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Après Raqqa, l’État islamique en Syrie s’adaptera et réapparaîtra sous de nouvelles formes

Une nouvelle version de l’État islamique en Syrie, plus pragmatique et plus encline à se plier aux exigences de la coopération et des alliances, pourrait voir le jour après la défaite du groupe à Raqqa

L’intervention russe qui a débuté en septembre 2015 a modifié si fondamentalement le cours du conflit syrien qu’il existe aujourd’hui un quasi consensus quant au fait que l’opposition a été vaincue et qu’il n’y aura pas de transition politique.

Alors que le processus d’Astana oriente le conflit vers des zones de désescalade et une entente tripartite entre la Russie, l’Iran et la Turquie sur la configuration d’une Syrie post-conflit, les questions relatives à un effondrement du régime ne sont plus envisagées.

Sans l’ombre d’un doute, le retrait de l’État islamique de Raqqa, capitale administrative de son prétendu califat, n’a fait que renforcer l’idée que le conflit syrien se dirige vers une nouvelle phase.

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Des alliances sur le champ de bataille

Si les groupes armés continuent d’opérer en Syrie, ils ne constituent plus une grave menace pour le régime. Des projets visant à édifier une armée d’opposition unifiée continuent d’être évoqués, mais il n’y a aucune raison de croire que ceux-ci fonctionneront davantage en 2017 qu’en 2012.

Et le consensus qui émerge autour du processus d’Astana garantit que toute nouvelle vision pour la Syrie – en dehors d’Astana – ne sera probablement pas viable, ni prise au sérieux.

Malgré ces réalités, nous ne devons pas confondre le retrait de Raqqa de l’État islamique avec sa disparition du champ de bataille syrien. Pour commencer, le groupe a toujours été d’une manière ou d’une autre un cas particulier.

L’une des principales caractéristiques des relations entre les groupes armés en Syrie, c’est qu’ils se sont souvent alliés pour capturer et conserver des territoires.

L’État islamique était considéré comme une anomalie face à ces configurations, dans la mesure où le groupe a rarement recherché – voire jamais – des alliances sur le champ de bataille avec d’autres groupes. Il était aussi en conflit avec l’opposition, le régime et les forces dirigées par les Kurdes en même temps.

Alors que la création d’alliances était une caractéristique essentielle des relations entre groupes d’opposition armés en Syrie, ce fut également le cas de la dissolution ou de la mutation de groupes tout au long du conflit

Par ailleurs, le projet politique de l’État islamique était radicalement différent de celui de l’opposition plus large. Il n’a jamais été question que le groupe partage les mêmes objectifs que l’opposition, à savoir renverser le régime ou prendre le contrôle des institutions de l’État syrien.

Ainsi, il n’y a jamais eu aucune possibilité que l’État islamique s’engage dans une coopération – et une création d’alliances – du même type que celle qui a contribué à préserver la pertinence et la longévité des autres groupes armés en Syrie.

Comme l’État islamique visait, dans son projet politique, à créer une entité administrative à travers deux États existants, il était hostile aux objectifs politiques de l’opposition syrienne dans son ensemble.

Et tandis que d’autres groupes d’opposition se sont trouvé des points communs dans leur désir de renverser le régime ou dans leur besoin de soutien militaire, de tels points communs n’existaient pas entre l’État islamique et les autres parties au conflit.

Un homme blessé, assis sur une civière, fuit Raqqa, en Syrie, le 16 octobre 2017 (Reuters)

Une entité unique

À bien des égards, l’État islamique était donc une entité unique sur le champ de bataille syrien, en ce sens qu’il pouvait éviter de former des alliances avec d’autres groupes et qu’il présentait une vision pour la Syrie fondamentalement contradictoire avec celle de toutes les autres parties au conflit.

Alors que la création d’alliances était une caractéristique essentielle des relations entre groupes d’opposition armés en Syrie, ce fut également le cas de la dissolution ou de la mutation de groupes tout au long du conflit.

Même des groupes comme le Front al-Nosra ont été contraints de réagir à l’évolution de la dynamique du champ de bataille et ont désormais formé Hayat Tahrir al-Cham en alliance avec d’autres groupes. Jusqu’aujourd’hui, l’État islamique a été immunisé contre de telles transformations, ce qui a ainsi contribué à son statut d’anomalie.

Contrairement aux années précédentes, nous pourrions voir émerger de nouveaux éléments de l’État islamique recherchant activement des partenariats avec d’autres groupes d’opposition

L’effondrement officiel de la structure actuelle de l’État islamique nécessitera une réorganisation du groupe et son entrée dans de possibles alliances qu’il a évitées jusqu’ici. Le groupe ne peut plus être considéré comme une partie unique au conflit, mais il ressemblera probablement à d’autres éléments armés, alors que ses combattants et ses commandants se dispersent et forment des groupes armés autonomes ou rejoignent des groupes existants.

Au fur et à mesure que ceci se produira, nous n’allons pas assister à l’élimination totale du groupe, mais à sa transformation en réponse aux circonstances militaires. Les objectifs ambitieux de construction du califat devraient être abandonnés au profit d’une approche différente du conflit et d’efforts visant à conserver une certaine pertinence, davantage axés sur l’endurance que sur l’établissement d’institutions.

L’adaptation au champ de bataille sera inévitable dans les mois à venir à la suite du retrait de l’État islamique de Raqqa. Aujourd’hui, la question est de savoir à quoi ressemblera l’adaptation de l’État islamique sur le champ de bataille et quel impact cela aura sur l’État actuel et l’avenir du conflit syrien.

Les scénarios possibles

Un certain nombre de scénarios enchevêtrés sont possibles, voire probables. Premièrement, certains éléments de l’État islamique pourraient se retrancher dans les territoires restants du groupe à l’est. Il restera sans aucun doute des vestiges du projet qui conserveront une certaine forme de loyauté envers le groupe. Deuxièmement, des combattants pourraient se réinventer sous la forme de groupes déterritorialisés et procéder à des attaques ciblant les civils.

Cette perspective éloignerait les combattants de l’État islamique des objectifs de construction d’un califat et les intégrerait fermement dans le paysage de milices qui constitue le champ de bataille syrien.

Troisièmement, l’émergence d’une nouvelle version de l’État islamique en Syrie, plus pragmatique et plus encline à se plier aux exigences de la coopération et des alliances, est possible. Contrairement aux années précédentes, nous pourrions voir émerger de nouveaux éléments de l’État islamique recherchant activement des partenariats avec d’autres groupes d’opposition.

Enfin, des combattants et des commandants de l’État islamique désapprouveront très probablement leurs anciennes allégeances et chercheront à intégrer des groupes armés existants.

Ils pourraient ainsi rejoindre les restes de l’Armée syrienne libre, d’autres groupes islamistes ou même les forces du régime. Des loyautés aussi changeantes ne seraient pas du tout chose rare, bien au contraire.

Tout au long du conflit, les groupes se sont appuyés sur l’intégration de transfuges dans leurs rangs. En réalité, si la plupart des combattants de l’État islamique réapparaissaient dans des groupes existants, cela correspondrait à la façon dont les autres combattants se sont adaptés à un champ de bataille évolutif.

Les combattants et les groupes armés en Syrie sont remarquablement malléables et capables de s’adapter à la situation militaire changeante. Les circonstances qui entourent l’État islamique ne sont pas exceptionnelles en ce sens et sa défaite sur le champ de bataille ne doit pas être considérée comme un coup de grâce contre le groupe, ni comme un signe d’une baisse imminente des violences en Syrie.

Les combattants de l’État islamique, si ce n’est la vision de l’État islamique, réapparaîtront sous de nouvelles formes, présentées différemment.

- Samer Abboud est professeur associé d’études internationales à l’Université Arcadeia, aux États-Unis, et l’auteur de Syria (Polity). Il est actuellement professeur invité au Centre d’études arabes et islamiques de l’université Villanova, en Pennsylvanie.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Combattant des Forces démocratiques syriennes à Raqqa, le 25 septembre 2017 (Reuters)

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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