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Assad et Poutine sont les véritables vainqueurs de l’opération turque à Afrin

Alors que les ennemis de la Turquie, les YPG, paieront probablement un lourd tribut, il en sera de même pour les alliés de la Turquie, à savoir les rebelles syriens et les États-Unis

L’invasion d’Afrin par la Turquie, baptisée « opération Rameau d’olivier », est entrée dans son deuxième mois. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan insiste sur le fait que l’attaque est une initiative légitime visant à chasser les « terroristes » – les YPG kurdes – se trouvant le long de la frontière turque et qu’il se rapproche de la victoire. 

Cependant, en dépit de ces déclarations si optimistes, le succès est loin d’être assuré. En outre, alors que ses ennemis, les YPG, paieront probablement un lourd tribut, il en sera de même pour les alliés de la Turquie, à savoir les rebelles syriens. Ironiquement, les principaux vainqueurs seront vraisemblablement la Russie et l’ennemi déclaré d’Erdoğan, le président syrien Bachar al-Assad.

Un bourbier de longue durée

Le déploiement par la Turquie de 6 000 hommes aux côtés de plus de 10 000 membres des forces rebelles syriennes alliées à la fin janvier comportait une certaine logique. Une force similaire était entrée en Syrie pour vaincre l’État islamique (EI) et contenir l’expansion des YPG au cours de l’« opération Bouclier de l’Euphrate » en 2016, ce qui avait permis de couper Afrin des autres territoires kurdes syriens, qui bénéficiaient du soutien militaire américain. Depuis lors, Erdoğan a menacé Afrin à plusieurs reprises, mais trois développements ont provoqué l’invasion de janvier. 

Premièrement, les États-Unis, que la Turquie espérait voir arrêter de soutenir les Kurdes syriens après la défaite de l’État islamique, ont indigné leur allié au sein de l’OTAN en annonçant à la place leur intention de rester dans l’est de la Syrie et de former une force frontalière de 30 000 hommes dotée d’une importante composante YPG.

Deuxièmement, la Russie, qui contrôle l’espace aérien dans l’ouest de la Syrie, a donné le feu vert à l’incursion de la Turquie, ayant besoin du soutien d’Ankara en vue des pourparlers de paix de Sotchi qu’elle était en train de négocier. Enfin, au niveau national, alors que des élections se tiendront bientôt, Erdoğan a voulu poursuivre sa cour auprès de la droite nationaliste turque, qui a exigé davantage de mesures contre les YPG.

Assad, qui a toujours préféré une solution militaire aux négociations, est également en mesure d’exploiter le recours à la violence de la Turquie pour justifier sa propre rupture (à répétition) des cessez-le-feu

Néanmoins, cette opération comporte des dangers. La Turquie pourrait rester bloquée dans un bourbier de longue durée. Les effectifs de l’armée turque ont été épuisés par des purges lancées suite à la tentative de coup d’État avortée en 2016. L’opération Bouclier de l’Euphrate a mis sept mois à capturer un territoire moins montagneux qu’Afrin pour un coût humain d’au moins 70 soldats turcs et beaucoup plus de rebelles syriens.

Les troupes turques y avaient affronté des combattants de l’EI indisciplinés, contrairement aux YPG, armés et formés par les États-Unis. Les YPG visent à infliger un maximum de pertes pour dissuader la Turquie de frapper à l’avenir d’autres territoires qu’ils contrôlent, et Ankara a déjà perdu 30 soldats à Afrin depuis janvier.

Même si la Turquie devait conquérir Afrin et possiblement la ville voisine de Manbij, comme l’a suggéré Erdoğan, elle contrôlerait un territoire hostile, au contraire des villages arabes sunnites plus amicaux pris en 2016, ce qui l’exposerait ainsi à un risque d’insurrection. Alternativement, Erdoğan pourrait finir par opter pour une zone tampon plus modeste le long de la frontière et contourner les 10 000 Kurdes se trouvant dans la ville d’Afrin. Néanmoins, après une rhétorique aussi ambitieuse, cela serait considéré comme une défaite. 

Trouver un accord avec Assad

La Turquie a toutefois atteint l’un de ses objectifs : affaiblir les YPG. Dans le pire des scénarios pour les YPG, Ankara et ses alliés capturent Afrin, peut-être Manbij, et lancent d’autres attaques à l’est de l’Euphrate. Or, même le meilleur des scénarios s’annonce assez mal : les YPG pourraient repousser les forces turques, dissuader de futures incursions et conserver la ville d’Afrin, mais cela aura un coût.

Les YPG ont déjà dû conclure un accord avec Assad, d’abord pour permettre aux combattants kurdes de traverser le territoire du régime jusqu’à Afrin, et plus récemment pour accueillir les milices pro-Assad. Les détails restent flous, mais le résultat sera probablement une présence accrue d’Assad à Afrin, ainsi que peut-être à Manbij et dans le district Sheikh Maqsood d’Alep contrôlé par les YPG. En outre, le déplacement des combattants kurdes à Afrin affaiblit la position des YPG dans l’est de la Syrie.

Les autres perdants de l’opération Rameau d’olivier sont les rebelles syriens et les États-Unis. Les rebelles syriens, déjà neutralisés par les intrigues russes et l’affaiblissement du soutien étranger, n’ont eu d’autre choix que de rejoindre leur seul allié international à Afrin. Ce faisant, ils apparaissent de plus en plus comme un intermédiaire de la Turquie. Voir des combattants de « l’Armée syrienne libre » dans des uniformes turcs tuant des Kurdes syriens pendant qu’Assad pilonne Idleb et la Ghouta ne rend pas service aux rebelles.

Des Kurdes syriens manifestent dans la ville d’al-Muabbadah, dans le nord-est de la province de Hassaké, le 24 février 2018, dénonçant l’opération militaire turque contre les forces des YPG kurdes à Afrin (AFP)

Les États-Unis, quant à eux, se retrouvent avec deux alliés se battant l’un contre l’autre. L’opération Rameau d’olivier consiste en partie pour la Turquie à montrer à Washington sa colère envers son soutien aux Kurdes syriens. L’administration Trump est maintenant déchirée : les YPG et les Forces démocratiques syriennes (FDS) restent le meilleur espoir pour contenir les ambitions iraniennes au Moyen-Orient et empêcher toute renaissance de l’État islamique, mais la Turquie demeure un allié stratégique sur le long terme, malgré les frustrations récentes avec Erdoğan.

Par conséquent, Washington espère que ce conflit prendra fin le plus tôt possible, sans trop nuire à l’un ou l’autre de ses alliés. Cela dit, l’incapacité des États-Unis à empêcher l’attaque de la Turquie a accru les doutes parmi les YPG quant à la fiabilité de Washington, surtout compte tenu de son historique de trahison des Kurdes, plus récemment à Kirkouk.

Si l’objectif de la Turquie était d’entamer l’alliance entre les YPG et les États-Unis, elle l’a atteint, l’accord entre Assad et les YPG indiquant déjà que certains parmi les Kurdes regardent au-delà des États-Unis pour obtenir un soutien.

Affaiblissement de l’OTAN

En revanche, la Russie et son allié, Assad, sont les principaux gagnants. Il y a plusieurs avantages pour Assad. Premièrement, l’opération affaiblit les YPG, qui, après la défaite de l’EI et la neutralisation des rebelles, constituent sa dernière menace intérieure. Il espère en fin de compte réintégrer le territoire kurde par la négociation ou par la force. La Turquie lui a fait une faveur en frappant les combattants des YPG, testant ainsi l’alliance du groupe avec les États-Unis et l’obligeant à conclure un accord local avec le régime.

Deuxièmement, l’opération a détourné l’attention des attaques militaires accrues d’Assad contre les zones rebelles. Alors que le monde portait enfin son attention sur l'attaque d'Assad contre la Ghouta, le président syrien se taillait une bande de territoire rebelle à Idleb tandis que la Turquie était distraite à Afrin. Assad, qui a toujours préféré une solution militaire aux négociations, est également en mesure d’exploiter le recours à la violence de la Turquie pour justifier sa propre rupture (à répétition) des cessez-le-feu.

À LIRE : Pourquoi la Russie a-t-elle abandonné Afrin ?

La Russie, quant à elle, continue d’apparaître impérieuse en Syrie, restant sagement à l’écart des événements d’Afrin. La Turquie dépend de l’assentiment de la Russie pour opérer dans l’espace aérien d’Afrin, ce qui signifie que plus l’opération dure, plus Ankara dépend de Moscou.

Selon Erdoğan, le président russe Vladimir Poutine a déjà empêché Assad d’envoyer des troupes à Afrin – n’envoyant que des milices loyalistes. 

Bien sûr, Poutine pourrait toujours fermer l’espace aérien, forçant Erdoğan à une humble pause mais s’attirant les faveurs des YPG, ce qui pourrait endommager davantage l’alliance du groupe avec les États-Unis. En attendant, Poutine peut se réjouir des récriminations entre les alliés de l’OTAN, la Turquie et les États-Unis, et se féliciter de tout affaiblissement de cette alliance.

L’attaque lancée par la Turquie a donc des chances limitées de succès à long terme et comporte de nombreux pièges et écueils. Si les ennemis de la Turquie, les YPG, pourraient payer un lourd tribut, ce pourrait également être le cas de ses alliés parmi les forces rebelles syriennes soutenues par Washington. Ce faisant, la Turquie a offert à Assad et Moscou, qui sont très peu engagés à Afrin, un véritable avantage.

- Christopher Phillips est maître de conférences à Queen Mary, Université de Londres, et chercheur associé à Chatham House. Son dernier livre, The Battle for Syria : International Rivalry in the new Middle East est en vente aux Presses Universitaires de Yale, sera disponible en édition de poche dans une version actualisée en février 2018.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : convoi de combattants pro-syriens arrivant dans la région d’Afrin, dans le nord de la Syrie, le 22 février 2018 (AFP).

Traduit de l’anglais (original).

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