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Purges en Arabie saoudite : l’histoire d’une nuit fatidique

Le Beya était censé servir de mécanisme permettant de transférer l’allégeance de la maison des Saoud d’un roi à un autre, mais en 2017, il n’a pas rempli ce rôle. Aujourd’hui, MBS veut faire payer ses adversaires
Des membres de la famille royale et des responsables saoudiens prêtent allégeance au prince héritier Mohammed ben Salmane à La Mecque, le 21 juin 2017 (AFP)
Des membres de la famille royale et des responsables saoudiens prêtent allégeance au prince héritier Mohammed ben Salmane à La Mecque, le 21 juin 2017 (AFP)

Laylat al-Qadr, la Nuit du Destin, est la nuit la plus sacrée du calendrier musulman. C’est la nuit où les premiers versets ont été révélés au prophète Mohammed et c’est devenu le moment de l’année où les musulmans pensent que leurs prières ont le plus de valeur.

Il y a trois ans, cette nuit-là, le prince le moins religieux d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane (MBS), a mené à bien son complot visant à évincer son cousin aîné Mohammed ben Nayef en devenant lui-même prince héritier et en recevant le serment d’allégeance du reste de la famille dans l’un des palais royaux proches de la Kaaba, à La Mecque.

Le contraste entre le passé et le présent ne pourrait être plus frappant.

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Il y a trois ans, le jeune prince était à l’apogée de son pouvoir. Le « coup de palais » l’avait mis en situation de contrôler la couronne.

De nombreux membres de sa famille qu’il allait emprisonner ensuite s’étaient précipités à La Mecque pour s’agenouiller devant lui et lui baiser la main.

La Mecque était remplie de fidèles. Le royaume était riche, imposait sa volonté au Yémen, alors que le monde entier avait avalé le mythe selon lequel il pouvait désormais compter sur un réformateur pour transformer et moderniser non seulement un pays arriéré, mais aussi la région elle-même.

Aujourd’hui et pour la première fois depuis des décennies, La Mecque est vide, à l’exception d’une poignée de fidèles privilégiés qui se tiennent à deux mètres de distance.

Derrière le cercle d’hôtels de luxe qui entoure la Kaaba, des milliers de travailleurs immigrés sont enfermés dans des bidonvilles aux installations sanitaires inadéquates, aux rues jonchées d’ordures, où l’accès au système médical est inexistant et où le taux d’infection au COVID-19 est le plus élevé du pays.

Il n’est plus possible de nier que sous MBS, le royaume a perdu de l’argent, de l’influence, du pouvoir et des amis

La Mecque est un symbole pour le reste du pays. En cinq ans seulement, la dette extérieure totale de l’Arabie saoudite a explosé, passant de moins de 12 milliards de dollars en 2014 à 183 milliards de dollars fin 2019. Au cours de la même période, ses réserves de liquidités ont chuté de 732 milliards de dollars à 499 milliards de dollars, soit une perte de 233 milliards de dollars.

En octobre 2018, MBS a annoncé que son principal fonds souverain, le fonds public d’investissement, « approch[ait] » les 400 milliards de dollars d’actifs et dépasserait les 600 milliards de dollars à l’horizon 2020. Aujourd’hui, il ne vaut plus que 320 milliards de dollars.

Une fraction de ces sommes aurait suffi à rétablir l’emploi et l’industrie et à assurer un niveau de vie décent aux Saoudiens. Au lieu de cela, la nation est confrontée à une période prolongée d’austérité alors que ses dirigeants continuent de vivre dans un luxe inimaginable.

Un déclin de richesse brutal et rapide

Depuis l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, MBS est persona non grata à Washington et dans n’importe quelle capitale européenne, alors que le président américain Donald Trump déclenche un tsunami de critiques chaque fois qu’il parle de lui comme de son ami.

Plus d’une vingtaine de princes sont en prison suite à une série de purges. Il n’est plus possible de nier que sous son commandement, le royaume a perdu de l’argent, de l’influence, du pouvoir et des amis.

Un aller-retour de MBS à Londres, Washington ou dans la Silicon Valley, où il était autrefois courtisé par les puissants, est impossible à imaginer aujourd’hui. 

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Certes, il accueillera le G20 à Riyad en novembre – si on le laisse faire –, mais avec la chute du prix du pétrole, l’inclusion de son pays dans ce groupe d’élite sera remise en question, alors que la marque personnelle du prince est tombée en désuétude.

Bien sûr, si vous aviez dit à quiconque il y a trois ans que les capitales du monde entier seraient un jour vidées par un virus, peu de gens vous auraient cru. Mais peu de gens auraient cru également que le déclin de la richesse saoudienne aurait été aussi brutal et rapide. 

Que s’est-il réellement passé cette nuit-là, il y a trois ans, et pourquoi MBS a-t-il lancé trois purges, dont deux contre sa famille, après avoir reçu un couronnement aussi obséquieux ? 

Il est intéressant de revenir sur cette nuit dramatique d’il y a trois ans. À l’époque, on nous disait que Mohammed ben Nayef avait été destitué de tous ses postes et que MBS avait été intronisé à l’issue d’un vote du Beya, le Conseil d’allégeance mis en place par le roi précédent, Abdallah.

Cela s’était passé à l’aube. Une vidéo gênante dans laquelle on voit MBS embrasser la main de Mohammed ben Nayef avait été diffusée.

Mais nous savons aujourd’hui que la commission ne s’est pas réunie physiquement, que le quorum n’a probablement pas été atteint et que les votes se sont déroulés par téléphone. En d’autres termes, le vote en lui-même était illégitime, même par rapport à ses propres règles.

Mais le projet est mort-né. Le roi Abdallah s’est déchargé du processus et est décédé avant même que le projet ait pu être mis en œuvre

Le conseil a été créé suite à un décret spécial en 2006. Il devait constituer une réforme importante pour une monarchie absolue sans Constitution en modifiant la manière dont les futurs rois sont nommés, passant de « la force prime sur le droit » à une certaine forme de procédure de recherche d’un consensus.

Au sein du conseil, 34 postes sont occupés par les fils du fondateur de la nation, le roi Abdelaziz, ou leurs fils. Deux autres sièges, jamais occupés, sont attribués par le roi et le prince héritier. Ainsi, toutes les branches de la maison des Saoud sont représentées. 

Mais le projet est mort-né. Le roi Abdallah s’est déchargé du processus et est décédé avant même que le projet ait pu être mis en œuvre. Trois princes héritiers, Sultan ben Abdelaziz, Nayef ben Abdelaziz et Salmane ben Abdelaziz, ont été nommés sans l’intervention du Beya.

Pourtant, le roi Abdallah avait l’intention d’utiliser ce mécanisme pour introniser son fils, le prince Moutaïb, afin d’installer la prochaine génération de dirigeants. Comme il ne pouvait faire cela d’un seul coup, il avait créé un nouveau poste de « vice-prince héritier ».

Son plan consistait à destituer Salmane du poste de prince héritier et à le remplacer par le prince Moukrine, avec Moutaïb comme vice-prince héritier. Il est mort avant d’avoir pu concrétiser ces plans.

Un échec cuisant

Lorsque Salmane est monté sur le trône, il a d’abord fait de Moukrine son prince héritier et de Mohammed ben Nayef son vice-prince héritier. Trois mois plus tard, Moukrine a été remplacé par Mohammed ben Nayef et MBS a été nommé vice-prince héritier. 

Ainsi, cette nuit fatidique, il y a trois ans, devait être le premier grand test du Conseil d’allégeance. Ce fut un échec cuisant. Le conseil avait déjà perdu son président, Mechaal ben Abdelaziz, décédé en mai 2017 sans être remplacé.

Selon les règles du conseil, le quorum n’est atteint que si deux tiers de ses membres sont présents, s’il a un président et si plus de la moitié de ses membres participent au vote.

Comme chez tout joueur, les pertes subies par MBS ne feront que l’inciter à doubler la mise en s’emparant du trône d’un père sous son emprise physique

Il n’y a pas eu de réunion physique, pas de président et donc pas de quorum. Il a été rapporté par la suite que 31 membres sur 34 ont voté pour MBS, mais par téléphone. Il est fort probable que l’éviction de Mohammed ben Nayef et l’accession de Mohammed ben Salmane au poste de prince héritier aient découlé d’une procédure illégale et illégitime. 

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Ce fut une problématique cruciale pour le jeune prince, qui a fait planer sur lui une ombre constitutionnelle dès le début de son règne et qui pourrait expliquer sa sensibilité vis-à-vis de deux princes en particulier, qui croupissent aujourd’hui en prison. 

Le premier est Mohammed ben Nayef, qui a d’abord été accusé d’être accro aux médicaments, puis d’être un traître, et d’avoir conspiré en vue d’un coup d’État.

Le second est le frère du roi, Ahmed ben Abdelaziz, qui est revenu de Londres dans le but exprès de prendre le poste de président du Beya et de s’opposer à l’accession au trône de Mohammed ben Salmane. 

Le prince Ahmed n’a pas caché qu’il n’avait pas voté pour son neveu cette nuit-là il y a trois ans et qu’il ne s’était pas rendu à La Mecque pour prêter allégeance au prince héritier.

Tant que ces deux princes sont en vie, MBS sait qu’une menace pèse sur sa personne. Quatre membres du Conseil d’allégeance ont été pris pour cible lors du dernier coup de balai effectué par le prince héritier nerveux. 

Trois d’entre eux ont été emprisonnés ou interrogés, tandis qu’un quatrième a obtenu la nationalité chypriote pour s’échapper.

Aujourd’hui, certains des membres de la famille royale emprisonnés passeraient par des lobbyistes à Washington pour rappeler leur sort au Congrès – la menace qu’ils représentent pour le MBS n’est donc pas éteinte.

Comme chez tout joueur, les pertes qu’il a subies ne feront que l’inciter à doubler la mise en s’emparant du trône d’un père sous son emprise physique

Le Beya était censé servir de mécanisme permettant de transférer l’allégeance de la maison des Saoud d’un roi à un autre. Il n’a pas rempli ce rôle. De ce fait, cela a déclenché une série de purges brutales qui ont aggravé la crise politique pour le prince héritier au moment où il s’apprête à s’emparer de la récompense ultime.

Tout ce qu’il a fait depuis lors a mal tourné, qu’il s’agisse de la guerre au Yémen, de la privatisation partielle d’Aramco, de la construction de la ville désertique futuriste de Neom, de la diversification économique dans le cadre de Vision 2030, de la riposte contre l’Iran, du prix du pétrole ou encore aujourd’hui du coronavirus

Même Trump a clairement démontré que l’Arabie saoudite ne figurait plus en tête de sa liste de priorités. Il n’a pas réagi lorsque des drones et des missiles de croisière de fabrication iranienne ont dévasté deux installations pétrolières saoudiennes et réduit de moitié la production du pays pendant plusieurs semaines. Il a ensuite retiré les missiles Patriot américains du pays après un accord tacite de désescalade avec l’Iran.

Le ticket de MBS est un ticket perdant. Comme chez tout joueur, les pertes qu’il a subies ne feront que l’inciter à doubler la mise en s’emparant du trône d’un père sous son emprise physique. Il est peu probable qu’une telle manœuvre stabilise un royaume en chute libre : au contraire, elle prolongera son effondrement. La chute est encore longue, mais tous les habitants du pays et de ses environs en ressentiront les effets. 

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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