Comment l’UE camoufle le terrorisme d’extrême droite contre les musulmans
Le deux poids, deux mesures qui structure de A à Z la médiatisation, les discours, une bonne partie de la recherche ainsi que les politiques sur le terrorisme est désormais bien connu, quotidiennement visible, empiriquement vérifiable et amplement documenté.
Pour résumer, il consiste en une double déformation systématique de la réalité et de la diversité du terrorisme, que l'on réduit d'abord au terrorisme de type non-étatique (style al-Qaïda ou Daech) – produisant déjà une première et énorme distorsion dans la représentation du phénomène, le terrorisme étatique étant de loin le pire de tous – avant de restreindre une second fois les discours et représentations de ce terrorisme (exclusivement non-étatique donc) à l’une de ses variétés : le « djihadisme islamiste ».
Il en ressort une perception du phénomène grossièrement biaisée, faussée, déformée et surtout, parfaitement inexacte. Ce qui semble d’ailleurs être le but recherché.
Le « terrorisme », mot à géométrie variable
L’excellent et incisif journaliste américain Juan Cole a établi de façon concise et avec beaucoup d’humour la liste de ces deux poids, deux mesures, et tout un chacun peut régulièrement en observer la véracité.
Ainsi, les terroristes blancs ne sont en général pas des terroristes mais de simples « meurtriers » ou « criminels », alors que leurs homologues arabes et/ou musulmans, eux, sont immédiatement perçus et catégorisés comme « terroristes ». De même, les premiers sont toujours présentés comme des individus isolés sans aucun rapport avec quelque autre personne ou groupe, tandis que les « djihadistes » font inévitablement partie d’un groupe, voire d’un vaste complot « islamiste » planétaire, quand bien même il est évident que l’attaquant était lui aussi un individu parfaitement isolé, un loner coupé de tout.
Un terroriste blanc et/ou chrétien ne sera jamais présenté comme typique des blancs ou des chrétiens. Par contre, un Arabe/musulman sera toujours représentatif des prétendues tares de sa société d’appartenance supposée
Un terroriste blanc et/ou chrétien ne sera jamais présenté comme typique des blancs ou des chrétiens. Par contre, un Arabe sera toujours représentatif des prétendues tares de sa société d’appartenance supposée. Un musulman qui s’attaque à d’autres personnes en hurlant « Allahu Akbar » est ainsi automatiquement considéré comme caractéristique de la « maladie de l’islam », de sa soi-disant « violence innée ». On sommera alors tous les musulmans et leurs autorités spirituelles, imams et autres, de « dénoncer » son acte, de « faire entendre leurs voix », de « combattre la violence qui couve en leur sein ».
Par contraste, la religion chrétienne, les chrétiens en général et leurs autorités n’ont jamais, au grand jamais, quoi que ce soit à voir avec le terrorisme chrétien tel qu’exprimé par les meurtres de docteurs et d’infirmières qui pratiquent des avortements ou les attaques de cliniques et de centres de planning familial – actes assez répandus, et depuis longtemps, aux États-Unis, au point qu’ils ne surprennent plus personne tant ils sont devenus banals.
La culpabilité et la responsabilité collective ne s’appliquent donc que lorsque le terroriste est musulman. Remarquons d’ailleurs que l’expression « terrorisme christianiste » n’existe pas, contrairement au terrorisme « islamiste ».
En outre, les djihadistes sont toujours parfaitement décrits comme sains d’esprit et maîtres de leurs actes. Mais les autres, surtout ceux qui tuent ou cherchent à tuer des musulmans, sont en général présentés comme des fous, des détraqués et des cas cliniques qui relèvent avant tout de la psychiatrie.
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Surtout, jamais l’on ne reliera les attaques des extrémistes d’extrême droite à une culture collective, à certains discours dominants, à une idéologie (anti-immigrée, islamophobe, racialiste, nationaliste ou autre) pourtant construite et propagée de façon consistante par des idéologues comme Bat Ye’Or avec ses « théories » démentielles sur l’« Eurabia » et « l’islamisation » de l’Europe, des blogs comme Riposte Laïque ou Fdesouche, des grands médias comme Valeurs Actuelles, des intellectuels islamophobes comme Éric Zemmour ou Renaud Camus, et des figures politiques influentes comme Donald Trump, Geert Wilders ou Oskar Freysinger.
Jamais l’on ne tient, surtout pénalement, ces idéologies, discours, médias et dirigeants politiques comme au moins en partie responsables du terrorisme anti-musulmans et anti-immigrés, alors que l’on considère le « salafisme », « l’islamisme radical » (ou simplement « politique »), voire l’islam tout entier, comme sources, origines ou « antichambres » du djihadisme. Idéologies qu’il faut alors éradiquer, y compris en expulsant ceux qui les propagent (imams « radicaux ») et en fermant sur de simples suspicions et sans preuve aucune des lieux de culte.
L’utilisation du mot « terrorisme » et des termes qui lui sont associés (« radicalisation », « extrémisme », etc.) est donc toujours hautement sélective. Sa caractérisation et son traitement par nos États obéissent à une géométrie variable, et ses critères changent à volonté selon les attaquants et les victimes.
Un cas d’école emblématique : Dylann Roof
Les exemples sont légion. Un des plus criants : celui du jeune Américain de 19 ans Dylann Roof qui, le 18 juin 2015, tue en pleine messe neuf Africains-Américains dans leur église de Charleston (Caroline du Sud), afin de déclencher, selon des documents trouvés à son domicile, « une guerre des races » aux États-Unis.
Suprémaciste américain somme toute classique dans son idéologie et sa culture, Roof appartenait à la mouvance sudiste confédérée chrétienne. On retrouve rapidement chez lui quantité de documents, pamphlets, drapeaux, photos et manifestes suprémacistes et néonazis, y compris son propre site web The Last Rhodesian, où il pose fièrement en arborant les symboles de ces mouvements et explique ses motivations et modèles, comme l’apartheid et l’Afrique du Sud ségrégationniste.
Malgré tout cela, y compris sa propre confession concernant la motivation raciste et raciale de ses meurtres, les autorités états-uniennes et la plupart des grands médias occidentaux refusent de parler d’acte terroriste. Obama qualifie alors la tuerie de « senseless shooting » (fusillade insensée). Les grands médias tant européens qu’américains déploient des trésors d’inventivité linguistique (et d’hypocrisie) pour éviter d’avoir à décrire Roof pour ce qu’il est de toute évidence — un terroriste de type White Christian Supremacist — et au lieu de cela, le décrivent comme un meurtrier, un extrémiste, etc. et même, pour le New York Times, un Visiteur des Enfers !
Chose encore plus incroyable dans cette entreprise de déni collectif, le directeur du FBI lui-même, James Comey, refuse également de parler de terrorisme alors que cette attaque correspond en tout point à la définition de sa propre agence, dont elle pourrait même constituer un cas d’école.
On imagine aisément la différence de traitement médiatique, policier, politique et judiciaire si, au lieu d’un suprémaciste blanc chrétien et de ses victimes noires, le meurtrier avait été un Arabe musulman qui aurait exécuté neuf personnes blanches dans leur église en hurlant « Allahu Akbar » avant que la police ne retrouve chez lui des vidéos et textes d’allégeance à Daech !
On imagine aisément la différence de traitement médiatique, policier, politique et judiciaire si, au lieu d’un suprémaciste blanc chrétien et de ses victimes noires, le meurtrier avait été un Arabe musulman qui aurait exécuté neuf personnes blanches dans leur église en hurlant « Allahu Akbar »
Dylann Roof a été jugé et condamné à mort en 2017, mais pour meurtres et « crimes de haine », pas pour terrorisme, ce dont il était pourtant bien l’auteur.
Voilà un exemple de la façon dont nos institutions médiatiques, policières, politiques et judiciaires nient et évacuent, y compris de leurs statistiques officielles, certaines formes de terrorisme non-« islamiste », même parmi les plus graves, tout en évitant de s’en prendre aux idéologies, aux leaders d’opinions (comme ceux précédemment cités, les Wilders, Trump ou Zemmour) et aux groupes (comme le Tea Party) qui créent et nourrissent ce terrorisme-là, de la même manière qu’ils le font avec le djihadisme et ses soi-disant « sources » dans le salafisme, les mosquées « radicales », les Frères musulmans et autres.
Malgré les mensonges des dirigeants et médias, la menace « djihadiste » reste à la baisse
Le dernier rapport d’Europol, « EU Terrorism. Situation and Trend 2017 », malgré sa rhétorique alarmiste (car il faut bien justifier ses budgets), montre que comme les années précédentes, cette menace terroriste avec laquelle on effraie nos populations tue en réalité très peu et que rien, aucune cause de mortalité, violente ou pas, ne tue moins que cela en Europe : 142 victimes en 2016 sur les 510 millions d’habitants des 28 pays de l’UE. On aimerait que toutes les autres causes de mort violente, des accidents aux homicides, soient à un si bas niveau.
On voit aussi à quel point nos dirigeants, médias, pseudo-experts en terrorisme et têtes parlantes des plateaux télé nous mentent à la fois sur l’ampleur et sur les tendances de cette menace. Alors que tous, tous les jours, martèlent qu’elle n’a jamais été aussi haute et ne cesse d’empirer, la réalité est exactement le contraire, comme le rappelle le rapport d’Europol : « Le total des 142 attaques confirme et poursuit la diminution du nombre des attentats entamée en 2014 (226 cas) et 2015 (211) » (p. 10).
Non seulement le nombre d’attentats réussis est faible, mais la proportion des attaques « djihadistes » par rapport au total l’est également (13 sur 142). Et les attentats dits djihadistes diminuent eux aussi, à la fois en nombre (de 17 en 2015 à 13 en 2016) et en victimes (de 151 en 2015 à 142 en 2016).
Et cela, jamais vous n’entendrez un responsable politique vous le dire, jamais vous ne verrez ces faits avérés faire la une des journaux ou des magazines, tant la gouvernance par la peur est indispensable aux gouvernants
Et cela, jamais vous n’entendrez un responsable politique vous le dire, jamais vous ne verrez ces faits avérés faire la une des journaux ou des magazines, tant la gouvernance par la peur est indispensable aux gouvernants et l’hystérie paranoïaque autour du terrorisme utile à certains.
Encore plus intéressant : alors que l’on nous affirme que la menace djihadiste touche désormais tout le monde et qu’aucun pays n’est à l’abri, seuls 3 des 28 pays membres de l’UE (France, Belgique et Allemagne) ont subi un ou plusieurs attentats de ce type sur leur sol, réussis ou pas, dans la période étudiée (rapport Europol p. 49). La vaste majorité de l’UE, 25 pays sur 28, n’en ont subi aucun, même en considérant les attentats manqués ou déjoués, et ce malgré la situation syrienne et la guerre contre Daech qui, depuis deux ans, ont grandement exacerbé la menace.
Comment l’UE exclut de ses chiffres le terrorisme contre les musulmans, immigrés et réfugiés
Surtout, une lecture attentive du rapport nous apprend, au détour d’un paragraphe (p. 10), une autre chose proprement sidérante, confirmant ce que l’on suspectait déjà depuis un moment : à savoir que les États membres (à une exception près, la Hollande) ne considèrent pas « les assauts violents commis par des individus et groupes d’extrême droite contre les demandeurs d’asile et les minorités ethniques en général » comme des actes terroristes ! Ils ne les incluent donc pas dans leurs chiffres, statistiques, communiqués et rapports. Même chose pour Europol, qui se base sur les données fournies par ces États membres. On en reste soufflé.
La justification expressément donnée par les auteurs du rapport se trouve dans une note de bas de page, qui elle-même renvoie à l’annexe méthodologique. Là (p. 54), on trouve (en la cherchant bien), la fameuse définition du « terrorisme » qui soi-disant justifierait que ce type d’attaques ne soient pas prises en considération.
Deuxième surprise : la définition – qui est d’ailleurs celle adoptée par les États membres de l’UE – ne justifie en rien une telle exclusion sélective des « assauts violents commis par des individus et groupes d’extrême droite contre les demandeurs d’asile et les minorités ethniques en général ». Bien au contraire.
On y lit en effet qu’un attentat terroriste consiste en « un acte intentionnel qui, de par sa nature ou son contexte, pourrait gravement nuire à un pays ou une organisation internationale lorsqu’il est commis avec l’intention d’intimider une population, ou de forcer de façon illégitime un gouvernement ou une organisation internationale à faire ou à ne pas faire quelque chose, ou de déstabiliser ou détruire les structures politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou d’une organisation internationale. »
Donc la définition exacte, point par point, de ces « assauts violents commis par des individus et groupes d’extrême droite contre les demandeurs d’asile et les minorités ethniques en général » !
On sait ainsi que pour les autorités et les États membres de l’UE, foncer dans une foule en hurlant « Allahu Akbar » est bien du terrorisme, mais brûler vifs des réfugiés syriens en incendiant leurs centres d’accueil n’en est pas
On sait ainsi que pour les autorités et les États membres de l’Union européenne, foncer dans une foule en hurlant « Allahu Akbar » est bien du terrorisme, mais brûler vifs des réfugiés syriens en incendiant leurs centres d’accueil (comme cela se produit régulièrement en Allemagne, en Suède et ailleurs), par exemple, n’en est pas.
L’exclusion de la catégorie « terrorisme » de ce type d’attentats contre les réfugiés et les minorités est totalement injustifiable. Elle aboutit dans les faits à camoufler la réalité et l’ampleur (qui, elle, va croissant, contrairement au « djihadisme » en diminution) du terrorisme contre ces groupes et populations. Elle fausse aussi totalement les statistiques, discours et perceptions publiques du phénomène.
À LIRE : Nos djihadistes et les leurs
Ce choix délibéré est encore plus grave et injustifiable compte tenu du contexte : une explosion vertigineuse du nombre d’attaques de ce type, d’ailleurs reconnue également par Europol : « Les réfugiés et minorités ethniques de l’UE font face à une violence accrue », et cette vague de crimes est destinée à « sévèrement intimider des segments de ces populations » (p. 8). Ce qui constitue selon sa propre définition et celle de l’UE l’une des motivations et l’un des critères suffisants pour classifier un crime comme « acte terroriste ».
Malgré cela, le rapport soutient qu’« il ne s’agit pas de terrorisme ou d’extrémisme violent. Ces crimes ne sont donc pas rapportés par les États membres et ne sont dès lors pas inclus dans les chiffres ». Ahurissant.
D’autant qu’un peu plus loin dans le rapport (encore dans une petite note de bas de page nécessitant un microscope pour être lue), on trouve ceci : « Selon le ministre de l’Intérieur allemand dans des déclarations aux médias, une moyenne de presque 10 attaques par jour ont été commises en 2016 contre des réfugiés ». Donc pour cette seule année, ce sont près de 3 500 attaques contre la seule population des réfugiés qui ont été commises, et autant d’actes terroristes potentiels exclus des comptes !
On ne peut qu’imaginer – à défaut donc de le connaître par manque de données accessibles – le nombre astronomique des attaques contre les autres minorités ethniques ou perçues comme telles en dehors des réfugiés, et à quoi ressembleraient les rapports Europol ou autres et les discours sur « la menace terroriste » dans nos sociétés — ses cibles et victimes principales, ses attaquants, ses idéologies, ses figures inspiratrices — si tout cela était inclus et communiqué par les États membres et leurs agences.
Ce terrorisme d’extrême-droite, qui pourrait bien être le plus répandu de tous, se retrouve du même coup protégé de l’attention, des mesures spéciales et des politiques publiques dont il pourrait faire l’objet, à l’instar du « djihadisme »
Mais il y a pire que cette distorsion et ce déni : on exonère ainsi les terroristes d’extrême-droite islamophobes, racistes, anti-immigrés et anti-réfugiés non seulement du label « terroriste », mais – ce qui est encore plus grave – des enquêtes et procédures judiciaires spécifiques avec circonstances aggravantes qui sont déclenchées contre suspects et coupables lorsqu’un crime violent, une agression, un meurtre, etc. est considéré comme un acte terroriste.
Ce terrorisme-là, dont le simple chiffre ci-dessus sur l’Allemagne suggère qu’il pourrait bien être le plus répandu de tous, se retrouve du même coup protégé de l’attention, des mesures spéciales et des politiques publiques dont il pourrait faire l’objet, à l’instar du « djihadisme ».
On a donc désormais la preuve par Europol elle-même que l’essentiel, voire la totalité, du terrorisme d’extrême droite contre les réfugiés (musulmans et autres) et les minorités ethniques en Europe est presque systématiquement et délibérément exclu des comptes, statistiques, discours et rapports publics des États membres de l’UE. Ce qui revient par là-même à protéger ces terroristes-là des politiques anti-terroristes qui pourraient les cibler aussi durement que l’on cible leurs homologues djihadistes.
- Alain Gabon est professeur des universités et maître de conférences en Études françaises aux États-Unis. Il dirige le programme de français de l’Université Wesleyenne de Virginie et est l’auteur de nombreuses conférences et articles sur la France contemporaine et l'islam en Europe et dans le monde pour des ouvrages et revues universitaires spécialisés, des think tanks comme la Cordoba Foundation en Grande-Bretagne, et des médias grands publics comme Saphirnews ou Les cahiers de l'Islam. Un essai intitulé « Radicalisation islamiste et menace djihadiste en Occident : le double mythe » a été publié en septembre 2016 par la Cordoba Foundation.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : les pompiers tentent d'éteindre un incendie dans un ancien hôtel qui était en reconstruction pour devenir un centre d’accueil pour demandeurs d'asile le 21 février 2016 à Bautzen, près de Dresde, dans l'est de l'Allemagne. L’incident n'a fait aucune victime, le refuge n'étant pas encore habité. Les propos anti-réfugiés exprimés par certains spectateurs sur place avaient choqué l’opinion (AFP).
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