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Mohammed VI reste indifférent à la crise des Marocains bloqués à l’étranger

Le Maroc se vante de gérer la pandémie de COVID-19 mieux que certains pays développés alors que des milliers de ses ressortissants sont encore bloqués à l’étranger en plein Ramadan
« Nous arrivons aujourd’hui à épuisement de nos ressources financières et notre santé mentale se dégrade », ont récemment écrit, dans une lettre adressée au roi Mohammed VI (en photo), des Marocains bloqués en France, en Espagne, au Canada, en Belgique, en Suisse, en Thaïlande et dans d’autres pays (AFP)

« Nous sommes accablés, désespérés et en plein désarroi en Turquie à cause du silence assourdissant des autorités marocaines face à la dégradation de notre état psychique, physique, matériel et social, qui empire de jour en jour, surtout avec la présence parmi nous de femmes enceintes, d’enfants et de pères de famille. »

Dans une lettre ouverte, datant du 4 avril, adressée au chef du gouvernement marocain, des ressortissants marocains bloqués en Turquie témoignent de manière poignante de leur expérience.

« C’est notre droit d’être rapatriés à l’instar de ce qui a été fait partout dans le monde après la propagation de la pandémie. Actuellement, nous sommes plus de 500 personnes entassées dans le même hôtel ! Ce qui nous expose à des risques sérieux de contamination », peut-on encore lire dans cette lettre.

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Comment le royaume s’est-il permis un tel dérapage diplomatique alors que tout laissait penser que la situation des Marocains bloqués à l’étranger était prise en charge, surtout après la décision royale, début février, d’assurer le rapatriement des ressortissants marocains de Wuhan et leur mise en quarantaine, sous surveillance médicale, pendant vingt jours ?

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Personne ou presque ne pouvait parier sur un désengagement à peine voilé des autorités marocaines face à leur devoir d’assurer le rapatriement de milliers de Marocains, dont la contribution à l’économie nationale s’est traduite en 2019 par des transferts de fonds établis à quelque 65 milliards de dirhams (6 milliards d’euros).

Ainsi, lorsqu’il s’agit d’inciter les Marocains résidant à l’étranger (MRE) à faire rentrer des devises, la Fondation Mohammed V pour la solidarité se précipite pour les accueillir aux frontières en grande pompe.

Mais quand il s’agit de leur venir en aide en ces temps difficiles de crise pandémique, l’État est aux abonnés absents.   

Amateurisme diplomatique

Par ce geste extrêmement malheureux, le régime de Mohammed VI est en train de payer comptant, une fois de plus, les frais de l’amateurisme de sa diplomatie.

Désormais, le Maroc est pratiquement le seul pays au monde à avoir refusé de rapatrier ses ressortissants coincés à l’étranger à la suite de la fermeture des liaisons ! Du jamais vu dans un pays où les pouvoirs publics se targuent d’avoir anticipé la crise du coronavirus et où le gouvernement envisage d’exporter des masques (non sanitaires) fabriqués localement en vrac à des pays occidentaux développés !

L’affaire de quelque 30 000 ressortissants marocains bloqués à l’étranger depuis mi-mars, à elle seule, vient de mettre à nu la défaillance de l’État à contenir une crise humanitaire qui n’avait pas lieu d’être.

Le Maroc est pratiquement le seul pays au monde à avoir refusé de rapatrier ses ressortissants coincés à l’étranger

Du côté du gouvernement, l’heure est grave même s’il tente laborieusement de rassurer l’opinion publique, en déclarant ainsi que « c’est le propre même du devoir du ministère des Affaires étrangères (MAE) que de mettre sur pied une stratégie d’action assurant le rapatriement des ressortissants marocains dans les meilleures conditions possibles à la veille du mois sacré de Ramadan ».

Épargnés par la langue de bois et les déclarations pompeuses, des pays comme l’Arabie saoudite et l’Égypte ont déjà pris les dispositions nécessaires pour rapatrier leurs ressortissants. D’autres, à l’instar de la Turquie, n’ont pas hésité, tout récemment, à envoyer spécialement un avion ambulance pour rapatrier un citoyen franco-turc pour une meilleure prise en charge médicale.

Par ailleurs, il est inadmissible que des MRE et des Marocains restent coincés dans des pays étrangers sous prétexte qu’ils risquent de ramener le virus au Maroc, surtout avec la prolifération des foyers locaux.

Au lieu d’être rapatriés, ces derniers ont eu droit à un traitement laxiste et irresponsable de la part du gouvernement qui se vante d’« avoir réussi à éviter le décès de quelque 200 000 individus grâce à une gestion exemplaire de la crise pandémique », à en croire les tristes propos du chef du gouvernement, Saâdeddine El Othmani.

Cacophonie au sein du gouvernement

L’affaire des ressortissants marocains a démontré par ailleurs le manque de cohésion dans l’action gouvernementale conduite par le Parti de la justice et du développement (PJD).

À cet effet, on ne peut que regretter un désengagement du MAE, qui n’a pas su travailler en coordination avec les autres départements ministériels, à commencer par le ministère de la Santé.

Supplantée par le palais royal, la majorité gouvernementale s’est trouvée démunie face au manque de réactivité des Affaires étrangères, acculées à attendre les directives royales. Il aura fallu attendre plus de trois semaines après le déclenchement de la crise des ressortissants marocains pour que le ministère sorte de son silence assourdissant et daigne communiquer avec les députés, après avoir décalé la réunion avec la commission parlementaire chargée des MRE au Parlement du 22 au 23 avril.

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À l’issue de cette réunion tant attendue, la montagne a accouché d’une souris. Les Affaires étrangères ont expliqué que le « droit de retour » est un droit indiscutable, mais doit se préparer dans des conditions propices.

Entre-temps, il n’a pas jugé utile de mettre en place une stratégie d’action susceptible d’endiguer la crise des ressortissants.

Pire, le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, n’a pas eu le courage d’assumer sa responsabilité politique, en laissant entendre que « c’[était] au département de la Santé de se préparer pour accueillir les MRE et les Marocains bloqués à l’étranger ».

Un haut responsable du ministère de la Santé, sous couvert d’anonymat, a réagi à ces propos en affirmant que « son département a[vait] réuni toutes les conditions nécessaires pour accueillir les citoyens bloqués hors du territoire national, conformément à ses attributions, et que c’[était] aux autorités diplomatiques de prendre une décision afin de débloquer la situation ».      

L’« art de l’inaction » 

Face à ce drame humanitaire, le ministère des Affaires étrangères observe le silence depuis le 27 mars, date à laquelle l’Union européenne (UE) a décidé d’apporter son appui au Maroc pour contrer la pandémie. Il s’est contenté de publier un communiqué, datant du 13 mars, dans lequel il annonce scandaleusement que des numéros de téléphone ont été mis à la disposition des Marocains à l’étranger !

Tout compte fait, la diplomatie marocaine semble avoir opté pour un mode de gestion indécis et austère de cette crise.  

Dans la pure tradition bureaucratique, les Affaires étrangères ont décidé de créer 45 cellules de suivi et de communication au profit des MRE

Un examen attentif de la chronologie des décisions prises par les Affaires étrangères (entre 24 février et le 15 mai) laisse apparaître un jeu trouble. Dans l’« art de l’inaction », les services diplomatiques se sont contentés d’offrir le « service minimum requis » face à une « affaire d’État ».

Dans la pure tradition bureaucratique, les Affaires étrangères ont décidé de créer 45 cellules de suivi et de communication au profit des MRE, appelé les ressortissants marocains à montrer de la solidarité et à respecter les mesures de prévention contre la pandémie.

Parallèlement, le MAE s’est réjoui de mettre en place des numéros de téléphone pour bénéficier, notamment, d’une assistance juridique, et a assuré garantir la continuité des services électroniques consulaires.

Par ailleurs, il faut noter que les représentations diplomatiques n’ont pris en charge que les frais d’obsèques des défunts marocains démunis et préféré, seulement, accompagner les familles souhaitant rapatrier les dépouilles de leurs défunts.

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Dans un autre registre, elles n’ont pas assuré un hébergement décent aux ressortissants marocains, dont certains vivaient à la belle étoile, et ont limité leur appui financier à une indemnité de 7 euros par jour !

Concernant l’aide financière, l’Office des changes a décidé, tardivement, d’accorder une dotation touristique exceptionnelle de 20 000 dirhams (18 700 euros) au profit des ressortissants marocains, sachant que tout le monde ne peut pas disposer de cette rallonge et que même si on souhaite en bénéficier, on est obligé d’épuiser la dotation touristique de base d’un montant de 42 093 dirhams (presque 4 000 euros).

Le comble de la situation, c’est que certaines ambassades et consulats ont lancé des « initiatives de solidarité » au bénéfice des personnes démunies, allant jusqu’à collecter et distribuer de l’argent liquide en toute illégalité (les ambassades et les consulats n’ayant pas le droit de collecter de l’argent et le distribuer à leur guise, toute transaction financière doit être inscrite dans une rubrique budgétaire dédiée spécialement à ce sujet).

Pendant ce temps-là, nombreux sont les Marocains qui s’interrogeaient à juste titre sur l’absence de certains organismes publics durant cette situation de crise humanitaire, à l’instar de la Fondation Hassan II pour les MRE ou le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME).  

Un rapatriement « politiquement » coûteux 

L’amateurisme de la diplomatie marocaine aura certainement un impact politique négatif sur l’image du royaume. La mauvaise gestion du dossier des MRE et des Marocains bloqués à l’étranger atteste de l’incompétence avérée des corps de l’État et de la défaillance indéniable des institutions politiques, sachant que la Constitution marocaine dans son article 17 stipule que les Marocains résidant à l’étranger jouissent de la pleine citoyenneté ! 

Dans un pays démocratique, une « commission d’enquête » aurait été constituée pour déterminer et sanctionner les responsables d’un tel fiasco diplomatique.

Ces citoyens de seconde zone ont décidé d’organiser le 20 mai des sit-in devant les consulats du royaume à l’étranger

Au Maroc, on n’en est pas encore là. Le 8 mai, le chef du gouvernement, Saâdeddine El Othmani, est sorti de son silence pour annoncer sans sourciller que « des scénarios [étaient] en cours de préparation pour mener à bien le rapatriement de 27 850 Marocains bloqués à l’étranger, inscrits auprès des consulats du Royaume » !

Face à la passivité déconcertante des autorités marocaines, les MRE et les Marocains bloqués à l’étranger à cause de l’entrée en vigueur de l’état d’urgence ont décidé de créer une coordination pour défendre leurs droits.

Poussés à bout après le décès tragique, tout récemment, d’une femme coincée à Ceuta, ces citoyens de seconde zone ont décidé d’organiser le 20 mai des sit-in devant les consulats du royaume à l’étranger pour faire entendre leurs voix à l’international.

Face à cette situation déplorable, le roi a décidé de décharger son malheureux ministre des Affaires étrangères de la gestion du dossier des marocains bloqués à l’étranger pour la confier au ministre de l’Intérieur. Dans la hâte, ce dernier a commencé une opération improvisée de rapatriement d’une partie des Marocains coincés à Melilla.

Et dire que certains se demandent encore pourquoi les Marocains montrent de la défiance envers leurs responsables politiques, qui deviennent, une fois de plus, la risée du monde.    ​​​​​

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
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