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Ce que le massacre de Sabra et Chatila a changé en Israël

Les images tragiques de Sabra et Chatila renversent les rapports de force. Les soldats israéliens ne sont plus des « défenseurs » mais des complices de crimes de guerre, tandis que les Palestiniens commencent à jouir d’une empathie internationale

Le 25 septembre 1982, un Israélien sur neuf, soit 400 000 personnes, a participé à l’une des manifestations organisées à travers le pays pour dénoncer les massacres perpétrés dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, dans la banlieue de Beyrouth, dont l’armée israélienne est accusée de complicité.

Réelle empathie envers les victimes ou honte face aux images diffusées à travers le monde ? Dans tous les cas, cet événement agit comme un « accélérateur » de l’Histoire en Israël.

Le contexte de la guerre civile libanaise

En mars 1978, trois ans après le début de la guerre civile libanaise, les autorités israéliennes décident de profiter de la situation chaotique dans le pays limitrophe pour occuper le sud du Liban. L’objectif est de créer une zone tampon censée empêcher les fedayin, les combattants palestiniens, réfugiés au Liban, d’atteindre la frontière israélienne.

Entre 800 et 2 000 Palestiniens sont tués. Les témoignages affirment qu’à la tombée de la nuit, l’armée israélienne envoyait des fusées éclairantes au-dessus des camps. L’image d’Israël est sérieusement écornée

Après plusieurs semaines d’occupation, les troupes israéliennes se retirent et laissent le territoire aux supplétifs de l’Armée du Liban Sud. La bande territoriale sert alors de point d’appui pour les services secrets israéliens qui, tout au long de la guerre civile, multiplient les assassinats et les attentats à la voiture piégée contre des dirigeants palestiniens.

Par de tels actes, le gouvernement du Premier ministre Menahem Begin, leader de la droite nationaliste, espère pousser l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), dont la direction est basée à Beyrouth, vers la radicalisation et l’organisation d’opérations terroristes sur le sol israélien. Cela afin de motiver une offensive d’envergure sur le Liban.

Le 6 juin 1982, l’armée israélienne lance l’opération « Paix en Galilée ». Trois hommes sont aux commandes : Begin, Premier ministre, Ariel Sharon, ministre de la Défense, et Rafael Eitan, chef d’état-major. Les troupes israéliennes doivent atteindre Beyrouth et anéantir l’OLP. En quelques jours, elles se retrouvent aux portes de la capitale libanaise et encerclent les camps de réfugiés palestiniens où sont retranchés les fedayin.

En août 1982, un accord est passé. Par le biais des marines états-uniennes, françaises et italiennes, les combattants palestiniens sont évacués du Liban vers la Tunisie, mais sans leurs familles, qui restent dans les camps.

Une Palestinienne tente d’identifier un proche après le massacre de Sabra et Chatila, le 6 juin 1985 (AFP)

Le 14 septembre, Bachir Gemayel, nouveau président libanais et allié d’Israël, est assassiné. Bien que l’auteur soit, semble-t-il, un chrétien membre du Parti social nationaliste syrien, une opération punitive est menée par les Phalangistes chrétiens sur les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila.

Dans la nuit du 14 au 15 septembre, l’armée israélienne reprend position dans Beyrouth-Ouest, trahissant les termes de l’accord signé quelques semaines auparavant. Les camps de réfugiés sont encerclés.

Le 16 septembre, aux alentours de 17 heures, sous la surveillance des soldats israéliens, les Phalangistes chrétiens pénètrent dans les camps de Sabra et Chatila, où ne demeurent plus que des civils. Entre 800 et 2 000 Palestiniens sont tués. Les témoignages affirment qu’à la tombée de la nuit, l’armée israélienne envoyait des fusées éclairantes au-dessus des camps. L’image d’Israël est sérieusement écornée. Des télévisions internationales font des duplex depuis les camps et mettent directement en accusation les soldats israéliens.

Attention, images difficiles

En Israël, un consensus sioniste effrité

Lorsque la guerre civile libanaise éclate, la société israélienne a entamé depuis près d’une dizaine d’années un débat sur la place occupée par son État dans la région. L’éclatante victoire de 1967 et la conquête de nouveaux territoires désormais colonisés et occupés ont ouvert la voie à des questionnements sur une société jugée « trop militarisée » et la nécessité d’user systématiquement de la force avec les voisins.

Au sein de la gauche israélienne, de nombreux militants considèrent que le mouvement sioniste a atteint son objectif en créant un État pour les juifs. Les victoires successives de leur armée montrent l’incapacité pour les ennemis d’Israël de l’anéantir. Un autre modèle doit donc être pensé.

C’est dans ce contexte que, parallèlement à l’arrivée au pouvoir de la droite nationaliste et aux appels à la signature d’accords par le raïs égyptien Anouar el-Sadate, des organisations israéliennes prônant la paix avec les voisins arabes se développent

C’est dans ce contexte que, parallèlement à l’arrivée au pouvoir de la droite nationaliste et aux appels à la signature d’accords par le raïs égyptien Anouar el-Sadate, des organisations israéliennes prônant la paix avec les voisins arabes se développent. L’une d’elles, La Paix Maintenant, se créé suite à l’appel de 348 officiers et soldats à soutenir les efforts de paix.

Ces organisations rassemblent en septembre 1978 plus de 100 000 personnes à travers le pays pour la signature d’un traité de paix avec l’Égypte. En juillet 1979, l’institution militaire est pour la première fois confrontée à une déclaration collective et publique émanant de 27 lycéens contre le service militaire dans les territoires occupés de Cisjordanie et de Gaza.

Bien que le ministre de la Défense sanctionne lourdement les leaders du mouvement lycéen, des centaines de militants issus de la gauche radicale israélienne développent des projets de solidarité entre Israéliens et Palestiniens. Un Comité pour la solidarité avec Hébron, où des juifs fanatiques de la colonie de Kiryat Arba viennent de prendre possession de plusieurs bâtiments de la vieille ville avec le soutien du gouvernement, est notamment mis en place.

La police israélienne empêche des militants de la paix israéliens aux pancartes « L’armée et les colons hors d'Hébron » et « Colonies = Apartheid » de manifester dans la ville d'Hébron en 1998 (AFP)

Le 28 novembre 1981, une centaine d’Israéliens manifestent au centre de Ramallah pour protester contre les mesures punitives prises contre l’Université de Bir Zeit, ses étudiants et ses professeurs. Pour la première fois, les soldats israéliens utilisent des gaz lacrymogènes contre des juifs. Cet usage et l’arrestation de quelques intellectuels provoquent un émoi considérable dans la presse israélienne.

Une nouvelle étape franchie avec la guerre au Liban

Le 4 juin 1982, face aux annonces d’une opération imminente sur le sol libanais imposée par le gouvernement, le Comité de solidarité avec Bir Zeit organise une manifestation. Elle rassemble 3 000 personnes. Les participants décident de fonder le Comité contre la guerre au Liban.

L’offensive israélienne sur Beyrouth est la première guerre officiellement critiquée dans l’espace public israélien

L’offensive israélienne sur Beyrouth est la première guerre officiellement critiquée dans l’espace public israélien. Quelques mois avant le début de l’opération, un groupe d’officiers et de soldats réservistes décident d’affirmer leur refus de servir dans cette guerre et dans les territoires palestiniens occupés. Ils se rassemblent dans le mouvement Yesh Gvul (Il y a une frontière/une limite).

En moins d’un an, 1 470 militaires signent l’appel et trois ans plus tard, ils sont 2 500. En représailles, 170 refuzniks sont condamnés à des peines allant de 7 à 35 jours de prison. Ils mettent au cœur du débat le droit à la désobéissance et alimentent les critiques au sein d’une société horrifiée par les centaines de soldats israéliens tués.

Affiche de l’ONG israélienne Yesh Gvul, fondée en 1982 par des vétérans de l’armée ayant refusé de servir au Liban (Facebook)

À l’initiative du Comité contre la guerre au Liban, entre 10 000 et 15 000 personnes se rassemblent à Tel Aviv pour protester contre l’offensive israélienne et 600 réservistes signent une pétition dénonçant l’opération. Le 6 juillet, 100 000 Israéliens manifestent contre la guerre au Liban.

Cependant, des divergences traversent le mouvement pour la paix. Les membres de la Paix Maintenant manifeste pour la démission de Sharon et l’ouverture de discussions avec l’OLP, mais la direction de l’ONG refuse de soutenir les « droits nationaux palestiniens » ou d’exiger le respect des frontières de 67.

La réalité s’impose d’elle-même, les victimes sont des Palestiniens réfugiés de 1948 ou leurs descendants, toujours dans l’attente de l’application du droit au retour. Le Matzpen, journal de la gauche radicale antisioniste, titre : « Les Israéliens découvrent que leurs indiens sont vivants »

Parallèlement à ces débats, le journaliste et militant pacifique Uri Avnery traverse la frontière et rejoint la capitale libanaise. Le 3 juillet 1982, il rencontre Arafat. Il est le premier juif israélien à rencontrer personnellement le leader de l’OLP.

En Israël, la tension continue de monter. Dans une conférence à l’Académie supérieure de l’armée israélienne, Begin est interrogé sur le déroulé des opérations et reconnaît que les soldats israéliens n’agissent pas par « défense » ou « préventivement », mais dans le cadre d’une guerre délibérément choisie.

Les images de Sabra et Chatila scandalisent une partie importante de la société israélienne. La presse du pays s’interroge : « Qui sont ces réfugiés ? », « Qu’est-ce que ces camps de réfugiés ? ». Certains journalistes affirment qu’il s’agit de réfugiés de la guerre civile libanaise.

Néanmoins, la réalité s’impose d’elle-même, les victimes sont des Palestiniens réfugiés de 1948 ou leurs descendants, toujours dans l’attente de l’application du droit au retour. Le Matzpen, journal de la gauche radicale antisioniste, titre : « Les Israéliens découvrent que leurs indiens sont vivants ».

La manifestation du 25 septembre, qui rassemble 400 000 israéliens à travers le pays, exige une commission d’enquête et dénonce l’invasion du Liban. Trois jours plus tard, la commission d’enquête Kahane publie son rapport et accuse le gouvernement d’un « certain degré de responsabilité ».

Marche commémorative en hommage aux victimes du massacre de 1982 à travers les ruelles étroites du camp de réfugiés palestiniens de Chatila, au Liban (MEE/Michaela Whitton)

La parole de mères de soldats se fait de plus en plus entendre avec des associations comme Les Parents contre le silence ou Les Mères contre le silence, qui réclament le retour de leurs « enfants » en Israël. Yesh Gvul publie une pétition signée par 3 000 officiers réservistes pour demander le retrait immédiat de l’armée israélienne du Liban.

Le 10 février 1983, une manifestation est organisée à Jérusalem pour exiger la démission de Sharon. Un militant juif d’extrême droite en profite pour lancer une grenade dans la foule. Emil Grunzweig, kibboutznik et membre de La Paix Maintenant, est tué dans l’explosion. Quelques jours plus tard, ses funérailles rassemblent des milliers d’Israéliens. Brutalement, la gauche israélienne prend conscience de la montée de groupuscules fascistes, qui ne cessent de se renforcer par la colonisation.

Le retour du Palestinien dans les pages de l’Histoire

Au lendemain de la création d’Israël, le récit sioniste avait tenté d’effacer toute présence d’un peuple sur la terre de Palestine. Les 805 000 arabes expulsés se voyaient ainsi dénier leur droit à la souveraineté puis au retour sur leur terre. Au sein de la société israélienne, le concept même de « peuple palestinien » ne faisait pas sens puisque selon la doctrine enseignée, la Terre sainte n’était peuplée, avant l’arrivée des sionistes, que par quelques milliers de bédouins.

Entre larmes et funérailles, les réfugiés de 1948 gagnent le droit d’exprimer leurs récits et de rappeler dans de nombreux médias qu’Israël est l’unique responsable de leur sort, par le refus de ses dirigeants successifs de respecter le droit international

Les années 1960-1970 ont quant à elles étaient marquées par la structuration d’un mouvement national palestinien qui s’impose sur la scène internationale par la force. Détournements d’avions, prises d’otages… Si ces opérations permettent à la cause palestinienne de bénéficier d’un certain intérêt médiatique, la propagande israélienne diabolise les fedayin, assimilés à des antisémites visant à la destruction du pays.

Les images tragiques de Sabra et Chatila renversent les rapports de force. Les soldats israéliens ne sont plus des « défenseurs » mais des complices de crimes de guerre. Le dogme d’une armée défensive et morale s’effondre. À l’inverse, les Palestiniens jouissent aussitôt d’une empathie face à l’horreur dont ils ont été victimes.

Manifestation contre le massacre de Sabra et Chatila le 20 septembre 1982 à Paris (AFP)

Entre larmes et funérailles, les réfugiés de 1948 gagnent le droit d’exprimer leurs récits et de rappeler dans de nombreux médias qu’Israël est l’unique responsable de leur sort, par le refus de ses dirigeants successifs de respecter le droit international.

Les services de communication israéliens ne parviendront pas à redorer l’image du pays. Un peu plus de cinq ans après les massacres de Sabra et Chatila, la première Intifada éclate dans les territoires palestiniens occupés. Aux yeux du monde, des soldats surarmés répriment des jeunes lanceurs de pierres, porteurs de revendications universelles. La brèche créée par le massacre de Sabra et Chatila dans la représentation collective autrefois glorieuse d’Israël n’a depuis cessé de s’élargir.

- Thomas Vescovi est enseignant et chercheur en histoire contemporaine. Il est l’auteur de Bienvenue en Palestine (Kairos, 2014) et La Mémoire de la Nakba en Israël (L’Harmattan, 2015).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : une Palestinienne prie devant une affiche commémorant les victimes du massacre de Sabra et Chatila dans le camp de réfugiés palestiniens de Sabra à Beyrouth le 16 septembre 2010 (AFP).

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