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À cause de deux petites îles, la patience des Égyptiens vis-à-vis de Sissi est à bout

Les grandes manifestations anti-gouvernementales à travers l’Égypte sont les premières à unir le peuple ces dernières années

Le 15 avril dernier, un grand nombre de rassemblements de masse ont éclaté dans toutes les villes égyptiennes, y compris au Caire.

Ce type de manifestations a créé un précédent en matière de marches populaires depuis le coup d’État militaire du 3 juillet 2013, mais pas en matière de nombre de manifestants ou de pancartes brandies.

Les rassemblements de masse organisés dans les jours et semaines qui avaient suivi le coup d’État étaient beaucoup plus importants et des pancartes arborant des slogans demandant le « départ » du dirigeant et la « chute du régime » étaient aussi un spectacle familier.

La principale différence tient au fait que les manifestations qui ont suivies le coup d’État (et qui ont lieu régulièrement depuis l’assaut sanglant contre le sit-in de la place Rabia) sont restées la plupart du temps confinées aux franges islamiques de la population.

Les récentes manifestations, en revanche, ont attiré des Égyptiens de tous horizons, y compris ceux qui avaient soutenu le coup d’État et lui avaient ouvert la voie, que ce soit à leur insu ou consciemment.

Ce fut un vrai moment de confrontation entre les dirigeants post-coup d’État et le peuple, une confrontation que Le Caire a tenté d’éviter par tous les moyens au cours des trois dernières années.

Un observateur a déclaré que les manifestations reflètent un scepticisme accru quant à la légitimité du régime du président Abdel Fattah al-Sissi. En réalité, ces manifestations représentent une augmentation du scepticisme quant à la capacité des dirigeants à continuer.

Le gouvernement actuel n’a pas réussi à établir une légitimité durable au cours des trois dernières années. Ignorants totalement ce qu’un État devrait représenter, ses dirigeants sont persuadés que la légitimité est une question purement juridique et que tenir un simulacre d’élections présidentielles – et entreprendre une série de visites dans un certain nombre d’États européens – fournissent la nécessaire reconnaissance de facto.

Le problème de l’administration Sissi, même au niveau purement juridique, est le refus de l’ancien président Mohamed Morsi d’accepter ce nouveau régime et le fait qu’il persiste à dire qu’il s’est agi d’un coup d’État contre la volonté du peuple.

Le chef du gouvernement s’est facilement rendu de Rome à Paris et de Berlin à Londres. Pourtant, il était évident dans toutes ses visites à l’étranger que les dirigeants des pays occidentaux qui l’ont reçu étaient embarrassés pour cette raison ou pour une autre.

En outre, les médias occidentaux n’ont jamais cessé de le décrire comme le leader du coup d’État. Puis vint le meurtre de l’étudiant italien Giulio Regeni. Cet incident a exposé l’ampleur de la crise du régime – ainsi qu’une crise parmi les dirigeants des États européens qui ont ouvert les portes de leurs capitales au dirigeant égyptien.

Aucun régime en place ne peut parvenir à la stabilité sans établir une légitimité suffisante pour lui permettre de continuer à gérer les affaires de l’État et s’assurer le soutien de la majorité. La légitimité ne se trouve pas à chaque coin de rue. Elle nait, grandit et se construit. La gouvernance tire sa légitimité de normes établies et convenues en ce qui concerne le mode de gestion de l’État, comme dans le cas des systèmes démocratiques de gouvernance.

La légitimité peut également dériver d’une lutte nationale pour la liberté et l’indépendance, comme ce fut le cas dans les pays du tiers-monde à l’époque de la libération du colonialisme étranger. De même, elle peut être le résultat des révolutions populaires contre le despotisme qui a fini par concrétiser les ambitions matérielles et morales du peuple, telles que la réalisation du bien-être économique ou l’expression des sentiments, des valeurs et des objectifs de la majorité. Cela comprend également le fait de parvenir à la sécurité et à la stabilité sociale de la population dans son ensemble.

Il ne fait aucun doute que les responsables du coup d’État du 3 juillet, qui ont renversé un gouvernement né de la légitimité populaire dont les fondations ont été établies par la révolution de janvier 2011, ont échoué trois ans après leurs débuts à établir une nouvelle légitimité.

En l’absence d’une telle légitimité, le régime en place n’a apparemment pas d’autres moyens pour perpétuer son existence que de déchaîner les armes de l’oppression et de l’hégémonie, d’utiliser la force et d’instiller l’horreur dans le cœur de la majorité. D’où l’importance du récent soulèvement en Égypte.

Les manifestations ont été organisées par les forces islamiques et non-islamiques en signe de protestation contre l’accord spécial par lequel l’Égypte a cédé les îles de Tiran et Sanafir, qui sont situées à l’entrée sud du golfe d’Aqaba, à l’Arabie saoudite.

De nouvelles manifestations étaient prévues pour ce lundi, mais les autorités égyptiennes ont déjà procédé à une vague d’arrestations ciblant des activistes qui sont soupçonnés de promouvoir ces manifestations.

Le régime affirme que les deux îles appartenaient à l’origine à l’Arabie saoudite et que les deux pays ont convenu en 1950 que l’Égypte les gérerait en raison de l’absence d’une force navale saoudienne pour les protéger contre les menaces israéliennes à cette époque.

En dépit de cette justification historique, il est évident que la majorité égyptienne estime que l’abandon de ces deux îles n’est rien qu’une partie d’un accord par lequel l’aide financière saoudienne est reçue par un régime corrompu et minoritaire qui est incapable de gérer les affaires du pays.

Cependant, le mouvement de protestation, qui a adopté un caractère collectif national et qui devait se reproduire lors de l’anniversaire de la libération du Sinaï le 25 avril, ne peut pas être expliqué uniquement en termes de protestation contre l’abandon des deux îles.

Il ne fait aucun doute que, depuis la divulgation de l’accord arabo-égyptien, le nationalisme égyptien s’est réveillé en quelques jours tel qu’on ne l’avait plus vu depuis des décennies. Le régime a été accusé, même par certains médias qui sont connus pour lui être fidèles, de concéder le sol national. Pourtant, la taille et l’ampleur du mouvement de protestation indiquent que la question des îles n’était que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

La situation en Égypte s’est progressivement détériorée depuis le coup d’État du 3 juillet 2013. Le déclin concerne l’économie et le budget mais aussi les domaines de la sécurité, des libertés et des droits de l’homme, ainsi que la position de l’Égypte et son rôle régional.

Au cours de l’année et demie qui a suivi le coup d’État, l’afflux massif d’aide financière du Golfe et la campagne de propagande contre les Frères musulmans ont contribué à endiguer une partie de l’échec dans la gestion des affaires du pays, ainsi que le retour au pouvoir de la minorité dirigeante.

Toutefois, le soutien du Golfe a fortement diminué l’année dernière et les Égyptiens dans leur ensemble ont rapidement commencé à ressentir le fardeau des crises économiques et financières. Les promesses de sécurité et de stabilité se sont envolées tout aussi ostensiblement que le bien-être et une vie digne.

Le Sinaï s’est transformé en une arène de guerre et de mort quotidienne. La politique de détentions arbitraires, d’oppression et de torture n’a pas tardé à s’étendre à ceux qui soutenaient auparavant le coup d’État ainsi qu’aux ressortissants étrangers. Le coup d’État était le reflet d’un moment de réelle division dans les rangs des Égyptiens. Cependant, les politiques de la minorité au pouvoir ont entraîné une baisse sensible du nombre de personnes qui se sont ralliées derrière les responsables du coup d’État dans l’espoir d’écarter les islamistes de la gouvernance et de redessiner la carte politique.

La division politique de l’année 2013 se transforme, de plus en plus, en une simple division entre ceux qui sont prêts à faire face au régime et ceux qui sont encore prisonniers de la crainte des conséquences d’une confrontation. La question des îles a brisé la barrière de la peur et a conduit des dizaines de milliers d’Égyptiens dans l’arène de la confrontation.

Ce n’est pas encore la fin du coup d’État. Faire passer l’Égypte de la domination d’une minorité à la domination de la majorité exige une lutte longue et laborieuse. Pourtant, les manifestations du 15 avril ont fourni une preuve supplémentaire que l’Égypte, tout comme ses voisins arabes, a effectivement changé dans les mois décisifs de 2011.

Le pays a changé parce que les dirigeants de l’Égypte post-ottomane, et les gouvernements régionaux sur lesquels ils comptaient, ne sont plus en mesure de perdurer. Peu importe à quel point les forces contre-révolutionnaires peuvent se révéler brutales et vicieuses, il n’est plus possible d’établir une quelconque légitimité sur les fondations mêmes qui ont conduit des millions de personnes à descendre dans la rue en 2011 afin de les renverser.

- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al Jazeera.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des Égyptiens manifestent contre la décision de leur gouvernement de transférer à l’Arabie saoudite le contrôle de Tiran et Sanafir, deux îles stratégiques de la mer Rouge, en face du bâtiment du syndicat de la presse au Caire, le 15 avril 2016 (AA).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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