Comment le processus de paix turc a-t-il pu s’écrouler ?
Le processus de paix de la Turquie avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) a été initié lors des trois premiers mois de 2013, après près de quatre décennies de lutte qui ont coûté 40 000 vies selon les estimations.
Celui-ci s’est finalement terminé lorsque le président Recep Tayyip Erdoğan a annoncé sa mort officielle ce mardi. Il a également indiqué que le gouvernement a désormais l’intention d’engager des poursuites contre le Parti démocratique des peuples (HDP), parti pro-kurde, et son chef Selahattin Demirtaş, moins de deux mois après son entrée au parlement avec 79 autres députés, ayant recueilli six millions de voix lors des dernières élections.
Comment quelque chose qui suscitait tant d’espoir a-t-il pu aboutir à cette débâcle ? La réponse courte est une série de meurtres dans l’est de la Turquie, déclenchée lorsque 32 étudiants activistes de gauche ont péri dans un attentat à la bombe à Suruç, le 20 juillet, alors qu’ils se rendaient à Kobané. Les activistes du PKK, convaincus d’une alliance secrète entre l’AKP, le parti d’Erdoğan, et l’État islamique (ce que l’AKP nie fermement), ont accusé le gouvernement d’Ankara de ce massacre et ont commencé à exercer des représailles en tuant des policiers. Après la mort coup sur coup de cinq soldats et gendarmes aux mains du PKK, le gouvernement turc a perdu patience. Il s’est ensuivi des représailles sous la forme de frappes aériennes répétées contre des cibles du PKK dans le sud de la Turquie et le nord de l’Irak, entre vendredi soir et les premières heures de ce mercredi.
Ces frappes ont à leur tour déclenché des troubles civils généralisés et de nouveaux massacres à travers le sud-est du pays à majorité kurde. Mais le fait le plus préoccupant est l’explosion ce mardi de l’oléoduc Kirkouk-İskenderun, long de 960 km, qui transporte la plus grande partie des exportations de pétrole irakiennes, du côté turc de la frontière. S’il a été attaqué par les radicaux irakiens par le passé, cette fois-ci cela ressemble à une action kurde.
Telle est l’explication acceptée par les alliés occidentaux de la Turquie, et plus particulièrement par les États-Unis. Le département d’État insiste sur l’absence de coïncidence quant au fait que les frappes aériennes ont débuté quelques heures seulement après que la Turquie a signé un accord avec les États-Unis pour permettre l’utilisation de ses bases aériennes en vue de frappes contre l’État islamique dans le nord de la Syrie et en Irak. Les États-Unis ont indiqué ne pas savoir que les frappes auraient lieu et ne pas avoir été consultés ni informés, tout en rappelant toutefois que la Turquie a le droit d’attaquer les terroristes.
La fermeté des États-Unis à ce sujet (en dépit du scepticisme des journalistes et même des humoristes de télévision) reflète la préoccupation de l’administration américaine quant à l’accès aux bases turques, qu’elle considère comme une récompense trop importante dans la guerre contre l’État islamique pour être compromise.
Certains Turcs partagent l’avis du HDP et soutiennent que le gouvernement turc frappe le PKK principalement pour conduire le pays vers des élections anticipées à l’automne, dans un contexte d’embrasement du soutien nationaliste qui permettrait de rétablir la forte majorité absolue du président Erdoğan à l’assemblée.
L’un des principaux éléments de cette stratégie, si celle-ci existait, devrait-être d’éliminer le HDP du prochain parlement. Sous un système électoral turc relevant de la méthode D’Hondt, cela permettrait à l’AKP de rafler beaucoup plus de sièges dans un parlement tripartite. Le revers de l’AKP aux élections (qui n’est cependant pas une défaite, le parti ayant recueilli près de 41 % des suffrages en juin) a été provoqué par le succès du HDP, qui a remporté 13 % des voix pour sa première participation aux élections.
La décision de lever l’immunité des députés du HDP et de poursuivre le parti en justice, annoncée par le président Erdoğan ce mardi, nous rapproche considérablement de ce scénario. La Grande Assemblée nationale doit voter mercredi sur la suppression de l’immunité juridique de Demirtaş, le vice-président du HDP. Dans la mesure où lui-même ne s’y oppose pas, cette mesure semble être vouée à être adoptée. S’il est ensuite arrêté et jugé, comme cela est arrivé auparavant avec des parlementaires kurdes en Turquie, le HDP pourrait perdre sa seule figure charismatique et sa voix principale, potentiellement pour plusieurs années. En 1994, des poursuites judiciaires très similaires ont abouti à l’emprisonnement pour une décennie de parlementaires turcs d’origine kurde.
Tout cela montre clairement que la Turquie, en effet, navigue désormais en eaux très troubles, avec guère de chances de trouver une solution politique aux conflits qui bouleversent ses provinces orientales. Il y a même un risque de conflit intercommunautaire qui émerge : hier, à Erzurum, ville conservatrice de l’est du pays, la police a dû intervenir pour empêcher les habitants locaux de lyncher 200 ouvriers du bâtiment kurdes.
Mais pourquoi le processus politique s’est-il effondré ? On assiste désormais à une guerre des mots et à un échange d’accusations entre l’AKP et le HDP. Hier, Demirtaş a décrit le rôle du HDP en tant qu’intermédiaire entre le gouvernement et le leader emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan. La question clé était le retrait de Turquie des combattants du PKK. L’AKP affirme que les Kurdes ont contourné leurs obligations, bien que beaucoup d’entre eux aient sans doute quitté le territoire turc afin de combattre dans le nord de la Syrie et défendre Kobané face aux militants de l’État islamique. Le HDP soutient que le gouvernement avait promis une loi spéciale pour les protéger lors de leur retrait mais qu’il n’a pas tenu sa promesse. Les discours contradictoires portent également sur ce qui a mal tourné lorsque les deux parties sont parvenues à un accord à la fin de l’année 2014, à l’issue de pourparlers au palais de Dolmabahçe à Istanbul, qui avaient semblé à l’époque proches d’ouvrir la voie à une nouvelle période d’espoir.
Le problème sous-jacent était peut-être que les Kurdes avaient insisté sur des demandes qu’aucun gouvernement turc ne pouvait accorder : la libération d’Öcalan, l’autonomie régionale et des écoles en langue kurde.
Les choses auraient pu prendre une tournure moins alarmante si le gouvernement turc n’avait pas refusé de jouer sa carte la plus forte, c’est-à-dire faire en sorte qu’Abdullah Öcalan, le leader emprisonné du PKK, lance un appel à la paix à destination de ses partisans. Yalçın Akdoğan, ministre en charge des négociations avec les Kurdes depuis août 2014, semble être un tenant de la ligne dure dans son sens le plus extrême. Ces derniers mois, Öcalan a été coupé du reste du monde et s’est vu refuser tout contact avec le HDP et ses avocats. Intentionnellement ou non, cette manière de procéder a considérablement renforcé la position de la guérilla radicale du PKK qui souhaite un retour rapide à la lutte armée.
La situation actuelle est que Demirtaş affirme toujours qu’en cas de cessez-le feu, les négociations pourraient reprendre. Cependant, l’AKP déclare qu’il combattra le terrorisme jusqu’au bout (comme sous le régime militaire en Turquie, des mots tels que « terrorisme » sont désormais utilisés à la place des noms des organisations), tandis que le président Erdoğan affirme qu’aucun des 78 millions de citoyens de Turquie ne peut espérer obtenir plus de droits.
Malgré le soutien indéfectible apporté par Washington, Bruxelles et l’OTAN aux autorités turques, celles-ci semblent s’être mises elles-mêmes au pied du mur sur la question kurde, une situation dont seuls les extrémistes peuvent profiter. Il est difficile de voir comment un gouvernement, de quelque pays que ce soit, peut résoudre convenablement un conflit qui voit six millions de ses citoyens s’opposer à son autorité, même si (et cela n’est pas encore clair) il peut mettre en place un contrôle militaire total.
- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un officier de police anti-terroriste turc parcourt une rue du quartier historique d’Ulus, à Ankara, le 27 juillet 2015. L’opération est la dernière en date d’une récente vague d’arrestations qui a entraîné la détention de plusieurs centaines de partisans présumés de l’État islamique, du PKK et du Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C) à travers la Turquie (AA).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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