Ce que les excuses d’Amena Khan nous apprennent sur les limites de la « réussite » musulmane
Est-il possible de participer aux campagnes des multinationales de la mode en tant que musulman et de rester fidèle à ses valeurs ? Quatre ans après les tweets d’Amena Khan en soutien à la Palestine, des gens ont décidé que ceux-ci ne lui permettaient pas de rester chez L’Oréal.
Par conséquent, elle s’est retirée de la campagne, a effacé ses tweets et a présenté ses excuses. Les multinationales sont-elles devenues le nouvel outil pour contrôler la façon dont les musulmans doivent s’exprimer et ce dont ils doivent avoir l’air ?
Suite au Brexit, à l’élection du président américain Donald Trump et du bruyant essor de l’extrême-droite en Europe, la société est encline à relever le racisme institutionnel.
Exclusion structurelle
Cependant, l’incident de L’Oréal avec Amena Khan montre que les formes structurelles d’exclusion sont peut-être plus omniprésentes qu’on ne le pensait. Alors qu’il est possible de contrôler assez efficacement l’islamophobie à travers son expression dans les discours, les crimes de haine, les politiques et les pratiques de travail, les musulmans connaissent une forme de discrimination plus silencieuse au sein de la société : le néolibéralisme.
Il est probable que cet incident n’a révélé que la partie émergée d’un iceberg bien plus important. Le néolibéralisme a commencé comme le concept de libre choix sur le marché : liberté de produire, liberté de vendre et liberté d’acheter.
Promouvant la concurrence individuelle, ce qui a débuté dans l’économie s’est progressivement imposé dans toutes les sphères de la vie, devenant la doctrine selon laquelle l’échange marchand est une éthique en soi, servant de guide pour toute action humaine.
Le néolibéralisme a ainsi donné naissance à un nouveau discours : les musulmans peuvent être acceptés dans le courant dominant s’ils deviennent des acteurs économiques
Par conséquent, pour que les individus puissent survivre dans une société néolibérale, ils doivent être compétitifs, respecter les règles de la performance financière et produire des résultats – tous les termes que l’on entend habituellement dans les grandes entreprises.
Parce que les chiffres dominent tout, si quelque chose ne peut pas être quantifié ou monétisé, il devient inutile. À titre d’exemple, il est facile de passer outre l’éthique des droits de l’homme lorsque le Royaume-Uni justifie le commerce des armes avec l’Arabie saoudite qui viole les droits de l’homme.
De même, pourquoi la gentillesse au travail n’est-elle pas appréciée ? Pourquoi croire en Dieu et pratiquer sa foi est-il perçu comme rétrograde ?
Néanmoins, il y a une exception quand la culture et la religion peuvent être transformées en produits rentables, tout comme le Haldi Doodh d’Asie du Sud est devenu le Turmeric Latte et le siwak a été transformé en brosse à dents naturelle.
Un marché de niche rentable
Le fait de réaliser que les musulmans peuvent constituer un marché de niche rentable a poussé les grandes entreprises à commercialiser des lignes de « mode modeste ». Voir des mannequins portant le hijab dans des campagnes internationales ou sur des affiches plus grandes que nature, couvrant les emblématiques bus à impériale de Londres, a un impact symbolique immense pour une communauté sous surveillance depuis plus de deux décennies.
Le néolibéralisme a ainsi donné naissance à un nouveau discours : les musulmans peuvent être acceptés dans le courant dominant s’ils deviennent des acteurs économiques. Il offre une théologie de la libération : le bonheur et la sécurité, c’est de réussir et la réussite signifie devenir riche, célèbre ou influent.
Cependant, cela présente des défis. Premièrement, la « mode modeste » peut-elle vraiment être libératrice si ces entreprises vendent des vêtements fabriqués par des ouvriers sous-payés en Asie, qui meurent dans des catastrophes comme le Rana Plaza ?
Le néolibéralisme présente l’assimilation comme l’illusion de la libération
Deuxièmement, est-il véritablement possible de parvenir à ce genre de réussite ? Les musulmans à Hollywood ou dans l’industrie de la mode incarnent une idée très blanche de la réussite : les personnalités les plus populaires dans l’industrie et sur les réseaux sociaux ont la peau claire, ils sont minces ou athlétiques, hyper masculines ou hyper féminines, et de préférence, ne mentionnent pas la religion. À titre d’exemple de ce qui arrive à ceux qui ne se conforment pas à cette version étroite du musulman et de la réussite, pourquoi les blogueurs de mode noirs ont-ils été exclus de la Dubai Fashion Week ?
Troisièmement, l’accès à ces cercles d’élite est-il un véritable moyen de parvenir à la libération ? Si on regarde les Etats-Unis, qui ont eu des figures noires au sommet de divers secteurs pendant des décennies et un président noir pendant deux mandats, comment ces réalisations ont-elles changé la situation politique des Américains noirs lambda ?
Quatrièmement, en montrant les musulmanes comme un objet de désir du consommateur, certains craignent que les industries ne fassent des femmes tout ce à quoi elles s’opposent.
Les « ingénieuses techniques » du néolibéralisme
Ces exemples montrent le coût de l’accès à la réussite dans les courants dominants pour les minorités en général : pour gravir les échelons, les gens doivent adapter (sinon sacrifier en partie) leur culture, leur éthique et leur religion d’une manière jugée acceptable par les industries.
Cependant, le néolibéralisme utilise une technique ingénieuse : il ne force pas les gens à adopter les normes dominantes mais suggère plutôt qu’ils sont une condition nécessaire à l’acceptation et au bonheur.
De plus, cela montre que rester au sommet n’est possible que si l’on reproduit les mêmes systèmes de domination qui perpétuent de vastes inégalités. C’est ce que le psychologue H. Bulhan appelle le métacolonialisme : celui-ci dit aux minorités opprimées que pour être libres, elles doivent devenir l’oppresseur.
Dans le passé, les gens occupaient des terres. Bulhan estime qu’aujourd’hui, les gens occupent les esprits.
Le néolibéralisme présente l’assimilation comme l’illusion de la libération et, en exploitant les insécurités et les vulnérabilités des gens, il fonctionne comme l’islamophobie : alors que l’islamophobie exclut, le néolibéralisme inclut les personnes au détriment de leurs identités.
Légitimer les efforts coloniaux
Une étude récente a analysé comment les attentes perçues des autres, dans l’environnement concurrentiel créé par le néolibéralisme, sont l’une des principales causes de problèmes de santé mentale dans le monde moderne.
Il n’est pas surprenant que, avec les effets conjugués de l’islamophobie, des attentes sociales et de l’intimidation, les musulmans soient l’un des groupes les plus touchés par les problèmes de santé mentale.
Le néolibéralisme a déplacé les centres de pouvoir de la politique étatique vers les centres financiers et les sociétés multinationales. Alors que les lois politiques restreignent, les lois du marché opèrent en privant les choses de leur sens.
En déshumanisant la culture et la foi, et en les convertissant en nombre, le néolibéralisme a peut-être trouvé la recette la plus efficace pour légitimer les entreprises coloniales et, comme tout processus de déshumanisation, ouvre la porte à la violence. De plus, en faisant croire à la société que c’est la seule façon viable d’exister, il fonctionne en répandant le pessimisme.
Cependant, il y a de l’espoir. Certains petits groupes ont compris que la liberté ne peut pas être trouvée dans les industries et les institutions tant qu’elles respectent des normes déshumanisantes ; il faut bâtir des alternatives pour la guérison, la croissance et l’autodétermination.
De la même manière, Amena Khan et d’autres icônes musulmanes parviendront peut-être à des conclusions similaires et exploreront des façons de maintenir leurs valeurs et d’examiner de manière critique les implications de leurs choix.
Trouver d’autres moyens est une forme d’optimisme et il semble qu’en ces temps de division, le simple fait de rester optimiste est un acte de révolution.
- William Baryło est un chercheur en sociologie qui se concentre sur les articulations entre les cultures des diasporas, les religions et l’hyper modernité dans une perspective décoloniale et réparatrice. C’est un photographe et cinéaste primé qui a réalisé le documentaire « Musulmans Polonais : l’inattendue rencontre », diffusé en première à l’ambassade de Pologne à Londres et l’auteur de Young Muslim Change-Makers.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : La mannequin et ancienne réfugiée Halima Aden, pionnière en tant que première mannequin portant le hijab à poser en couverture de magazines et à faire des grands défilés, pose lors d’un shooting en studio à New York, États-Unis, le 28 août 2017 (Reuters).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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