De Doha à Erbil : pourquoi les blocus ne fonctionnent pas
Le 11 janvier, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a critiqué le blocus qui continue d’être mené contre le Qatar par les pays du Quartet, composé de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, de Bahreïn et de l’Égypte, pour sa nature arbitraire et son impact négatif sur la population qatarie.
Ces déclarations font suite à une condamnation formulée en juin 2017 par Amnesty International, qui a accusé les pays à l’origine du blocus de jouer avec la vie de milliers de personnes.
Un impact involontaire
Depuis le début de la crise du Golfe en juin dernier, peu d’éléments ont laissé entendre que l’impasse serait bientôt résolue. Le Qatar s’est montré résistant au blocus, en grande partie en raison de sa richesse économique et de son intégration dans l’ordre politique et économique régional et international – mais aussi de son statut au sein de celui-ci.
Il constitue un élément essentiel de l’architecture sécuritaire de l’Occident dans la région (il abrite par exemple une importante base militaire américaine) et entretient des liens étroits avec des puissances régionales clés comme la Turquie, qui a renforcé sa présence militaire dans le pays et intensifié immédiatement ses relations diplomatiques après le début de la crise.
Les nations sont résistantes à la pression extérieure, en particulier lorsqu’il s’agit de petits États
La crise du Golfe et la défiance de l’État qatari (dont la position a été soutenue par la communauté internationale dans son ensemble) ont au contraire renforcé la souveraineté du Qatar. C’est là que réside l’impact involontaire des blocus : le ralliement national autour de l’État et du drapeau qui consolide l’unité nationale au sein de l’État ciblé.
La population, les élites du monde des affaires et la société civile du Qatar se sont rassemblées autour de la famille régnante. Les élites dirigeantes du pays se sont vu offrir ce que de nombreux gouvernements désirent mais peuvent éprouver des difficultés à obtenir, à savoir une identité nationale cristallisée qui établit une conscience nationale unificatrice à même de renforcer les relations entre l’État et la société.
Une plus lourde peine à supporter
Comme pour les autres blocus survenus au cours de l’histoire – et dans le monde entier –, le renforcement du lien entre les civils et leurs élites dirigeantes qui suit normalement un blocus consolide non seulement la légitimité de ces élites, mais permet également au pays de supporter une plus lourde peine.
Le Qatar souffrira, surtout si le statu quo actuel devient la nouvelle norme. Néanmoins, frapper le Qatar ne reviendra pas à concrétiser les objectifs politiques souhaités qui sous-tendent le blocus.
Le pays est riche grâce à ses hydrocarbures, or l’histoire montre que les blocus créent invariablement un besoin urgent de réduire la dépendance vis-à-vis des acteurs extérieurs.
Lorsque l’on remonte jusqu’aux guerres napoléoniennes, au cours desquelles les efforts déployés pour soumettre le Royaume-Uni en l’affamant ont échoué en raison de sa capacité croissante à compenser les pénuries alimentaires, on constate que les blocus ont échoué à atteindre les objectifs désirés.
Dans le cas du Qatar, sur le plan géopolitique, en grande partie grâce au soutien indéfectible de la Turquie, un nouveau bloc est apparu dans la région et a permis à Doha de renforcer sa souveraineté, en n’étant plus nécessairement redevable à l’orbite mondiale arabe.
En effet, le soutien apporté par Ankara depuis le début de la crise, conjugué à la volonté de l’Iran d’exporter ses produits pour combler le vide laissé par le blocus du Quartet, montre comment les sanctions économiques créent en tant que telles un vide susceptible de créer des opportunités géopolitiques et économiques pour d’autres États.
Les facteurs sous-jacents
La richesse et les relations internationales ne constituent cependant pas le facteur sous-jacent à la capacité d’un pays à résister aux blocus économiques. Pour dire les choses simplement, les blocus économiques ne fonctionnent pas. Une étude phare réalisée par Robert Pape, un universitaire à Chicago, qui demeure largement incontestée à ce jour, montre que seulement 5 % environ des sanctions imposées depuis la Première Guerre mondiale ont pu être identifiées comme efficaces.
Avec l’avènement de la mondialisation et l’interdépendance croissante au sein de la communauté mondiale, il est peu probable que les sanctions économiques répondent un jour aux attentes en devenant des moyens viables d’atteindre des objectifs en matière de politique étrangère.
Dans le monde actuel, multipolaire et de plus en plus désordonné, où les institutions pourraient être sur le déclin, les petits États peuvent aussi opter pour la « finlandisation » comme alternative au chaos et à la guerre
L’État moderne présente une remarquable capacité d’adaptation aux tentatives exogènes de répression, en particulier lorsqu’il dispose des capacités administratives modernes lui permettant de résister à de telles pressions, comme dans le cas du Qatar.
Mais ce ne sont pas seulement les plus riches et les plus prospères qui sont capables de s’isoler, comme le montre l’exemple récent de l’État du Kurdistan irakien. Le Kurdistan irakien est enclavé et entouré de voisins hostiles qui ont cherché au fil de l’histoire à mettre fin au Gouvernement régional autonome du Kurdistan (GRK), en vain.
Dans les années 1990, il a fait l’objet d’un blocus en Irak mais aussi sur le plan international (en raison du régime de sanctions imposé par l’ONU contre les baasistes au pouvoir).
Conformément aux études réalisées sur le sujet, le vide a été immédiatement comblé par la Turquie et l’Iran, des relations économiques qui se traduisent près de deux décennies plus tard par des relations géopolitiques importantes qui ont été essentielles à la prospérité et à la stabilité relatives d’Erbil après 2003.
En dépit du déclin récent observé dans les relations entre le Kurdistan irakien et ses puissants voisins – la Turquie et l’Iran – suite au référendum sur l’indépendance kurde, les frontières restent ouvertes et le commerce se poursuit entre les pays.
Des petites nations
En octobre dernier, Bagdad a pris une mesure rappelant l’ère baasiste en décidant d’imposer un blocus international contre les vols directs à destination des villes kurdes d’Erbil et de Souleimaniye. Néanmoins, les Kurdes ont tout de même réussi à supporter la pression, soit en se rendant en Turquie pour y embarquer sur des vols internationaux, soit en transitant par Bagdad.
Alors que le Qatar dispose de richesses et de puissants alliés internationaux – en plus des avantages qui sont ceux des États souverains – pour se protéger, les Kurdes d’Irak – en tant que prétendants à un État – se sont également tournés vers des outils de soft power en créant des niches de valeurs, notamment en se faisant les défenseurs de la démocratie, en perpétuant le partage de renseignements et les exportations de pétrole, ou encore en se positionnant comme des acteurs cruciaux alignés avec l’Occident dans la guerre mondiale contre le terrorisme.
En d’autres termes, les nations sont résistantes à la pression extérieure, en particulier lorsqu’il s’agit de petits États.
Comme l’écrivait l’auteur tchèque Milan Kundera, les petites nations ne peuvent pas considérer leur existence comme acquise : « [Pour] les petites nations […], [l’existence] n’est pas une certitude qui va de soi, mais toujours une question, un pari, un risque ; elles sont sur la défensive envers l’Histoire […]. »
Ainsi, les pays allant du Qatar à la Norvège en passant par le Sri Lanka, tout comme les États existant de fait tels que les entités autonomes qui aspirent à devenir un État, à l’instar de la Catalogne et du Kurdistan irakien, cherchent refuge au sein d’institutions et de réseaux d’envergure internationale.
Par ailleurs, dans le monde actuel, multipolaire et de plus en plus désordonné, où les institutions internationales pourraient être sur le déclin, les petits États peuvent aussi opter pour la « finlandisation » comme alternative au chaos et à la guerre en restant des acteurs neutres dans des conflagrations à plus large échelle.
- Ranj Alaaldin est chercheur invité à la Brookings Institution de Doha. Il est spécialiste des relations entre l’État et la société, la reconstruction post-conflit, la guerre par procuration et la réforme du secteur de la sécurité dans la région MENA.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Poignée de mains entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan (à droite) et l’émir du Qatar, le cheikh Tamim ben Hamad al-Thani (à gauche), posant à l’occasion de leur rencontre au complexe présidentiel d’Ankara (Turquie), le 15 janvier 2018 (AFP)
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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