dépouillées de tout pouvoir : la loi leur enlève l’essentiel de leurs prérogatives, la crise économique les prive des moyens financiers nécessaires pour imposer leur présence, et une pratique autoritaire a fini par transférer l’essentiel des attributs de l’Assemblée populaire communale (APC, équivalent de la mairie) au profit de l’administration.
À ce rythme, plaisante un ancien député, « il y aura bientôt autant de candidats que de votants »
À tous ces postulants aux conseils municipaux, il faut ajouter 621 listes qui concourent aux Assemblées populaires de wilaya (équivalent du Conseil général), avec 16 000 candidats au total, soit une moyenne de treize listes pour chacune des 48 préfectures du pays.
Pourtant, là encore, l’assemblée de wilaya ne dispose guère de prérogatives, face à la toute-puissance du wali, représentant du pouvoir central et détenteur de pouvoirs quasi absolus. Tout a été organisé pour que le wali soit omnipotent face à l’élu local : représentant de l’État et du gouvernement, responsable du maintien de l’ordre, il a la main sur les investissements locaux et la répartition des ressources. De plus, le wali peut bloquer les délibérations des assemblées locales, et il peut même destituer des assemblées récalcitrantes.
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Pour ne rien arranger, un curieux corporatisme renforce l’autorité des walis : le corps de l’administration locale est en effet largement composé de diplômés de l’École nationale d’administration (ENA), filière la plus représentée au gouvernement. L’exécutif actuel compte quatre diplômés de l’ENA ainsi que cinq anciens walis, alors que les trois premiers ministres les plus récents, Abdelmalek Sellal, Abdelmadjid Tebboune et Ahmed Ouyahia, sont issus de l’ENA.
Dans un pays où est supposée régner une profonde désaffection envers l’activité politique, un tel engouement parait donc étonnant. Un adulte sur 120 est candidat, ce qui est frappant quand on sait que le taux de participation aux élections est de plus en plus faible.
Des polémiques sans rapport avec le vote
Aux législatives de mai 2017, alors que les chiffres étaient visiblement gonflés, la participation a atteint officiellement 35,37 % des inscrits. Même ce taux de 35,37 % doit également être relativisé : 21,36 % des votants ont déposé dans l’urne un bulletin blanc. À ce rythme, plaisante un ancien député, « il y aura bientôt autant de candidats que de votants ».
Ce maillage du pays par l’administration et les partis du pouvoir est étouffant. Mais on a fait bien plus pour tuer tout suspense, et personne ne s’attend à une quelconque surprise aux élections locales.
La campagne électorale, ouverte dimanche 4 novembre, pour prendre fin au bout de deux semaines, dimanche 19, quatre jours avant le scrutin, a été sans relief. Elle a été essentiellement marquée par des polémiques sans rapport avec le vote.
Forts de leurs appareils respectifs, le Front de libération nationale (FLN), parti historique dont le président Abdelaziz Bouteflika est président d’honneur, et le Rassemblement national démocratique (RND du Premier ministre Ahmed Ouyahia) devraient arriver en tête.
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Les deux formations disposent d’un vivier, certes limité, mais encore présent, rassemblant une clientèle qui constitue la base du pouvoir. Elles ont déjà remporté les législatives de mai 2017, avec respectivement 164 et 100 sièges.
Elles devraient être suivies des islamistes dits « modérés », éparpillés entre deux alliances. Les outsiders, partis récemment créés mais liés eux aussi au pouvoir, comme Tadj et le Mouvement populaire algérien (MPA) dirigés par les anciens ministre Amar Ghoul et Amara Benyounès, aspirent à renforcer des positions encore fragiles.
Une relation qui dure le temps d’une campagne
Le Front des forces socialistes (FFS, opposition historique) et le RCD, traditionnellement implantés d’abord en Kabylie, essaieront quant à eux de freiner l’érosion de leur électorat, perceptible depuis le décès de Hocine Aït-Ahmed et le retrait de Saïd Saadi.
Cette effervescence touche cependant une partie réduite de la population. Il s’agit, en gros, des candidats, de leurs soutiens et de leurs réseaux, un patchwork dans lesquels se croisent partis, quartiers, tribus, douars (villages), liens familiaux, intérêts corporatistes et, accessoirement, affinités politiques. Cela représente, en gros, un quart à un petit tiers des Algériens.
Cette effervescence touche cependant une partie réduite de la population : un quart à un petit tiers des Algériens
Dans une telle configuration, la place de la politique est réduite à un strict minimum. Seuls quelques rares partis qui ont un référent politique ou idéologique, comme le RCD, le FFS, al-Moustakbal, ainsi que les islamistes, réussissent par moments à tenir un discours politique. Pour le reste, il s’agit de slogans que les candidats tentent de coller à la réalité locale, sans cohérence, navigant entre nationalisme primaire et populisme.
De très nombreux candidats n’ont d’ailleurs aucune attache avec le parti sous les couleurs duquel ils se présentent. Pour une multitude de candidats, obtenir l’aval d’un parti dont ils ne sont pas militants est perçu sous un angle strictement pratique : cela dispense de certaines formalités administratives imposées aux candidats dits indépendants. La relation avec le parti dure le temps d’une campagne. Au prochain vote, le candidat cherchera un autre parrain.
Cela donne à la campagne ce côté folklorique, où tout le monde essaie d’imiter tout le monde, avec des cortèges sillonnant les villages et les quartiers à la manière des supporters de football. Klaxons, chants reprenant les airs entendus dans les stades de football, véhicules luxueux côtoyant de vieilles guimbardes, des bandes de jeunes particulièrement bruyants pour mettre un semblant d’animation : à défaut de contenu politique, la campagne a charrié une impressionnante dose de folklore et de comportements approximatifs, renforçant la perplexité, voie la méfiance des électeurs, ceux qui ne sont pas intégrés dans l’opération électorale.
Renouveler ou élargir la base du pouvoir
L’intérêt de l’élection réside donc ailleurs.
Les élections locales constituent le meilleur moyen d’attirer de nouvelles clientèles dans le giron de l’administration. Cela permet de renouveler, ou d’élargir la base du pouvoir.
À l’exception de rares partis qui essaient de garder un contenu politique, les autres formations politiques ont parfaitement assimilé les codes et les règles imposés par le pouvoir : pas de contestation d’un président pourtant fortement diminué sur le plan physique, exercice du pouvoir dans l’informel, parlement et assemblées locales sans pouvoirs, pas de contestation de l’ordre établi. On va donc aux élections pour espérer être intégré dans les réseaux de clientèles gravitant autour de l’administration et de ses relais. Accessoirement, pour accéder aux petits privilèges que peut apporter une fonction de maire ou de conseiller local.
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De ce point de vue, l’élection apparait comme un rituel, un examen pour l’entrée ou le maintien dans les travées du pouvoir, non comme la confrontation de programmes politiques. Elle ouvre une compétition entre des acteurs répondant largement au même profil, des membres de réseaux déjà existants ou en cours de création.
Mais cette course n’est pas sans intérêt pour le pouvoir, qui garde la main sur l’opération, de bout en bout. Il encourage d’ailleurs la participation : le seul point commun sur lequel se rejoignent les candidats est l’appel à la participation, chacun estimant qu’elle se fera à son avantage.
Pour le pouvoir, cela permet surtout de donner l’impression que le pays connait une vie politique très dense
Pour le pouvoir, cela permet surtout de donner l’impression que le pays connait une vie politique très dense. À dix-huit mois de la présidentielle de 2019, le scrutin prend une autre dimension. Il apporte la touche finale au dispositif à mettre en place pour préparer la succession du président Bouteflika, 80 ans, ou pour désigner son successeur.
Le candidat qui bénéficiera de l’appui du dispositif qui se met en place aujourd’hui partira avec un avantage décisif, même si rares sont les candidats aux élections locales qui peuvent se prononcer, dès aujourd’hui, sur l’attitude qu’ils adopteront en 2019. Une certitude : ils attendront les instructions, et appuieront indifféremment, dans leur écrasante majorité, un cinquième mandat ou le candidat du pouvoir, quel qu’il soit.
L’ombre de la présidentielle a d’ailleurs plané sur la campagne pour les élections locales. Les déclarations les plus remarquées ont toutes tourné autour d’un éventuel cinquième mandat du président Bouteflika, qui ne peut pourtant ni se mouvoir, ni faire des discours.
Djamel Ould Abbès, patron du FLN, premier parti du pays, a d’ailleurs lancé l’idée. Pas directement, mais par une succession d’allusions, pour préparer le terrain. Le premier ministre Ahmed Ouyahia l’a conforté, en déclarant que lui-même ne serait pas candidat si le président Bouteflika aspire à un nouveau mandat.
Farouk Ksentini, ancien président d’une organisation des droits de l’homme gravitant autour du pouvoir, est allé plus loin. Il a déclaré avoir rencontré le chef de l’État qui lui aurait fait part de son intention de rester au service du pays jusqu’à sa mort. La présidence de la république a opposé un démenti formel, mais cela ne convainc personne.
Le démenti semble lié à d’autres considérations : il est trop tôt pour s’avancer sur ce terrain, et les déboires de Robert Mugabe, dont la situation avec celle du président Bouteflika présente de nombreuses similitudes, risque de provoquer des effets indésirables, comme une alliance de l’opposition contre le cinquième mandat. Ce qui montre clairement que les acteurs des élections locales avancent tous en gardant un œil sur l’échéance de 2019.
- Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l'hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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Photo : Pendant la campagne électorale, les déclarations les plus remarquées ont toutes tourné autour d’un éventuel cinquième mandat du président Bouteflika, qui ne peut pourtant ni se mouvoir, ni faire des discours (AFP).
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